Les polytechniciens inscrits sur la Tour Eiffel 4/4


Nous terminons cette présentation des polytechniciens inscrits au premier étage de la tour Eiffel par la quatrième et dernière face, au N.-E. (avenue de La Bourdonnais) : on y dénombre de 5 à 9 polytechniciens, selon la manière dont on compte, sans oublier d’évoquer les scientifiques non polytechniciens remarquables. On connaissait Les Mariés de la tour Eiffel, on ne pourra plus dire qu’on ne connaît pas les X de la tour Eiffel.
Le premier nom est celui de Jules Petiet, major de la première promotion de l’École centrale en 1832, dont il deviendra le directeur en 1868. C’est un ingénieur et entrepreneur, actif dans le développement des lignes ferroviaires, officier de la Légion d’honneur. Le patronyme voisin illustre Louis Daguerre dont il n’est pas nécessaire d’épiloguer sur le rôle pour l’essor de la photographie. À côté apparaît l’Alsacien Charles Würtz, médecin, professeur puis doyen de la faculté de médecine, mais fondamentalement chimiste, qui se battra pour développer les laboratoires à la Sorbonne. Il entrera à l’Académie des sciences et la préside pour 1881, année où il est nommé sénateur inamovible.
Urbain Le Verrier (1811-1877), X 1831

Le premier polytechnicien de ce côté N.-E. est l’illustre astronome, sorti huitième. Il choisit l’administration des tabacs dont il démissionne dès 1837 : H. V. Regnault est retenu à sa place en qualité de répétiteur de chimie à l’École, mais on lui propose le poste de « géodésie, astronomie et machines », ce qui décide de sa vocation de spécialiste de la mécanique céleste, publiant dès 1839 un document sur la stabilisation du système solaire. « Découvrant une planète avec la pointe de sa plume », selon F. Arago, alors directeur de l’Observatoire de Paris, il détecte l’existence d’une planète par l’analyse des écarts entre les mouvements observés d’Uranus et les lois de gravité de Newton : sa lettre parvient à l’Observatoire de Berlin le 23 septembre 1846 et, le soir même, les astronomes allemands repèrent ainsi visuellement… Neptune. Académicien des sciences en 1846, Le Verrier restera toujours à l’Observatoire, en devenant le directeur de 1854 jusqu’en 1870, puis de 1873 à son décès, soit près de vingt ans.
Auguste Perdonnet (1801-1867), X 1821

D’origine suisse, il présente la particularité d’avoir été exclu de l’École polytechnique pour « carbonarisme » en 1822 après y avoir été admis l’année précédente. Il parfait sa formation comme ingénieur civil des Mines… et sera réintégré comme ingénieur des Ponts et Chaussées par la monarchie de Juillet en 1830. Ingénieur passionné par les chemins de fer, il inaugure un cours sur ce thème à l’École centrale, dont il sera directeur avant Petiet (1862-1867). Entrepreneur, il développa le réseau ferroviaire de l’est de la France et fut promu commandeur de la Légion d’honneur en 1866. Le nom voisin honore Jean-Baptiste Delambre, astronome né en 1749, qui présenta en 1786 devant l’Académie royale des sciences un mémoire de ses observations sur le passage de Mercure devant le Soleil. Il est célèbre pour sa mesure précise de la longueur du méridien, entre Dunkerque et Barcelone, prélude pour définir le mètre comme la dix millionième partie du méridien entre le pôle et l’équateur. Directeur de l’observatoire de Paris de 1804 à sa mort en 1822.
Étienne Louis Malus (1775-1812), X 1794

Admis à l’École du génie de Mézières en 1793, il en est renvoyé peu après comme « suspect ». Alors qu’il est enrôlé pour défendre Dunkerque, l’ingénieur local des Ponts l’aide à se présenter au premier concours de l’École centrale des travaux publics, en 1794 : il est donc de la promotion « initiale » et il y fait déjà l’intérim de Monge en géométrie analytique ! Capitaine du génie, il participe à la campagne d’Égypte, frôlant la mort lors de la peste de Jaffa, et siège à la section des mathématiques de l’Institut d’Égypte nouvellement fondé, aux côtés de Monge… et de Bonaparte. Affecté à Lille, il y fonde puis préside en 1804 la Société des amis des sciences et des arts avant de poursuivre sa carrière à Anvers puis Strasbourg, tout en devenant examinateur en « géométrie descriptive et arts graphiques » à Polytechnique. Il entre à l’Académie des sciences en 1810 et devient l’année suivante directeur des études à l’X ; ses travaux scientifiques concernent principalement l’étude de la lumière, sa polarisation par réflexion (publication en 1809), puis la double réfraction dans un cristal, avec la loi qui porte son nom.
Antoine Breguet (1851-1882), X 1872

