L’Étrangeté française

Dossier : Arts, Lettres et SciencesMagazine N°615 Mai 2006Par : Philippe d’Iribarne (55)Rédacteur : Alain HENRY (73)

La dernière livrai­son de Philippe d’Iribarne nous offre un éclairage sai­sis­sant sur la France et sur les crises qu’elle tra­verse. L’auteur renoue avec ses pre­mières analy­ses des “ mythes ” qui – comme pour toute société – inspirent de façon sin­gulière la société française. Il nous en donne ici une vue très achevée. Recon­stru­isant pas à pas les facettes par­fois con­tra­dic­toires des fig­ures – de lib­erté, de grandeur, de noblesse, du statut, d’absolu, d’universalisme… – pro­pres à notre vision du lien social, l’auteur mon­tre com­ment celles-ci sont aus­si la source – dans le monde des humains réels – de nos inco­hérences sociales ou économiques. Il ouvre ain­si des per­spec­tives neuves sur l’hypothèse d’une adap­ta­tion du “mod­èle français”, qui ne pour­ra que s’appuyer, nous dit-il, sur ce que celui-ci a de pro­fondé­ment durable.

L’auteur est con­nu pour ses travaux sur la com­para­i­son des cul­tures et sur leur impact en matière d’économie et de ges­tion. Explo­rant la vie quo­ti­di­enne des entre­pris­es, il a mon­tré ce que leur organ­i­sa­tion doit à leur con­texte cul­turel, c’est-à-dire à l’idée que l’on se fait locale­ment de la “ bonne manière de vivre et de tra­vailler ensem­ble ” (La Logique de l’honneur, Seuil, 1989). Élar­gis­sant avec son équipe le nom­bre de cas explorés, il a aus­si mon­tré la créa­tiv­ité – qua­si infinie – des formes de représen­ta­tions du lien social (Cul­tures et Mon­di­al­i­sa­tion, Seuil, 1998). Il a cher­ché à en tir­er des leçons sur les enjeux économiques tels que le chô­mage ou le développe­ment (Vous serez tous des maîtres, Seuil, 1996, Le Tiers-Monde qui réus­sit, Odile Jacob, 2000). Chemin faisant, grâce au miroir des com­para­isons cul­turelles, il a aus­si nour­ri sa com­préhen­sion de la société française.

Pour­suiv­ant l’esprit d’un Toc­queville, l’auteur de L’Étrangeté française arpente notre vie démoc­ra­tique et économique. Il en aus­culte divers­es dimen­sions qu’un regard non aver­ti “ pour­rait pren­dre pour une col­lec­tion éparse d’héritages sin­guliers ”. Il mon­tre ce que toutes doivent à une même vision de la vie com­mune, à une même manière de voir le lien entre les indi­vidus et la société. Toute société doit jus­ti­fi­er “ côté lib­erté, l’impossibilité de se pass­er des formes d’autorité, côté égal­ité, l’hétérogénéité fon­cière des êtres humains ”.

Dans une pre­mière par­tie, l’auteur explicite les mythes qui fondent aujourd’hui notre manière orig­i­nale d’exister. Les sociétés démoc­ra­tiques qui se sont con­sti­tuées dans l’Europe du XVI­I­Ie autour de l’idée de “ lib­erté ” n’en ont pas eu la même com­préhen­sion. Devant en borner les lim­ites (pour préserv­er un ordre qui soit perçu comme “ naturel ”), cha­cune d’elles – anglaise, alle­mande ou française – en a don­né une lec­ture pra­tique con­forme à ce qui, dans sa tra­di­tion, définis­sait l’état “ d’affranchis ”.

Le monde anglo-sax­on a eu les yeux rivés sur le respect de la pro­priété et de l’appartenance à la loi com­mune. Il a béné­fi­cié dès le début d’une cohérence entre la dig­nité d’homme libre et la com­péti­tion économique.

