Les scores ESG, gadgets ou précieux outils ?

La finance durable a connu une croissance remarquable ces dernières années, reflétant une prise de conscience croissante des questions environnementales, sociales et de gouvernance (ESG) dans le monde financier. Au cœur de cette évolution, les scores ESG se sont imposés comme un outil essentiel pour évaluer la performance extra-financière des entreprises. Cependant, leur utilisation ne fait pas l’unanimité, suscitant des débats sur leur fiabilité et leur pertinence pour la prise de décision d’investissement. Malgré ces controverses, les scores ESG demeurent un instrument clé pour orienter les flux financiers vers une économie plus durable. Leur capacité à synthétiser des informations complexes en indicateurs comparables offre un point d’entrée précieux pour les investisseurs et les entreprises. En dépit de leurs imperfections, les scores ESG peuvent catalyser une transformation positive du système financier, à condition d’être constamment remis en question et employés avec discernement.
Qu’est-ce qu’un score ESG ?
Les scores ESG sont des agrégations d’indicateurs environnementaux, sociaux et de gouvernance servant de support aux décisions d’investissement, en complément d’une analyse financière. Leur développement oblige à choisir ces indicateurs, à les mesurer et à développer des règles d’agrégation pertinentes en fonction de l’objectif poursuivi par chacun des scores. Ceux-ci peuvent par exemple chercher à mieux intégrer les risques climatiques, à évaluer l’impact d’un investissement sur un sujet extra-financier spécifique, ou encore à réduire le risque d’écoblanchiment. Les scores ESG sont souvent critiqués pour leur complexité, leur opacité et leurs divergences. À titre d’illustration, Stellantis N.V. se voit notamment attribuer le score de 86⁄100 par Refinitiv, BB par MSCI et 22,2÷100 par Sustainalytics, ce qui n’appelle pas une interprétation évidente sans une bonne compréhension des données et des méthodes de notation sous-jacentes.
Les scores ESG ont joué un rôle catalyseur dans l’intégration des enjeux extra-financiers au sein des processus d’investissement et de gestion des entreprises. Cette évolution a engendré une transformation profonde des pratiques de reporting et de gestion des risques. Kotsantonis et Serafeim (2019) mettent en évidence que les entreprises ont considérablement augmenté la quantité et la qualité des informations extra-financières divulguées, passant d’une moyenne de 20 indicateurs en 2000 à plus de 100 en 2020 pour les entreprises du Fortune 500.
Selon une enquête menée par BNP Paribas en 2023, 76 % des investisseurs estiment que le changement climatique et la décarbonation sont des éléments assez importants pour influencer leur stratégie d’investissement. Cette prise en compte accrue des indicateurs extra-financiers se reflète également dans les choix des investisseurs institutionnels, avec 69 % des sociétés de gestion considérant désormais les critères ESG comme faisant partie des priorités pour créer de la valeur dans leur stratégie d’investissement.

Un point de départ pour l’analyse
Les scores ESG se sont imposés comme un outil limité mais essentiel de comparaison et de benchmark des performances extra-financières des entreprises. Ils permettent aux investisseurs d’évaluer et de comparer rapidement les performances ESG relatives des entreprises, facilitant ainsi la prise de décision d’investissement. Cette capacité de comparaison est particulièrement précieuse dans un contexte où la durabilité devient un facteur clé de la performance à long terme des entreprises. Selon une étude de Morgan Stanley publiée en décembre 2024, 81 % des investisseurs institutionnels estiment que les entreprises ayant de solides pratiques ESG sont plus résilientes en période de crise.
Cependant, il est crucial d’adopter une approche nuancée dans l’utilisation de ces scores. Gibson Brandon et al. (2021) mettent en garde contre une interprétation trop simpliste, soulignant la nécessité de comprendre les méthodologies sous-jacentes et les limites de ces évaluations. Les scores ESG doivent être considérés comme un point de départ pour une analyse plus approfondie, plutôt que comme une mesure définitive de la durabilité d’une entreprise. En intégrant ces scores dans un processus d’investissement plus large, qui tient compte des spécificités sectorielles et des objectifs à long terme, les investisseurs peuvent exploiter efficacement cet outil pour orienter leurs décisions vers des investissements plus durables et potentiellement plus performants.
Un levier d’engagement
L’analyse extra-financière est aussi un puissant levier pour l’engagement actionnarial. Comme le soulignent Dimson et al. (2015), l’utilisation de ces scores permet aux investisseurs d’identifier les domaines d’amélioration potentielle et d’engager un dialogue ciblé avec les entreprises sur des sujets ESG spécifiques. Une étude de Dyck et al. (2019) a constaté que l’engagement des investisseurs institutionnels, guidé par les évaluations ESG, a conduit à des améliorations significatives des pratiques environnementales et sociales des entreprises, en particulier dans les pays où la réglementation ESG est moins développée.
