Les tours de passe-passe des topoisomérases

Dossier : La physique au XXIe siècleMagazine N°604 Avril 2005Par : Gilles Charvin, Kerr Neuman, David Bensimon et Vincent Croquette, Laboratoire de physique statistique, École normale supérieure, Terence Strick, Institut Jacques Monod, Université Paris VII

Le contexte biologique

Le contexte biologique

Il y a cin­quante ans, Crick et Wat­son décri­vaient la struc­ture de la double hélice et fai­saient remar­quer que l’exis­tence des deux brins com­plé­men­taires per­met­tait de pro­po­ser un méca­nisme de répli­ca­tion de la molé­cule dans lequel il suf­fi­sait de sépa­rer les deux brins et de reco­pier cha­cun en for­mant son com­plé­men­taire pour obte­nir enfin deux molé­cules d’ADN filles rigou­reu­se­ment iden­tiques à la molé­cule parente. Cette intui­tion devint une réa­li­té dans les années 1970–1980 lorsque les enzymes char­gées du reco­piage, les poly­mé­rases, ain­si que celles char­gées de sépa­rer les brins com­plé­men­taires, les héli­cases, furent iden­ti­fiées puis isolées.

FIGURE 1
Sché­ma sim­pli­fié décri­vant le méca­nisme molé­cu­laire d’action des topoi­so­mé­rases de type II. L’enzyme cor­res­pond à l’objet symé­trique noir avec une par­tie mobile jaune ou noire.
Dans la confi­gu­ra­tion ini­tiale (1), l’enzyme s’ouvre pour accom­mo­der une pre­mière molé­cule d’ADN (seg­ment G bleu) puis une seconde (seg­ment T rouge). Une fois les deux molé­cules en place, l’enzyme accroche deux molé­cules d’ATP et coupe le seg­ment G (gate : porte en anglais) qui laisse alors pas­ser le seg­ment T (trans­por­té) au tra­vers de cette brèche. La topoi­so­mé­rase recolle alors la molé­cule bleue avant de relâ­cher les deux molécules.
Le bilan glo­bal de cette réac­tion enzy­ma­tique est ain­si d’inverser le sens du croi­se­ment des molé­cules bleu et rouge.
(Ce sché­ma pro­po­sé par J. Wang n’est pas com­plè­te­ment garan­ti, et est par ailleurs un peu sim­pli­fié par rap­port au modèle ayant cours.)

La struc­ture de la double hélice implique que les deux brins d’ADN com­plé­men­taires s’en­tor­tillent l’un autour de l’autre. Par ailleurs, les molé­cules d’ADN sont très longues (~10 cm pour un chro­mo­some) et l’on compte un tour d’hé­lice tous les 3,4 nano­mètres. En consé­quence, le nombre de tours impli­qué est gigan­tesque. Or, le bon fonc­tion­ne­ment du méca­nisme de dupli­ca­tion de l’ADN implique que tous les tours, jus­qu’au der­nier, soient débo­bi­nés afin de pou­voir sépa­rer les deux molé­cules filles. Afin d’ac­com­mo­der cette contrainte majeure et très déli­cate, on ima­gi­nait sim­ple­ment que les molé­cules tour­naient au niveau de leurs extré­mi­tés. De plus, la com­plexi­té de ce pro­blème s’est encore accrue dans le cas des bac­té­ries : dans ces orga­nismes, l’ADN adopte la forme d’un anneau fer­mé par des liai­sons chi­miques cova­lentes. En consé­quence, les deux brins de la double hélice sont topo­lo­gi­que­ment insé­pa­rables. Dix ans après la décou­verte de Crick et Wat­son, ce pro­blème a même pous­sé cer­tains à dire que la double hélice n’é­tait pro­ba­ble­ment pas la bonne structure !

C’est James Wang qui dans les années soixante-dix appor­ta la solu­tion à l’é­nigme [1]. Il décou­vrit une nou­velle classe d’en­zyme, les topoi­so­mé­rases, qui sont capables de chan­ger la topo­lo­gie de la molé­cule d’ADN en effec­tuant une cou­pure tem­po­raire dans la molé­cule pour y faire pas­ser soit un brin, soit les deux brins de la double hélice. Ce fai­sant, ces enzymes per­mettent de relâ­cher les contraintes de tor­sion sur une molé­cule ou de désen­che­vê­trer deux molé­cules entortillées.

