Statue : le conscrit de l'École polytechnique

Les polytechniciens morts dans les guerres

Dossier : Le Grand Magnan 2017Magazine N°727 Septembre 2017
Par Hubert LÉVY-LAMBERT (53)

Le prix Nobel de la paix a été attri­bué à l’Union euro­péenne en 2012. Il s’agissait d’un non-évé­ne­ment pour une majo­ri­té de Fran­çais, qui vivent en paix depuis plus d’un demi-siècle. 

Quand ils entendent par­ler de guerre, il s’agit le plus sou­vent de conflits loin­tains qui les touchent peu, même si les récents atten­tats qui ont ensan­glan­té Paris ou Nice ne sont pas sans lien avec ces conflits. 

“ Il était difficilement envisageable de transférer le monument de la Montagne à Palaiseau ”

Ou alors il s’agit de ce que Ber­nard Esam­bert (54) appelle la « guerre éco­no­mique », qui est certes féroce mais ne fait pas cou­ler de sang, contrai­re­ment aux guerres qui ont jalon­né l’histoire de la France au cours des deux siècles écou­lés depuis la créa­tion de l’École.

Et quand on parle aujourd’hui de « mobi­li­sa­tion », il s’agit de dyna­mi­ser les éner­gies pour un sur­saut néces­saire pour redres­ser l’économie de la France mais pas de la « mobi­li­sa­tion géné­rale » par voie d’affiches et de toc­sin qu’ont connue nos anciens pour défendre leur pays. 

UN VŒU À MOITIÉ SATISFAIT

Dans une remar­quable série d’articles consa­crés aux poly­tech­ni­ciens tom­bés au com­bat, Paul Tuf­frau (1887−1973), pro­fes­seur d’histoire et de lit­té­ra­ture à l’X jusqu’en 1958, écri­vait ceci en 1954 : « Le géné­ral Gus­tave Bor­gnis-Des­bordes (1859), pré­sident de la SAS1, déplo­rait devant l’assemblée géné­rale de 1892 qu’aucune ins­crip­tion ne rap­pe­lait ceux d’entre nous qui ont été tués à l’ennemi.

“ Établir un recensement exhaustif des polytechniciens morts pour la Patrie depuis 1794 ”

Ce vœu avait été à moi­tié satis­fait en 1925 pour la guerre de 14–18 et tant bien que mal en 1951 pour les guerres sui­vantes mais rien de tel n’existait pour les guerres anté­rieures. Pour elles, ni plaque, ni mur, ni livre d’or. »2

Un monu­ment avait en effet été éri­gé par sous­crip­tion publique sur le cam­pus de la Mon­tagne Sainte-Gene­viève après la guerre de 14–18 pour hono­rer la mémoire des 900 poly­tech­ni­ciens morts au cours de ce conflit san­glant. Une céré­mo­nie excep­tion­nelle pré­si­dée par le maré­chal Foch (1871), à laquelle assis­taient notam­ment Gas­ton Dou­mergue, pré­sident de la Répu­blique et Ray­mond Poin­ca­ré, pré­sident du Conseil, avait mar­qué son inau­gu­ra­tion en 1925. 

La taille du monu­ment, pour­tant impo­sante, et la dis­po­si­tion des noms par pro­mo­tion et non par date de décès, n’ont pas per­mis d’y insé­rer conve­na­ble­ment les noms des morts au cours des guerres ulté­rieures et notam­ment des 400 morts de la guerre de 39–45 et encore moins de rendre hom­mage éga­le­ment aux 600 morts anté­rieurs à la guerre de 14–18, injus­te­ment oubliés jusqu’à ce que je m’en occupe en 2012, qui ont lais­sé leur vie notam­ment sur les champs de bataille de la Révo­lu­tion, à l’expédition de Saint-Domingue, dans l’épopée napo­léo­nienne, la guerre de Cri­mée et la guerre de 1870. 