La cacophonie des données ESG
Les scores développés par les agences de notation présentent de grandes divergences et, combinés à leur manque de transparence, sont presque impossibles à comparer et à comprendre correctement. De nombreux gestionnaires d’actifs développent des modèles de notation internes propriétaires pour compenser cette opacité et justifier leur engagement ESG. Le problème de la multiplicité des scores et des méthodologies est qu’ils rendent le paysage des notations ESG encore plus difficile à lire et reflètent les désaccords entre investisseurs qui affectent les prix des actifs (Fama et French 2007).
La question des données sous-jacentes
L’une des principales conclusions de l’étude de Berg et al. (2020) est que la divergence n’est pas seulement due à des différences d’opinions, mais aussi à des différences dans les données sous-jacentes. Les gérants ont tendance à mesurer des facteurs de durabilité similaires à l’aide d’indicateurs et d’approches différents. Cette divergence de mesure est le principal facteur expliquant la divergence globale des notations ESG. S’il est certainement bon d’avoir des divergences d’opinions et de ne pas prescrire systématiquement quels aspects extra-financiers sont les plus importants, les divergences de mesure sont clairement problématiques. Les gérants peuvent avoir des préférences différentes en matière de notation ESG, mais celles-ci doivent s’exprimer de manière maîtrisée et justifiable dans leur méthodologie, et ne pas dépendre des sources de données sous-jacentes dont ils n’ont ni le contrôle ni la pleine compréhension.

SA, RS, VI, A4, KL et MS sont des abréviations pour Sustainalytics, RobecoSAM, Vigeo Eiris, Asset4, KLD et MSCI, respectivement.
La diversification des notations
Il n’existe pas de notation parfaite qui saura satisfaire tous les investisseurs, et ceux-ci cherchent à développer des cadres d’analyse adaptés à leur style d’investissement, à leurs convictions et à leur clientèle. Selon l’étude The Playing Field de SquareWell Partners, trente des cinquante plus grands gestionnaires d’actifs au monde ont créé leurs propres méthodologies de notation extra-financière. En outre, 38 d’entre eux utilisent au moins deux fournisseurs de données et de notations ESG pour alimenter leurs stratégies d’investissement responsable. Les données brutes qui alimentent les notations ESG envoient souvent des signaux plus forts sur les performances futures que la notation ESG globale elle-même.
Comprendre les méthodologies
Les notes ESG sont, par nature, subjectives, car elles peuvent répondre à des préoccupations différentes de la part des gérants qui les utilisent. Contrairement à une notation de crédit, les notations ESG ne sont pas « vérifiables » directement par un événement tel que le défaut d’une entreprise. Elles reflètent les convictions du gérant qui les exprime en fonction de sa thèse d’investissement responsable. La recherche de la performance, de l’impact ou de l’atténuation des risques par le biais de l’analyse ESG n’est pas susceptible d’aboutir au même résultat. Il serait absurde d’examiner les entreprises à travers le même prisme avec des objectifs aussi différents. Ainsi, la compréhension des données sous-jacentes, des pondérations et des hypothèses qui sous-tendent les méthodologies de chaque fournisseur de notation ESG peut se révéler plus intéressante que la note finale.
L’inévitable et nécessaire divergence
Certains acteurs appellent à une convergence des notations afin d’apporter au marché de la clarté et une véritable mesure de la performance extra-financière des entreprises pour mieux gérer leurs efforts dans ce domaine. Malgré la voix donnée par les médias à ces préoccupations concernant l’absence de consensus sur les notations extra-financières, tous les professionnels de la finance ne considèrent pas cette divergence comme problématique. Elle reflète plutôt la valeur ajoutée de chaque gérant et de son approche de notation ESG et leur permet de se différencier sur le marché. Les variations méthodologiques constituent leur proposition de valeur et resteront probablement distinctives pour chacun d’entre eux à l’avenir. Le large éventail de modèles de notation entrant sur le marché n’est pas nuisible en soi, car chaque investisseur peut se sentir concerné par différents aspects des performances ESG d’une entreprise et donc lui attribuer une note différente.
Une richesse plus qu’une faiblesse
Même dans le domaine de l’analyse financière traditionnelle, où les données sont plus objectives, restreintes et facilement accessibles, on observe des divergences significatives dans les interprétations et les décisions d’investissement. Les analystes financiers, malgré l’accès à des informations similaires et l’objectif commun de maximiser le rendement, produisent souvent des prévisions et des recommandations divergentes. Cette diversité d’approches permet aux investisseurs de se démarquer pour potentiellement surperformer le marché et est essentielle à son fonctionnement efficace. Dans ce contexte, il serait paradoxal d’attendre un consensus parfait des analyses extra-financières, qui traitent de questions souvent plus complexes et subjectives.
“La diversité des approches ESG est une richesse plus qu’une faiblesse.”