La décou­verte des topoi­so­mé­rases a per­mis de résoudre le pro­blème des nœuds dans les molé­cules d’ADN. Cepen­dant, leur fonc­tion­ne­ment a sou­le­vé d’autres ques­tions : com­ment des enzymes mesu­rant quelques nano­mètres peuvent-elles relâ­cher jus­qu’au der­nier tour d’en­tor­tille­ment des molé­cules qui s’é­tendent sur des dis­tances jus­qu’à un mil­lion de fois plus grandes ? Com­ment ces enzymes déter­minent-elles de quel côté de la brèche il faut trans­fé­rer une molé­cule afin de défaire un nœud et non pas, au contraire, en créer de nou­veaux ? Les réponses à ces ques­tions nous manquent encore à l’heure actuelle. Cer­tains de nos résul­tats sug­gèrent que ces enzymes recon­naissent l’angle for­mé par les molé­cules lors de leur croi­se­ment. En par­ti­cu­lier, un type de topoi­so­mé­rase que l’on trouve chez les bac­té­ries se com­porte très dif­fé­rem­ment selon l’angle de croi­se­ment des molé­cules Cepen­dant, les véri­fi­ca­tions expé­ri­men­tales de ces hypo­thèses sont par­ti­cu­liè­re­ment déli­cates à réa­li­ser dans des expé­riences faites en tube à essai. En effet, dans ce contexte, comme les molé­cules d’ADN sont sou­mises au mou­ve­ment brow­nien, l’angle qu’elles adoptent lors de leur croi­se­ment est lar­ge­ment aléatoire.

Néan­moins, depuis quelques années, des expé­riences peuvent être réa­li­sées à l’é­chelle d’une seule molé­cule. Ces expé­riences per­mettent de contrô­ler les para­mètres phy­siques d’une molé­cule et d’im­po­ser, comme nous le décri­vons ci-des­sous, l’angle de croi­se­ment entre deux molécules.

La micromanipulation par pinces magnétiques

Ce sont les groupes de S. Chu et C. Bus­ta­mante qui ont réa­li­sé les pre­mières expé­riences de micro­ma­ni­pu­la­tion de molé­cules uniques [2]. Celles-ci se font à l’aide d’un micro­scope optique et dans le milieu natu­rel de la molé­cule d’ADN, c’est-à-dire de l’eau avec un peu de sel. Dans ces condi­tions, l’ob­ser­va­tion directe de la molé­cule est impossible.

FIGURE 2
Prin­cipe de l’expérience de micromanipulation.
L’observation se fait à l’aide d’un micro­scope optique pla­cé sous l’échantillon.
Bien que les molé­cules d’ADN soient invi­sibles, les billes per­mettent de maté­ria­li­ser leurs extré­mi­tés. L’échantillon est consti­tué par un tube de verre de sec­tion paral­lé­lé­pi­pé­dique dans lequel nous avons intro­duit des molé­cules d’ADN qui s’accrochent à la paroi du tube de verre et à des micro­billes magné­tiques. Des aimants (dont les dimen­sions ne sont pas res­pec­tées sur ce sché­ma) sont pla­cés audes­sus de l’échantillon, ils exercent une force de trac­tion ver­ti­cale d’autant plus grande que les aimants sont proches. En fai­sant tour­ner les aimants autour de l’axe ver­ti­cal, nous fai­sons tour­ner les billes sur elles-mêmes. Dans l’échantillon, toutes les billes ne sont pas for­cé­ment atta­chées par deux molé­cules mais celles qui le sont pré­sentent un chan­ge­ment d’extension déce­lable lorsque les deux molé­cules sont ame­nées à se croi­ser (voir figure 3).
Il est ain­si facile de choi­sir les billes atta­chées par deux molécules.

Par contre, en uti­li­sant un « scotch molé­cu­laire » il est assez facile d’at­ta­cher une bille de quelques microns à une extré­mi­té de la molé­cule et de visua­li­ser ain­si ses mou­ve­ments. Mieux, on peut atta­cher de façon ana­logue la seconde extré­mi­té de la molé­cule à la paroi du réci­pient. En exer­çant une force sur la bille, on peut ain­si éti­rer la molé­cule d’ADN. Le « scotch molé­cu­laire » est un couple de molé­cules de type « clef-ser­rure » : la clef est une petite molé­cule (de la bio­tine par exemple) qui pos­sède une affi­ni­té très impor­tante pour une molé­cule plus grosse qui en épouse la forme (de la strep­ta­vi­dine dans le cas de la bio­tine). La molé­cule d’ADN est pré­pa­rée en atta­chant chi­mi­que­ment la bio­tine à une extré­mi­té. Les billes magné­tiques sont recou­vertes de streptavidine.