Lors du démé­na­ge­ment de l’X, seul le conscrit de 1814 était transféré.
© ÉCOLE POLYTECHNIQUE – J. BARANDE

UN LIEN ROMPU

Enfin, le démé­na­ge­ment de l’X posait un pro­blème grave car il était dif­fi­ci­le­ment envi­sa­geable de trans­fé­rer le monu­ment de la Mon­tagne à Palai­seau. Seul le conscrit de 1814 était transféré. 

Le monu­ment de Gus­tave Umb­den­stock (pour les grands anciens, il s’agit de l’immortel auteur de la Tour « Umb ») et la vic­toire de Vic­tor Ségof­fin res­taient sur place. Le lien entre les élèves et leur monu­ment aux morts, vou­lu par ses ini­tia­teurs, était rom­pu, même si le groupe X‑Mémorial y orga­nise un hom­mage une fois par an fin novembre avant d’aller se recueillir dans l’église Saint-Étienne-du-Mont voisine. 

Certes un autre monu­ment était construit à Palai­seau, com­po­sé d’un mur de briques com­por­tant en son centre un bla­son aux armes de l’École, enca­dré par une belle forêt de colonnes d’acier bros­sé, L’Éga­li­té des hommes face à la mort, œuvre de Guy Lar­tigue avec, de part et d’autre, diverses plaques com­mé­mo­ra­tives pro­ve­nant de l’ancien site de l’X.

Mais le monu­ment lui-même ne com­por­tait aucun nom. 

2012 : NAISSANCE D’X‑MONUMENT

J’ai donc pro­po­sé en 2012 à Yves Demay (77), à l’époque direc­teur géné­ral de l’École, d’établir un recen­se­ment exhaus­tif des poly­tech­ni­ciens morts pour la Patrie depuis 1794 et de faire gra­ver leurs noms, pré­noms et si pos­sible lieux de décès sur le monu­ment aux morts de Palai­seau afin d’honorer leur mémoire et de rap­pe­ler aux jeunes géné­ra­tions ce qu’était la vie de leurs anciens, trop sou­vent écour­tée par les conflits dont ils ont été témoins, acteurs et sou­vent victimes. 

Pour la patrie, document édité par la Sabix. Les polytechniciens morts pour la Patrie
Pour la Patrie, les poly­tech­ni­ciens morts
dans les guerres par Hubert Lévy-Lam­bert 53), édi­té par la Sabix
.

J’ai alors consti­tué le « groupe X‑Monument », asso­cia­tion de 1901 agréée par l’AX, et pro­cé­dé à une col­lecte de fonds auprès des anciens élèves et notam­ment des des­cen­dants des X morts au champ d’honneur, en vue de mettre au point une liste aus­si exhaus­tive que pos­sible et de l’illustrer par des cen­taines de mono­gra­phies variées autant qu’émouvantes, parues en 2013 dans une impor­tante bro­chure illus­trée publiée avec l’aide de la Sabix : Pour la Patrie.3

Le mur de briques pré­exis­tant a été cou­vert par 14 plaques de béton blanc poli construites par la socié­té GA, socié­té de construc­tion très inno­vante alors diri­gée par Samir Rizk (70), brillant ingé­nieur des Ponts et Chaus­sées d’origine liba­naise, mort pré­ma­tu­ré­ment en 2013. 