Tan­dis que la lec­ture française main­te­nait l’idée d’une société de rangs. “ (Elle) lie la lib­erté à la noblesse et l’égalité à un accès partagé à celle-ci. ” On le voit, l’approche est fon­cière­ment com­par­a­tive. Elle est com­plétée par une relec­ture anthro­pologique des pères de la démoc­ra­tie – Locke, Kant, Rousseau, Sieyès, etc. Philippe d’Iribarne nous con­duit aus­si cette fois-ci dans les univers de “ noblesse ” et de “ pureté ” peints fine­ment par Proust, et qu’à sa manière Bour­dieu rat­i­fie. Appa­raît ain­si au jour une gram­maire des dif­férents types de grandeurs aris­to­cra­tiques, cléri­cales ou bour­geois­es qui hantent con­flictuelle­ment la société française.

La sec­onde par­tie nous mène alors dans les sociétés bien réelles d’aujourd’hui. L’auteur y applique son regard – tou­jours selon une approche com­par­a­tive – d’une part, aux principes qui régis­sent le marché du tra­vail, d’autre part, aux moeurs qui pré­va­lent dans la vie des entre­pris­es. Dans le con­texte améri­cain, l’histoire mou­ve­men­tée des rap­ports entre salariés et employeurs, au cours du siè­cle dernier, s’est large­ment faite autour d’un même idéal, don­nant nais­sance à une approx­i­ma­tion – impar­faite mais accept­able – de la fig­ure du con­trat libre­ment négo­cié dans un con­texte équili­bré. Très dif­férente est en France l’image d’un “ ser­vice noble ”, con­sti­tuée en oppo­si­tion aux logiques de marché, lesquelles con­tin­u­ent de sus­citer une hos­til­ité spon­tanée. La société française a établi – elle aus­si de façon approx­imée – une vision de l’emploi qui donne à cha­cun un accès égal à un “ statut ” ou à un “ méti­er ”, dans lequel cha­cun trou­ve sa part de grandeur. On y voit le car­ac­tère sacré que revêt chez nous l’existence d’un “ statut ” (et des devoirs qui y sont attachés). La notion est sou­vent implicite, mais omniprésente : le mot “ pré­car­ité ” n’a‑t-il pas chez nous ce sens sin­guli­er d’une “ absence de statut ” ?

Enfin dans la troisième par­tie, l’auteur mon­tre les dif­fi­cultés du mod­èle français soumis aux con­tra­dic­tions de la réal­ité sociale d’aujourd’hui. Notre vision d’une société de sem­blables et de la façon de gér­er l’hétérogénéité trou­ve ses lim­ites dans la crise de l’école et dans l’intégration des immi­grés. Si l’école a été le creuset d’une égal­ité d’accès aux dig­nités sociales, l’enfermement des quartiers l’empêche de rem­plir cette mis­sion. Dans le même temps, la reven­di­ca­tion crois­sante d’une égal­ité met en cause l’idée de “ noblesse sco­laire ” qui en fondait le ressort. De même que notre mod­èle peine à assur­er le “ fonc­tion­nement con­cret ” d’une société com­posée de groupes “ héri­tiers d’histoires dif­férentes, de cou­tumes dif­férentes, et qui s’y trou­vent attachés ”.