En pla­çant les molé­cules d’ADN ain­si pré­pa­rées en pré­sence des billes en solu­tion, celles-ci se couplent spon­ta­né­ment aux billes de façon qua­si irré­ver­sible. L’ac­cro­chage de la seconde extré­mi­té de la molé­cule se fait par un deuxième jeu clef-ser­rure (digoxi­gé­nine-anti­di­goxi­gé­nine). Comme l’ac­cro­chage des billes aux molé­cules d’ADN se fait par dif­fu­sion, rien n’empêche deux ou plu­sieurs molé­cules d’ADN de relier la bille à la sur­face du réci­pient. En pra­tique, nous ajus­tons la concen­tra­tion rela­tive des molé­cules aux billes pour que la plu­part de celles-ci soient reliées par une seule molé­cule d’ADN. (Les billes qui ne sont atta­chées à aucune molé­cule sont éli­mi­nées par rin­çage.) Cepen­dant, sta­tis­ti­que­ment un petit nombre de billes se trouvent être atta­chées par deux molé­cules d’ADN, cette confi­gu­ra­tion va nous per­mettre de croi­ser à volon­té deux molécules.

Au cours de leur mou­ve­ment brow­nien, les molé­cules d’eau bous­culent l’ADN dans tous les sens et tendent à lui faire adop­ter la forme d’une pelote fluc­tuante. Il faut donc appli­quer une force pour éti­rer la molé­cule ; ceci se fait en agis­sant sur la bille micro­mé­trique qui loca­lise une extré­mi­té de la molé­cule. Il existe plu­sieurs moyens pour appli­quer cette force. D’a­bord, les pinces optiques, qui uti­lisent un fais­ceau laser conver­geant qui attire la bille près de son point de foca­li­sa­tion. Ensuite, les pinces magné­tiques, basées sur l’u­ti­li­sa­tion d’ai­mants qui attirent la bille conte­nant un maté­riau magné­tique. Cette seconde méthode per­met éga­le­ment de faire tour­ner la bille sim­ple­ment en fai­sant tour­ner les aimants.

Dans le cas des pinces magné­tiques, pour une posi­tion don­née des aimants par rap­port à la bille, la force appli­quée est constante dans le domaine que peut explo­rer la bille. Pour déter­mi­ner cette force, il suf­fit de mesu­rer l’am­pleur du mou­ve­ment brow­nien de la bille. Pour les faibles forces ces mou­ve­ments sont impor­tants ; plus on rap­proche les aimants, plus la force de trac­tion aug­mente et plus l’am­pleur du mou­ve­ment brow­nien dimi­nue. La bille atta­chée à la molé­cule d’ADN sous l’ac­tion des aimants se com­porte comme un pen­dule inver­sé, la force magné­tique la tirant vers le haut.

En appli­quant le théo­rème de l’é­qui­par­ti­tion, on montre que F = l.kBT/< x2 > [3] (où l est l’ex­ten­sion de la molé­cule, < x2 > est l’am­pli­tude qua­dra­tique moyenne du mou­ve­ment brow­nien, kB la constante de Boltz­mann et T la tem­pé­ra­ture abso­lue). La force typique qu’il faut appli­quer pour éti­rer une molé­cule d’ADN est de l’ordre de 1 pN (10-12 N), mille fois plus faible que la force de rup­ture de l’ADN (~1 000 pN).

Pour mesu­rer le mou­ve­ment brow­nien, nous avons écrit un pro­gramme de trai­te­ment d’i­mages vidéo qui suit la posi­tion hori­zon­tale de la bille en temps réel, avec une pré­ci­sion de quelques nano­mètres. En ana­ly­sant les motifs de dif­frac­tion de l’i­mage de la bille obte­nue en éclai­rage paral­lèle, il est éga­le­ment pos­sible d’ob­te­nir la posi­tion ver­ti­cale de la bille avec une pré­ci­sion com­pa­rable. Cette mesure nous per­met ain­si de déter­mi­ner la dis­tance sépa­rant la bille de la paroi du récipient.