Wikipédia attribue le patronyme suivant à Louis Clément François Breguet (1804-1883), physicien et horloger, oncle de Sophie Berthelot (première femme inhumée au Panthéon, aux côtés de son illustre chimiste d’époux). Il invente la bobine à induction qui pourtant porte le nom de Ruhmkorff, électricien allemand qui la perfectionne. Il améliore aussi le télégraphe électrique puis collabore avec Clément Ader. Il travaille et réside au 39, quai de l’Horloge, maison familiale d’horlogerie, fondée sur place en 1775 par son grand-père Abraham. Il est toutefois loisible de penser que G. Eiffel ait voulu tout autant rendre hommage au fils polytechnicien, Antoine, qui rejoint à la sortie l’entreprise familiale, développant de nouveaux ateliers pour produire électroaimants, condensateurs, bobines à induction, travaillant avec Zénobe Gramme dont il publia leurs travaux communs (dès 1875), enseignant à la Sorbonne (il est officier d’académie). Chevalier de la Légion d’honneur le 29 décembre 1881, il rachète le fonds familial le 31 au profit de la société anonyme Maison Breguet créée par ses soins. Il décède d’un accident cardiovasculaire quelques mois plus tard, laissant trois très jeunes enfants, dont Jacques (1881-1939) qui intégrera Polytechnique en 1900. Il est moins connu que son aîné Louis Charles, diplômé de Supélec en 1903, qui se lança avec son frère dans le plus lourd que l’air avec un « gyroplane », ancêtre de l’hélicoptère, dès 1907, puis dans les avions, célèbres pendant la guerre de 1914-1918, d’une entreprise pionnière pour les carlingues en aluminium. Cette société anonyme des avions Breguet fusionnera en 1967 avec l’entreprise Marcel Dassault.
Antoine Rémy Polonceau (1778-1847), X 1796


La même hésitation concerne le patronyme suivant : certains l’attribuent à Camille Polonceau, centralien sorti en 1836, embauché aussitôt par A. Perdonnet pour les compagnies de chemin de fer. Il met au point pour les charpentes la ferme Polonceau, à double poinçon en V inversé en fonte et bois. Directeur (1842-1847) du chemin de fer Bâle-Strasbourg (cf. J&R n° 794), il travaillera ensuite sur la ligne Paris-Orléans et réalisera le train impérial de Napoléon III. Promu officier de la Légion d’honneur en 1857. Mais d’autres, a priori plus nombreux, inclinent pour son père Antoine, polytechnicien, ingénieur des Ponts et Chaussées, méritant pleinement cette appellation : il s’emploie à développer les grandes routes des Alpes (Simplon, Mont-Cenis, Grenoble-Briançon par le Lautaret, e. g.) avant de construire à Paris le pont en arc du Carrousel, en fonte et bois, entre 1831 et 1834. On lui doit le viaduc de Meudon et le pont Saint-Thomas sur l’Ill à Strasbourg. Il s’occupera du tracé du chemin de fer entre Paris et Rouen, prônera l’emploi du rouleau compresseur pour la construction des routes et contribuera à la fondation de l’Institut royal d’agronomie de Grignon. Il n’est pas interdit de penser que Gustave Eiffel ait voulu honorer à la fois le père et le fils, tout comme pour les Breguet, en jouant sur l’absence d’indication des prénoms.
Jean-Baptiste Dumas, né à Alès en 1800, vient ensuite. Il est repéré par le chimiste Thenard qui en fait son assistant à la faculté des sciences et un répétiteur à l’X. Titulaire de la chaire de chimie organique à la faculté des sciences en 1832, il entre la même année à l’Académie des sciences, dont il sera le secrétaire perpétuel pour les sciences physiques de 1868 jusqu’à son décès en 1884. Il professe la chimie organique à la faculté de médecine à partir de 1838 et entrera à l’Académie de médecine. Député sous la IIe République, il sera ministre de l’Agriculture et du Commerce en 1850-1851, puis sénateur. Pendant quinze ans inspecteur général pour l’enseignement supérieur des sciences à partir de 1853, il aide à fonder l’École supérieure aujourd’hui devenue Centrale Lille. Grand-croix de la Légion d’honneur, il est élu à l’Académie française en 1875.
Émile Clapeyron (1799-1864), X 1816