Au fil des pages, le lecteur prend con­science du car­ac­tère relatif – et des con­tours sin­guliers – de cette pureté “ uni­verselle ” à laque­lle nous croyons que toute société doit se soumet­tre. L’Amérique de Bush mon­trant, lors de son investi­ture, “ le prési­dent, son prédécesseur, leurs épous­es et toute la com­pag­nie en prière, la tête pieuse­ment entre les mains” n’est pas plus mod­erne que la société française folle­ment éprise de “ rai­son uni­verselle ”, tout autant que “ de grandeur et de noblesse ”. Les soubre­sauts qui tra­versent notre vie sociale – la sacral­i­sa­tion du ser­vice pub­lic, la “ préférence ” pour le chô­mage, la crise de l’école, l’affaire du voile islamique, les émeutes des jeunes de ban­lieues, le vote négatif de la Con­sti­tu­tion européenne et les réac­tions api­toyées qu’il a sus­cité – se trou­vent éclairés. Pour en com­pren­dre le sens, il faut saisir ce que la société française peut avoir d’attachement aux idées de grandeur et à la pureté de ses abso­lus. Il faut aus­si accepter de voir ce que ces idéaux engen­drent de con­tra­dic­tions lorsqu’ils doivent s’incarner à la fois dans un monde d’êtres réels et dans une économie mon­di­ale large­ment libéral­isée. Notre con­cep­tion d’une société mod­erne, libre des préjugés et des attache­ments qui divisent, ne s’est cimen­tée – comme les autres sociétés issues des Lumières – que dans un mélange aux tra­di­tions qui l’ont précédé. Elle ne tire sa force, nous mon­tre l’auteur, qu’à pro­por­tion de la vigueur des tra­di­tions à laque­lle elle reste néces­saire­ment mêlée.

Le pre­mier emploi (CPE) n’est pas cité une seule fois dans L’Étrangeté française – et pour cause, le livre a été achevé avant les pre­mières man­i­fes­ta­tions – pour­tant, il y est tout entier étudié. Les divers­es facettes du con­flit y sont expliquées, par­faite­ment et comme par avance : la révolte con­tre une loi accusée de restau­r­er le “ ser­vage ” et les “ patrons sou­verains ”, l’équation insol­u­ble du “ mod­èle français ” face à la con­cur­rence mon­di­al­isée, l’inversion des posi­tions entre les étu­di­ants révoltés et les jeunes de ban­lieues devenus con­ciliants, l’absolutisme des dis­cours récla­mant tour à tour une “grande con­cer­ta­tion” ou le respect des “insti­tu­tions répub­li­caines ”, la rad­i­cal­i­sa­tion du face-à-face autiste entre les protes­tataires et le pou­voir, etc., autant de con­tra­dic­tions qui ont sus­cité un éton­nement sidéré des com­men­ta­teurs étrangers, lesquels cher­chaient en vain dans leurs dic­tio­n­naires le sens du mot “ précarité ”.

Philippe d’Iribarne démonte ain­si les rouages qui font “ des Français, dis­ait Toc­queville, la nation la plus bril­lante et la plus dan­gereuse en Europe ”. L’analyse atteint un véri­ta­ble niveau de pré­dictibil­ité – non pas en prévoy­ant les événe­ments, mais, selon les sci­ences sociales, en les ren­dant recon­naiss­ables. À la dif­férence des nom­breux com­men­ta­teurs qui mul­ti­plient ces temps-ci les recom­man­da­tions incan­ta­toires sur le “ mod­èle français ”, cet essai apporte un éclairage plus fon­da­men­tal sur notre cul­ture politique.

Son regard “anthro­pologique” per­met d’en com­pren­dre les logiques, qui mêlent ensem­ble son uni­ver­sal­isme par­fois vision­naire et son enfer­me­ment passéiste. L’auteur invite à “ entr­er dans la dis­tinc­tion entre les archaïsmes et une cul­ture ”, entre ce qui est réformable et ce qui paraît plus immuable. “ Quand on veut agir, ditil, non pas seule­ment dans l’imaginaire mais dans la réal­ité, on ne peut faire comme si ces mythes n’étaient pas au coeur de la vie sociale ”. Nous devons chercher des voies plus réal­istes, évi­tant aus­si bien de repro­duire cette “ arro­gance française ”, seule à croire à son uni­ver­sal­isme, que la ten­ta­tion de nous noy­er dans les pra­tiques anglosax­onnes. Il évoque notam­ment l’esprit d’un renou­velle­ment dans lequel les élites mon­treront elles-mêmes le chemin des renoncements.

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