Le vrillage d’une balançoire

FIGURE 3 — Tours de passe-passe moléculaire
Prin­cipe d’action de la topoi­so­mé­rase sur le croi­se­ment de deux molé­cules d’ADN.
En fai­sant effec­tuer un tour à la bille avec les aimants, nous pou­vons pas­ser d’une situa­tion où les molé­cules ne pré­sentent pas de croi­se­ment (droite) à celle où elles se croisent (gauche).
La topoi­so­mé­rase recon­naît alors le croi­se­ment, et en opé­rant l’action décrite dans la figure 1, l’enzyme dénoue le croi­se­ment et ramène les deux molé­cules dans la situa­tion sans croi­se­ment (droite). Dès lors, la contrainte étant relâ­chée, l’enzyme ne peut plus agir.
Le chan­ge­ment de hau­teur entre les deux confi­gu­ra­tions per­met de déter­mi­ner le moment où l’action de l’enzyme s’effectue.
Par ailleurs, dans l’hypothèse où les points d’attache des molé­cules sont sépa­rés par des dis­tances équi­va­lentes, le chan­ge­ment rela­tif de hau­teur entre les deux confi­gu­ra­tions est égal à (1 – cosq/2) où q est l’angle de croi­se­ment des deux molécules.
Si nous ajou­tons main­te­nant des topoi­so­mé­rases dans la solu­tion avec un peu d’ATP (la source d’énergie néces­saire à la plu­part des opé­ra­tions enzy­ma­tiques), il ne se passe rien si les deux molé­cules sont parallèles.
Par contre, si nous créons un point de croi­se­ment en impri­mant un tour à la bille, l’extension de la molé­cule dimi­nue pour les rai­sons décrites ci-dessus.
Alors, une topoi­so­mé­rase va s’accrocher au croi­se­ment et le sup­pri­mer, per­met­tant à l’extension de reprendre sa valeur maxi­male de départ.
On peut alors impri­mer un nou­veau tour à la bille géné­rant un nou­veau croi­se­ment que l’enzyme va s’empresser de dénouer, etc.
Chaque évé­ne­ment cor­res­pond à un seul cycle enzy­ma­tique d’autant plus facile à détec­ter que le chan­ge­ment d’extension cor­res­pond à une frac­tion de micron comme on peut le voir sur la figure 4.

Il est assez facile de sélec­tion­ner les billes ancrées à la paroi par deux molé­cules : ces molé­cules sont typi­que­ment sépa­rées par une dis­tance com­pa­rable au rayon de la bille. En fai­sant tour­ner celle-ci d’un demi-tour dans un sens ou dans l’autre, les deux molé­cules sont ame­nées à se croi­ser. Si la lon­gueur des molé­cules est com­pa­rable au dia­mètre de la bille, il se pro­duit alors un rac­cour­cis­se­ment notable de la dis­tance sépa­rant la bille à la paroi, comme on peut l’ob­ser­ver en fai­sant vriller une balan­çoire autour de son axe.

Cette varia­tion rapide d’ex­ten­sion sur un tour n’est visible que sur des billes accro­chées par deux molé­cules. Ces billes nous four­nissent un moyen simple de croi­ser deux molé­cules avec un angle don­né que nous éva­luons en mesu­rant le rac­cour­cis­se­ment pro­vo­qué par un demi-tour com­pa­ré à la lon­gueur des molé­cules d’ADN dans leur confi­gu­ra­tion paral­lèle. Évi­dem­ment, pour une lon­gueur don­née de la molé­cule d’ADN, cet angle dépend de la dis­tance sépa­rant les deux molé­cules que nous ne contrô­lons pas. Cepen­dant en allant à la pêche aux billes, on peut réa­li­ser un échan­tillon­nage de dif­fé­rents angles de croi­se­ment s’é­ta­lant de 50° à plus de 100° [4].


Comme illus­tré en figure 5, le point de croi­se­ment de deux molé­cules chi­rales d’ADN for­mant un angle n’est pas le symé­trique de la confi­gu­ra­tion cor­res­pon­dant à l’angle – θ. Par contre, les situa­tions – θ et π – θ sont, elles, symé­triques [6]. Dans notre expé­rience, en tour­nant la bille d’un demi-tour dans le sens des aiguilles d’une montre nous obte­nons un angle de croi­se­ment θ, en tour­nant dans l’autre sens, nous obte­nons – θ. En employant la rota­tion des aimants pour géné­rer le sub­strat topo­lo­gique (c’est-à-dire l’angle) vou­lu, il est aisé de mesu­rer le temps mis par la topoi­so­mé­rase IV pour dénouer le croi­se­ment cor­res­pon­dant à θ et – θ. La valeur de l’angle θ est déter­mi­née à par­tir du chan­ge­ment de hau­teur de la bille et de la lon­gueur des molécules.