Il opte à la sortie pour l’École des mines et est titularisé en 1820, pour partir onze ans à Saint-Pétersbourg comme enseignant à l’École impériale du « génie des voies de communication ». Conjointement avec G. Lamé, il enseigne le calcul différentiel et intégral, la mécanique rationnelle, la physique et la physique appliquée à l’art des constructions, tout en étant chargé de réaliser des ponts suspendus sur la Neva et aux alentours. Rentré en 1830, il enseigne à l’École des mines de Saint-Etienne et s’implique dans la compagnie des frères Pereire du chemin de fer de Paris à Saint-Germain-en-Laye. Il développe ses travaux sur le calcul des poutres et voûtes des ponts. Il trouve l’ellipsoïde des contraintes, puis approfondit la deuxième loi de la thermodynamique de Carnot, en liaison avec Lamé, étant professeur à l’École des ponts à partir de 1844. Il succède à Cauchy à l’Académie des sciences en 1858. Il avait épousé Mélanie Vasseur, la fille de P. D. Bazaine, rencontré en Russie (cf. J&R n° 794).
Gabriel Lamé (1795-1870), X 1814

Il est curieux que G. Eiffel ait intercalé six noms avant de terminer la rangée par lui, tant le parcours de Lamé est proche de celui de son condisciple Clapeyron, les deux publiant en commun leurs travaux scientifiques. En effet, sortis de l’École des mines en 1820, ils partent ensemble onze ans à Saint-Pétersbourg, se partageant l’enseignement comme la construction de ponts. De retour à Paris, Lamé est élu à l’Académie des sciences dès mars 1832 et devient la même année professeur de physique à Polytechnique, pendant onze ans, puis y prolonge vingt ans ensuite une fonction d’examinateur, jusqu’en 1862. Il participe parallèlement à l’aventure du chemin de fer entre Paris et Saint-Germain-en-Laye. Il perfectionne en mathématiques les équations aux dérivées partielles par l’emploi de coordonnées curvilignes, ainsi que la théorie de l’élasticité.
Quelques non-X…
Après Clapeyron est inscrit le nom de Charles de Borda (1733-1799), mathématicien, physicien et navigateur. Officier formé à l’École de Mézières, il se distingue par un mémoire sur un point de géométrie, apprécié par d’Alembert qui en fait un correspondant de l’Académie royale des sciences. En 1756, il publie une étude sur le mouvement des projectiles. Il est versé dans le corps des ingénieurs du génie maritime en 1767, met au point le cercle répétiteur, participe à la guerre sur mer lors de l’Indépendance américaine et contre-propose un système de vote pondéré un peu différent de celui de Condorcet : ce système est utilisé dans des classements de sports américains ou au concours de l’Eurovision, à Nauru et aux Kiribati dans le domaine politique. Le premier vaisseau-école en rade de Brest portant son nom en 1840 (puis deux autres rebaptisés jusqu’en 1913), la tradition s’est installée : les élèves de l’École navale sont et restent des bordaches, les navales étant les élèves de Santé navale.

Jean-Baptiste Joseph Fourier (1768-1830) est illustre comme mathématicien avec ses séries et son attention à la diffusion de la chaleur dans les métaux. Il participe à l’inauguration de l’X le 16 fructidor an III et assiste Monge et Lagrange qu’il remplace deux ans plus tard. Ancien de la campagne d’Égypte, il est nommé le 12 février 1802 préfet de l’Isère, en succession du premier préfet, mort subitement. Il y restera treize ans jusqu’aux Cent-Jours, créant l’université locale, encourageant la construction de la route Grenoble-Briançon. Il succède à Delambre à l’Académie des sciences en 1817, dont il devient secrétaire perpétuel en 1822. Baron d’Empire en 1809, officier de la Légion d’honneur, il préside à partir de 1827 le conseil de perfectionnement de l’X et entre à l’Académie française (1826). Un cratère lunaire porte son nom depuis 1935.

