Lettres du Tonkin 1884–1886

Dossier : Arts, Lettres et SciencesMagazine N°570 Décembre 2001Par : Gaston DREYFUSRédacteur : Jean ROUSSEAU (42)

Il advint qu’un jour notre cama­rade Jacques Man­toux (41) décou­vrit dans une malle la cen­taine de lettres adres­sées à sa famille par son grand-père Gas­ton Drey­fus, jeune méde­cin mili­taire volon­taire en 1884 pour ser­vir en Indo­chine. En les lisant, Man­toux dut avoir le même choc et la même fas­ci­na­tion qu’aura désor­mais tout lec­teur des Lettres du Ton­kin. Qu’il soit remer­cié de nous pré­sen­ter ain­si des docu­ments exceptionnels.

“Grand repor­ter” avant la lettre, rouage, tel Fabrice, d’une mal­heu­reuse expé­di­tion aux confins de la Chine, le lieu­te­nant Drey­fus nous fait vivre de semaine en semaine les opé­ra­tions du corps expé­di­tion­naire à tra­vers les rizières jusqu’à Lang Son dont l’évacuation pré­ci­pi­tée entraî­ne­ra à Paris la chute de Jules Fer­ry, pré­sident du Conseil.

Gas­ton Drey­fus, qui ne s’y atten­dait guère, découvre un autre monde, une autre culture, d’autres humains qui auraient pu vivre décem­ment – certes à leur manière étrange – au bord de géné­reuses rizières. Le lec­teur fré­quente pen­dant des mois des vil­lages brû­lés, des popu­la­tions déci­mées par les exac­tions alter­nées des troupes chi­noises, des Pavillons noirs, des pirates et des colonnes fran­çaises déjà for­mées en grande par­tie d’Annamites et de tirailleurs algériens.

Le jeune méde­cin fait face comme il peut (il rece­vra la Légion d’honneur) aux appels des bles­sés, des malades cloués par le palu­disme sur des civières de for­tune que portent des coo­lies tou­jours prêts à déserter.

Drey­fus sou­hai­te­rait encore trou­ver un sens à ces souf­frances et à son dévoue­ment mais son indi­gna­tion crois­sante devant “ tant de bêtises ”, de géné­raux et colo­nels en mal d’avancement et de déco­ra­tions atteint jusqu’à l’écœurement le jeune offi­cier patriote (ses parents, alsa­ciens, ont rejoint en 1870 la France ampu­tée). Com­ment accep­ter que l’on en vienne à fusiller sans juge­ment et que faute de recon­naître des pirates ou des Chi­nois pos­si­ble­ment dis­si­mu­lés dans un vil­lage on exé­cute de simples villageois ?

Le méde­cin qui se sait pour­tant encore utile quand il peut vac­ci­ner les enfants contre la variole ou ten­ter de conte­nir le palu­disme n’a plus qu’une obses­sion : reve­nir en France qu’il rever­ra après deux ans de cam­pagne colo­niale édi­fiante. Quelque chose est bri­sé en lui qu’avive l’indifférence de l’Armée à son retour. Il n’en dira rien et démis­sionne pour exer­cer la méde­cine de quar­tier à Paris.

Mais en 1915, à soixante ans, ce tou­jours patriote s’engage comme méde­cin mili­taire pour ser­vir à nouveau.

On eût aimé croi­ser Gas­ton Drey­fus ne serait-ce que pour saluer ce témoin qui, sans l’avoir pro­je­té, nous lègue un docu­ment d’une indis­cu­table authen­ti­ci­té. Comme l’Histoire serait vivante, pas­sion­nante, vraie, si on dis­po­sait de tels sou­ve­nirs pour le meilleur comme pour le pire…

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