UN RECENSEMENT JAMAIS ENTREPRIS

J’ai uti­li­sé pour mes recherches de nom­breuses sources : 

  • les annuaires des anciens élèves de l’X ;
  • le site « Mémoire des Hommes » du minis­tère de la Défense, qui recense les Morts pour la France à par­tir de 1914 ; 
  • le site « Mémo­rial gen­web », créé en 2000 par Éric Blan­chais, mort pré­ma­tu­ré­ment en 2014 ; 
  • le site « famille poly­tech­ni­cienne » éta­bli par la Biblio­thèque de l’X ;
  • le Livre du Cen­te­naire 1794–1894, publié par Gau­thier-Vil­lars en 1897 ; 
  • le Réper­toire géné­ral des 38 700 anciens élèves de l’X de 1794 à 1980, par Jean-Pierre Cal­lot (31) ;
  • le Réper­toire 1794–1994 éta­bli par la biblio­thèque de l’École en 1994 pour le bicen­te­naire à la demande de Chris­tian Mar­bach (56) ;
  • l’His­toire de l’École poly­tech­nique par Ambroise Four­cy (1828), et bien d’autres.

Ces sources sont sou­vent incom­plètes et quel­que­fois contra­dic­toires, notam­ment du fait d’erreurs de pré­noms voire de noms et de l’absence d’indications sur les cir­cons­tances du décès, notam­ment pour les conflits les plus anciens. 

Dans le doute, on a pré­fé­ré ins­crire un nom trou­vé sur cer­tains fichiers, même non offi­ciels, plu­tôt que de l’ignorer. En consé­quence, il a été conve­nu de ne pas uti­li­ser le terme offi­ciel de « Mort pour la France » défi­ni par la loi après la guerre de 14 et d’utiliser le terme aus­si beau de « Mort pour la Patrie ». 

Fina­le­ment, ce recen­se­ment inté­gral, qui est le pre­mier de son genre, montre l’ampleur des pertes qui ont frap­pé les poly­tech­ni­ciens depuis la créa­tion de l’École, avec près de 2 000 morts au champ d’honneur en un siècle et demi, depuis Amé­dée Fran­çois Boye (1794), mort en 1799 en Égypte jusqu’à Jean Abel Gui­nard (32), mort en 1961 en Algérie. 

L’EMPREINTE DE L’HISTOIRE

La liste des morts poly­tech­ni­ciens suit natu­rel­le­ment la liste des conflits qui ont par­se­mé l’histoire de France depuis la Révo­lu­tion. C’est ain­si qu’une pre­mière vague a lais­sé sa vie sur les champs de bataille révo­lu­tion­naires puis dans les guerres napo­léo­niennes à tra­vers le monde, d’Aboukir à Water­loo en pas­sant par Saint-Domingue, Aus­ter­litz, Iéna, Eylau, Dant­zig, Fried­land, Wagram, Sara­gosse et Moscou. 

“ Il y a eu 37 morts dans la promo 1805 sur 125, soit 30 % ”

Au cours de cette période, les pro­mos 1795 à 1810 ont été les plus atteintes avec 351 morts sur 2 071 membres, soit 17 %, dont 37 morts de la pro­mo 1805 sur 125, soit 30 % ! 

Après une accal­mie de 3 décen­nies, cor­res­pon­dant à la Res­tau­ra­tion, 75 X meurent pen­dant la guerre de Cri­mée contre les Russes dont 11 de la pro­mo­tion 1844 et 13 de la 1847. 

GUERRES MONDIALES ET DÉCOLONISATION

Après une seconde accal­mie de 3 décen­nies, cor­res­pon­dant au Second Empire, les pertes de la guerre de 1870 contre la Prusse étant très limi­tées, on arrive à l’épouvantable héca­tombe de la guerre de 14 avec plus de 900 morts dont 345 sur les pro­mo­tions 1895 à 1908, qui ont per­du un hui­tième de leurs effec­tifs et 360 sur les jeunes pro­mo­tions 1909 à 1916, qui ont per­du près du quart de leurs effec­tifs à peine sor­tis de l’École, voire pas encore entrés, sans comp­ter tous ceux qui sont reve­nus han­di­ca­pés à vie, d’un bras, d’une jambe, d’un pou­mon ou de la face. 