Xavier Bichat (1771-1802) est connu en raison de l’hôpital parisien (antérieurement baptisé Claude Bernard). Professeur dès 1797, titulaire à l’Hôtel-Dieu en 1800, il est avant tout anatomo-pathologiste, fondant l’histologie ; il est réputé avoir disséqué plus de 600 cadavres, au point d’être suspecté d’en avoir déterré au cimetière Saint-Roch. Il est foudroyé par une typhoïde, à 31 ans.
Frédéric Sauvage, né à Boulogne-sur-Mer en 1786, paraît de moindre envergure dans la série : il prend la suite paternelle pour construire des bateaux mais fait faillite et n’aura guère de succès dans d’autres entreprises ultérieures. Il invente le physionomètre, dispositif de saisie des traits d’un visage dans le but d’en réaliser un portrait tridimensionnel, mais cet instrument fut sans avenir avec les progrès de la photographie. Il passa à la postérité pour avoir inventé l’hélice marine afin de remplacer la roue à aubes par une vis d’Archimède, entraînant une propulsion trois fois plus rapide. Il n’arrive pas à convaincre les autorités avec des prototypes dans des canaux parisiens en 1832-1833. Les Anglais en 1839 démontrent avec l’Archimède, un vrai navire, la supériorité de l’hélice, en mer et contre la houle et les courants. En 1842, le Napoléon de Barnes et Normand, entre Corse et continent, à partir du brevet de Sauvage, permet de mettre définitivement au point l’hélice à pales, dépassant les performances requises, alors que l’inventeur s’obstine dans une seule spire tournant à 360°. Il s’ensuit procès et polémiques dans la presse. Ses déboires lui font perdre la raison : il est interné en 1854 et meurt trois ans plus tard.
Théophile Jules Pelouze est chimiste, après un internat de pharmacie initialement. Son protecteur et ami Gay-Lussac le recrute comme répétiteur de chimie à Polytechnique, avant qu’il y prenne sa suite comme professeur titulaire. Pelouze devient parallèlement sur concours en 1833 « vérificateur » de la Monnaie, puis professeur au Collège de France. Conseiller municipal de Paris à partir de 1849, après son entrée à l’Académie des sciences en 1837, il publie en six tomes un grand Traité de chimie générale (1854).
La dynastie Carnot
Le nom suivant est celui de Lazare Carnot, dont le rôle politique fut conséquent. Né en 1753, il entre 3e sur 12 à l’École de Mézières et en sort comme officier à dix-huit ans, l’arme du Génie étant ouverte aux roturiers. Après un Essai sur les machines en général, il se distingue en 1784 en remportant le prix de l’Académie de Dijon, pour un éloge de Vauban qualifié de « bienfaiteur de la Patrie » pour son projet de dîme royale, en sus des talents du poliorcète. Député de la Législative puis de la Convention, il est proche de Robespierre, connu à Arras. Il entre au Comité de salut public, s’y occupe des affaires militaires avec brio, méritant l’appellation « d’organisateur de la victoire ». Il sera un des cinq Directeurs (1795-1797), publie une Métaphysique du calcul infinitésimal, revient un semestre en 1800 comme ministre de la Guerre du Premier Consul puis, républicain, s’éloigne du futur Napoléon. Ce dernier lui demande des réflexions sur les fortifications (les murs de Carnot dans les fossés) puis lui confie en 1812 la défense d’Anvers. Pendant les Cent-Jours, il est ministre de l’Intérieur. Régicide, il est ensuite condamné à l’exil et meurt en 1823 à Magdebourg. En mathématiques il a collaboré avec Monge pour rénover la géométrie et avait aidé celui-ci à fonder Polytechnique. Sa Géométrie de position (1803) lance la géométrie projective. Il entre au Panthéon le 4 août 1889, lors du centenaire de la Révolution, avec G. Monge.


Son petit-fils Sadi Carnot (1837-1894) X1857, président de la République assassiné par l’anarchiste de vingt ans Caserio le 29 juin 1894 à Lyon, rejoint Lazare au Panthéon. Il était entré et sorti major de l’École des ponts. Son oncle éponyme (1796-1832), l’inventeur des lois de la thermodynamique si utiles pour l’essor des machines à vapeur, était dès 16 ans entré à l’X en 1812, 24e sur 179 ; son très jeune âge lui épargna d’être versé à l’école d’artillerie dès la fin de la première année ! Il opta pour l’arme du Génie, puis le service d’état-major, mais n’eut qu’une brève carrière militaire, préférant l’étude des sciences en démissionnant en 1828. Il meurt lors de l’épidémie de choléra en 1832. La J&R lui a rendu hommage dans son n° 797 de septembre 2024.
Au terme de l’examen de cette liste d’un panthéon scientifique français tel que vu par Eiffel, on constate qu’aucune femme n’y a été retenue. Le nombre de polytechniciens, initialement indiqué à 34 selon Wikipédia, s’étage de fait entre 33 X indiscutables, mais 38 selon mon interprétation extensive, soit alors plus que la moitié. 23 d’entre eux ont été membres de l’Académie des sciences, soit près de 72 % des 39 académiciens des sciences recensés sur la tour Eiffel.