Pour les petits angles de croi­se­ment (cor­res­pon­dant à des billes dont la hau­teur change peu en pas­sant de la confi­gu­ra­tion molé­cules paral­lèles à molé­cules croi­sées), nous obser­vons que le temps d’ac­tion moyen de la topoi­so­mé­rase IV est vingt fois plus long pour la confi­gu­ra­tion à 50° que celle cor­res­pon­dant à – 50°. Pour les billes qui pré­sentent une varia­tion de hau­teur impor­tante, l’angle de croi­se­ment approche 90° et peut même dépas­ser cette valeur. Or comme nous l’a­vons expli­qué la situa­tion de croi­se­ment à 90° est iden­tique à celle de croi­se­ment à – 90°. Ain­si nos expé­riences montrent que pour un angle de θ = + 76° ou – 76° les temps moyens d’ac­tion ne dif­fèrent que de 10 %.

Puisque les molé­cules d’ADN sont ani­mées de fluc­tua­tions brow­niennes impor­tantes, leur angle de croi­se­ment pré­sente en fait une dis­tri­bu­tion et la valeur de l’angle de croi­se­ment dont nous avons par­lé est en fait la valeur moyenne. La lar­geur de cette dis­tri­bu­tion dépend de la force de trac­tion appli­quée aux molé­cules. Si la force est très grande, les molé­cules sont qua­si­ment rec­ti­lignes et la dis­tri­bu­tion des angles est étroite ; aux faibles forces c’est l’in­verse. Dans notre expé­rience, nous obser­vons bien que la sélec­ti­vi­té angu­laire est ren­for­cée avec la force appli­quée sur la bille.

La topoi­so­mé­rase IV est très habile lors de son tour de passe-passe molé­cu­laire, jamais nous ne l’a­vons sur­prise à lâcher les brins cou­pés avant de les recol­ler (la bille se retrou­ve­rait alors accro­chée par une seule molé­cule). Un tel acci­dent serait dra­ma­tique au sein de nos chro­mo­somes : il condui­rait à une cas­sure double brin qui peut certes être répa­rée par des méca­nismes cel­lu­laires adap­tés mais avec un taux d’é­chec très gênant.

FI​GURE 4
Signal expé­ri­men­tal per­met­tant de voir l’action de la topoi­so­mé­rase : le gra­phique repré­sente la dis­tance entre la bille et la paroi de verre. Lorsque celle-ci atteint la valeur de 3.45 microns, les deux molé­cules sont paral­lèles. Quand les molé­cules se croisent la dis­tance se réduit à 2.75 microns. En pré­sence de topoi­so­mé­rases dans la solu­tion on n’observe aucun chan­ge­ment de lon­gueur lorsque les molé­cules sont paral­lèles. Par contre chaque fois que l’on fait faire un tour aux aimants, dans un pre­mier temps, la bille se rap­proche de la paroi. Au moment où l’enzyme dénoue le croi­se­ment, on observe une remon­tée bru­tale de l’extension.
Sur cet enre­gis­tre­ment, nous avons répé­té l’opération trois fois, à chaque fois l’enzyme a agi, cepen­dant elle l’a fait après un temps très variable.
Le temps mis par l’enzyme pour libé­rer le croi­se­ment après sa for­ma­tion cor­res­pond au temps de dif­fu­sion de l’enzyme pour trou­ver le point de croi­se­ment et au temps de fixa­tion sur ce croi­se­ment. Il dépend évi­dem­ment de la concen­tra­tion d’enzyme ; mais d’un cycle au sui­vant ce temps est une variable aléa­toire pré­sen­tant une dis­tri­bu­tion sta­tis­tique de Pois­son avec un temps carac­té­ris­tique t. Pour une concen­tra­tion enzy­ma­tique de l’ordre du nano-molaire, t est typi­que­ment de quelques secondes. Si nous tour­nons la bille de plu­sieurs tours rapi­de­ment, après un temps d’attente, une enzyme déjà sur place enchaîne une série de cycles avec une cadence de 2 ou 3 à la seconde [5].