Le monument aux morts polytechniciens pour la Patrie à Palaiseau
À Palai­seau, un monu­ment com­po­sé d’un mur de briques com­por­tant en son centre un bla­son aux armes de l’École, enca­dré par une belle forêt de colonnes d’acier bros­sé, L’Égalité des hommes face à la mort, œuvre de Guy Lar­tigue, ne com­por­tait aucun nom.
© COLLECTIONS ÉCOLE POLYTECHNIQUE (PALAISEAU)

Moins meur­trière avec 400 morts, la Deuxième Guerre mon­diale a fau­ché aus­si bien des res­ca­pés d’avant 1914 que des jeunes des pro­mo­tions de l’entre-deux-guerres.

Douze d’entre eux ont été éle­vés à la digni­té de Com­pa­gnon de la Libé­ra­tion à titre post­hume. Plu­sieurs sont morts dans la Résis­tance ou en dépor­ta­tion, quel­que­fois avant d’avoir fran­chi les portes de l’École.

Le bul­le­tin de l’AX écri­vait à ce sujet en jan­vier 1946 : « Lourd est le tri­but que l’École poly­tech­nique a payé à cette guerre de 68 mois, à la Résis­tance, à la Libé­ra­tion. Nom­breux sont ses fils tom­bés pour la Patrie. Leur sacri­fice doit être proclamé. » 

19 X sont morts à la guerre d’Indochine et autant à la guerre d’Algérie. La pro­mo­tion 1957 est la der­nière à avoir payé le prix du sang, avec Jacques Mit­ter­rei­ter (57), mort en 1960 en Algé­rie, à peine sor­ti de l’X.

Depuis lors, la France a pu inter­ve­nir dans dif­fé­rents théâtres d’opérations exté­rieurs et elle le fait encore main­te­nant, au Sahel notam­ment, mais elle n’a plus jamais pro­cé­dé à une « mobilisation ». 

C’est ain­si qu’aujourd’hui plus de 90 % des poly­tech­ni­ciens vivants sont arri­vés à l’âge adulte dans un pays qui vit en paix dans un conti­nent en paix. Cet évé­ne­ment valait bien un prix Nobel ! 

__________________________________
1. Socié­té ami­cale de secours, fusion­née en 1963 avec la Socié­té des anciens (SAX) pour for­mer l’actuelle AX.
2. Revue his­to­rique de l’Armée, octobre 1954.
3. Pour la Patrie, les poly­tech­ni­ciens morts dans les guerres, 120 pages, en vente sur X.net

Le monument aux morts polytechniciens pour la Patrie à Palaiseau
Le mur de briques pré­exis­tant a été cou­vert par 14 plaques de béton blanc poli construites par la socié­té GA,
socié­té de construc­tion très inno­vante alors diri­gée par Samir Rizk (70). © ÉCOLE POLYTECHNIQUE – J. BARANDE

2 Commentaires

Ajouter un commentaire

SOYEUXrépondre
25 septembre 2017 à 13 h 16 min

Mort au com­bat ?
Bon­jour,
J’ai lu avec inté­rêt cet article. Vous avez rai­son de vou­loir main­te­nir la mémoire de tous ceux qui sont « morts pour la Patrie ».
N’ayant pas l’intention d’al­ler véri­fier à Palai­seau le mur que vous avez fait édi­fier, je sou­hai­te­rai savoir si vous avez indi­qué Gil­bert Bloch, mort pour la France, au maquis de la ferme de Laroque, le 8 aout 1944, déco­ré de la médaille mili­taire à titre post­hume en 1953
Mer­ci d’avance
AS

Oli­vierrépondre
25 septembre 2017 à 15 h 35 min
– En réponse à: SOYEUX

Bon­jour,

Bon­jour, Inutile de se dépla­cer à Palai­seau pour prendre connais­sance de la liste des Poly­tech­ni­ciens morts pour la France, et notam­ment pour avoir la confir­ma­tion que Gil­bert Bloch y figure bien. https://x‑monument.polytechnique.org//Main/AvisDeRecherche Cordialement.

Répondre