La diversité des approches ESG, plutôt que d’être perçue comme une faiblesse, devrait être considérée comme une richesse, offrant une pluralité de perspectives sur des sujets multidimensionnels. S’il est plus que souhaitable de développer et d’imposer des standards de reporting pour s’entendre sur les données ESG brutes, les scores ESG n’ont pas plus vocation à être conçus ou restreints par les régulateurs que les prix auxquels les gérants doivent acheter ou vendre leurs produits financiers.
Avoir accès à la cuisine
Les problèmes les plus critiques proviennent du manque de transparence concernant les méthodologies, les biais et les hypothèses qui sous-tendent les notes ESG. Sans une compréhension claire de ce qui différencie deux approches différentes, la comparaison de deux émetteurs avec des notes telles que « 72⁄100 » ou « BB » ne fournit que peu d’informations. Les investisseurs ont besoin d’un contexte pertinent pour comparer les entreprises à leurs pairs et comprendre comment cette note a été obtenue. Ces deux notes ne mesurent probablement pas les mêmes facteurs et ne conviennent pas à la même utilisation par les investisseurs. Malheureusement, qu’il s’agisse des notes des agences de notation ou de celles calculées en interne par les investisseurs, ce contexte fait souvent défaut ou est inexistant.
La porte de la cuisine est fermée
Le coût du développement et de la maintenance des méthodologies de notation dissuade la plupart des propriétaires de notes de les divulguer de manière transparente et au niveau de chaque émetteur. Les gestionnaires d’actifs fournissent des notations agrégées au niveau des fonds et les agences de notation publient des méthodologies dont la complexité rend les comparaisons difficiles. Elles manquent souvent de clarté quant aux points de données exacts qui ont été estimés ou communiqués et utilisent parfois des algorithmes d’intelligence artificielle complexes dont les mécanismes ne sont que partiellement explicables.
Tous ces éléments entravent la comparabilité des notes ESG et, par conséquent, leur intégration dans les processus d’investissement responsable. La communication autour des scores ESG est également problématique en l’absence de consensus et de points de référence sur le marché. Certaines initiatives cherchent à apporter de la visibilité au secteur en comparant les signaux disponibles pour obtenir une évaluation objective du positionnement de chaque entreprise.
Mais les produits sont utiles
La diversité des scores ESG offre aux gestionnaires d’actifs une richesse d’informations supplémentaires à intégrer dans leurs décisions d’investissement, allant bien au-delà des simples corrélations court-termistes souvent mises en avant. La complexité inhérente à l’établissement de liens entre les scores ESG et les performances financières des entreprises est accentuée par la faible corrélation entre les scores ESG eux-mêmes. Une méta-analyse réalisée par Friede et al. (2015), portant sur plus de 2 000 études, a révélé qu’environ 90 % d’entre elles observent une relation positive entre performances financières et extra-financières, soulignant ainsi la pertinence des critères ESG dans l’évaluation globale des entreprises.
Une arme imparfaite mais révolutionnaire
Cette diversité des scores peut être interprétée comme un signal en lui-même. Une entreprise bénéficiant d’un fort consensus du marché avec des scores ESG en croissance constante peut être considérée comme un investissement relativement sûr. À l’inverse, des scores très divergents entre différents gestionnaires peuvent indiquer une anomalie non captée par le marché, qu’il s’agisse de greenwashing, d’un défaut de reporting ou d’un changement récent de politique RSE non encore intégré par tous les acteurs.
Tout comme les investisseurs s’appuient sur les données des marchés financiers telles que le prix ou la volatilité d’une action, il est légitime qu’ils intègrent une vision globale des analyses extra-financières produites par les acteurs du marché. Les émetteurs cotés, quant à eux, surveillent ces signaux pour ajuster leur stratégie et interagir avec leurs actionnaires. Dans ce contexte, la divergence des scores ESG développés en interne par les gestionnaires d’actifs recèle une information unique, non capturée ailleurs sur les marchés financiers, offrant ainsi une perspective supplémentaire sur la performance et les risques des entreprises.
Tout en nuance, un pouvoir transformateur
Malgré des inquiétudes de green- et de social-washing, les investisseurs manifestent une attention croissante aux enjeux ESG et élaborent des stratégies d’investissement de plus en plus sophistiquées pour les intégrer. Il serait imprudent de négliger leur intelligence collective : les analyses qu’ils produisent sont encore imparfaites, mais elles influent sur les décisions d’investissement et, par extension, sur le comportement global du marché. Même si les méthodologies d’évaluation ESG sont encore en cours de maturation, elles constituent déjà des indicateurs précieux des tendances et des attentes du marché en matière de durabilité.
Plutôt que de rejeter en bloc les scores ESG en raison de leurs imperfections, il convient de les considérer comme des outils en constante évolution, reflétant l’apprentissage collectif du marché en matière de finance durable. Cette perspective permet non seulement d’anticiper les mouvements du marché, mais aussi de contribuer activement à l’amélioration des pratiques ESG des entreprises, alignant ainsi les objectifs financiers sur les impératifs de durabilité à long terme.
Références
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