Conclusion

FIGURE 5 — Les topoi­so­mé­rases recon­naissent l’angle de croi­se­ment des molécules
Symé­trie angu­laire impli­quée dans le croi­se­ment de deux molé­cules d’ADN. La situa­tion cor­res­pon­dant à l’angle ‑q (au centre) est dif­fé­rente de la situa­tion θ (à gauche), en effet ces deux confi­gu­ra­tions découlent de la symé­trie miroir (c’est une situa­tion chi­rale), par contre la situa­tion cor­res­pon­dant à l’angle -θ (au centre) est équi­va­lente à π – θ (à droite).
Notons que pour 
θ = 90 les dif­fé­rentes confi­gu­ra­tions sont identiques.

Nous avons déve­lop­pé des tech­niques de micro­ma­ni­pu­la­tion de molé­cules uniques. Ces tech­niques nous ont per­mis de mettre en évi­dence les méca­nismes pré­cis qu’u­ti­lisent cer­taines enzymes pour déplier et réduire les ten­sions dans les molé­cules d’ADN.

Il s’a­git d’un sujet de recherche très actif actuel­le­ment et plu­sieurs groupes de recherche ont obte­nu des résul­tats remar­quables sur les moteurs molé­cu­laires, les poly­mé­rases, les héli­cases, etc. Ces résul­tats viennent natu­rel­le­ment com­plé­ter ceux obte­nus en tube à essai. Ils démontrent, s’il était néces­saire, que ces enzymes sont de magni­fiques machines capables de tra­vailler avec une remar­quable pré­ci­sion dans un envi­ron­ne­ment agi­té par le mou­ve­ment brow­nien. Les topoi­so­mé­rases sont pour le moins des enzymes extra­or­di­naires du fait qu’en bien des points elles sur­passent ce que nous savons faire à l’é­chelle macroscopique.

Ain­si il nous reste encore à com­prendre com­ment ces machines de taille nano­mé­trique dénouent fidè­le­ment des molé­cules mille fois plus grandes qu’elles.

Remer­cie­ments
Les expé­riences décrites ici n’auraient pas été pos­sible sans l’aide de J.-F. ALLEMAND, O. SALEH, H. YOKOTA, T. LIONNET, M. DUGUET et le sup­port finan­cier de l’ENS, du CNRS, des uni­ver­si­tés Paris VI et VII, de la CEE et de l’ARC.

Références

[1] Wang J.-C. Inter­ac­tion bet­ween DNA and an Esche­ri­chia coli pro­tein ome­ga. J Mol Biol. 1971 Feb 14 ; 55 (3) : 523–33.
[2] Smith S. B., Fin­zi L., Bus­ta­mante C. Direct mecha­ni­cal mea­su­re­ments of the elas­ti­ci­ty of single DNA mole­cules by using magne­tic beads. Science. 1992 Nov 13 ; 258 (5085) : 1122–6.
[3] The elas­ti­ci­ty of a single super­coi­led DNA mole­cule T. Strick, J.-F. Alle­mand, D. Ben­si­mon, A. Ben­si­mon, V. Cro­quette, Science (1996) 271‑5257 p. 1835.
[4] Char­vin G., Ben­si­mon D., Cro­quette V. Sin­gle­mo­le­cule stu­dy of DNA unlin­king by euka­ryo­tic and pro­ka­ryo­tic type-II topoi­so­me­rases. Proc Natl Acad Sci USA. 2003, Aug 19 ; 100 (17) : 9820–5.
[5] Stone M. D., Bryant Z., Cri­so­na N. J., Smith S. B., Volo­god­skii A., Bus­ta­mante C., Coz­za­rel­li N. R. Chi­ra­li­ty sen­sing by Esche­ri­chia coli topoi­so­me­rase IV and the mecha­nism of type II topoi­so­me­rases. Proc Natl Acad Sci USA. 2003, Jul 22 ; 100 (15) : 8654–9.
[6] Tim­sit Y., Duplan­tier B., Jan­nink G., Siko­rav J.-L. Sym­me­try and chi­ra­li­ty in topoi­so­me­rase II-DNA cros­so­ver recog­ni­tion. J Mol Biol. 1998, Dec 18 ; 284 (5) : 1289–99.

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