Les polytechniciens de l'État

Les polytechniciens de l’État : et si l’X devait se réformer aussi ?

Dossier : La Haute fonction publique de l'ÉtatMagazine N°776 Juin 2022
Par Sébastien SORIANO (X96)

À la tête d’un étab­lisse­ment pub­lic et au ser­vice de l’État depuis vingt ans, Sébastien Sori­ano (X96) met en avant les besoins de l’État en ingénieurs de haut niveau dans les corps tech­niques et la place indis­pens­able occupée par les poly­tech­ni­ciens. Pour être à même de pour­voir l’État en respon­s­ables à la hau­teur des tran­si­tions com­plex­es aux­quelles il fait face, il pointe la néces­sité d’une révo­lu­tion cul­turelle de l’École pour que les X soient plus nom­breux à con­stru­ire des alter­na­tives crédi­bles aux mod­èles tra­di­tion­nels de crois­sance appuyés sur les pro­grès technologiques.

Pour la pre­mière fois sous la VRépublique une poly­tech­ni­ci­enne, Élis­a­beth Borne (X81), prend les com­man­des d’un gou­verne­ment. Quelle fierté et quelle recon­nais­sance pour ces quelque cent élèves poly­tech­ni­ciens et polytechni­ciennes qui, chaque année, vont gon­fler les rangs des hauts cadres de l’État au sein des corps tech­niques. Et, bien sûr, quel hom­mage à l’ouverture de l’École aux femmes il y a tout juste cinquante ans !

Mais pas si vite ! la carte postale est un peu trop belle… Depuis vingt ans que j’évolue au sein de l’État dans divers­es posi­tions et que j’ai recruté et encadré une bonne cen­taine de poly­tech­ni­ciens et poly­tech­ni­ci­ennes (et aus­si côtoyé nom­bre d’énarques), c’est l’occasion de dire com­bi­en les X sont indis­pens­ables à l’État et aus­si com­bi­en l’École doit encore faire son aggior­na­men­to si elle veut pour­voir la Nation en lead­ers à même de guider nos conci­toyens dans les tran­si­tions com­plex­es et struc­turantes qui s’ouvrent.

Les entreprises ont besoin d’ingénieurs de haut niveau… et l’État aussi ! 

Après trente années de finan­cia­ri­sa­tion et de mon­di­al­i­sa­tion de l’économie, la for­ma­tion d’ingénieur a de nou­veau le vent en poupe. Les techies de la Sil­i­con Val­ley ont pris le pas sur les loups de Wall Street. À mesure que « le logi­ciel dévore le monde », les développeurs et les data sci­en­tists sont les nou­velles stars que les employeurs vien­nent séduire avant même la sor­tie de l’école et de l’université. Le mod­èle des Big Phar­ma dor­mant sur leurs brevets a lais­sé place à l’innovation rapi­de des biotech – rap­pelons que Stéphane Ban­cel, patron de Mod­er­na durant la crise san­i­taire, est un ingénieur français. Tous les secteurs indus­triels sont en trans­for­ma­tion accélérée : entre décar­bon­a­tion et reprise en main des chaînes logis­tiques et de sous-trai­tance, là aus­si ce n’est pas votre CFO (Chief Finan­cial Offi­cer, directeur financier) qui va vous tir­er d’affaire. Parce que nous tra­ver­sons une péri­ode de grands change­ments, l’État a, tout comme les entre­pris­es, besoin d’ingénieurs de haut niveau pour jouer le rôle de lead­ers dans les transitions.

La tran­si­tion écologique appelle à renou­vel­er et repenser la plan­i­fi­ca­tion, le prési­dent Emmanuel Macron en ayant fait l’étendard de son nou­veau man­dat ; la révo­lu­tion numérique réin­ter­roge la sou­veraineté, après une cer­taine naïveté face à la Big Tech US et aux fake news venues de l’Est, tan­dis que la don­née joue un rôle de plus en plus cen­tral dans l’aide à la déci­sion publique ; les frac­tures géo­graphiques du ter­ri­toire posent lour­de­ment la ques­tion de l’aménagement, voire du rééquipement du pays en infra­struc­tures et en ser­vices publics ; la réap­pari­tion de la guerre aux portes de l’Europe remet les armées et l’armement sur le devant de la scène…

Les X de l’État, Tech Heroes en puissance des grandes secousses du monde

Dans ce rééquili­brage des besoins, il est frap­pant de con­stater la dif­férence de dis­cours entre les entre­pris­es et l’État. Des start-up aux grands groupes, le recrute­ment des tal­ents est sou­vent la pri­or­ité numéro 1 de l’entreprise – en atteste l’annonce récente par Air­bus de la créa­tion d’une école du numérique. Alors que, du côté de l’État, il est plus rare de voir un min­istre son­ner la mobil­i­sa­tion générale pour recruter des ingénieurs… Comme l’ingénieur prend le pas sur le financier dans l’entreprise, les X de l’État ont ren­dez-vous avec l’histoire… avec ce défi sup­plé­men­taire de faire recon­naître cet enjeu au per­son­nel poli­tique. Il nous faut expli­quer que, dans un paysage large­ment dom­iné par les énar­ques, nos cama­rades qui font le choix des corps tech­niques peu­vent amen­er un regard dif­férent, com­plé­men­taire plus que con­cur­rent. La Nation a besoin de bâtis­seurs au sein de l’État pour pass­er à l’échelle les inno­va­tions et les trans­for­ma­tions, et aus­si de tra­duc­teurs qui puis­sent décrypter ces enjeux auprès du per­son­nel poli­tique et accom­pa­g­n­er la com­mu­nauté nationale, afin qu’elle prof­ite des oppor­tu­nités et déjoue au mieux les men­aces que présen­tent les grands virages tech­nologiques à l’œuvre.

“Les X de l’État ont rendez-vous avec l’histoire.”

Assumons que les X peu­vent être les Tech Heroes face aux grands boule­verse­ments de notre temps, au sens qu’ils peu­vent aider la Nation à agir en pleine con­science et en maîtrise des tech­nolo­gies, y com­pris le cas échéant pour les frein­er ou les repenser. À l’IGN (Insti­tut nation­al de l’information géo­graphique et forestière) que je dirige aujourd’hui, nous avons ain­si clar­i­fié nos pri­or­ités pour nous don­ner comme mis­sion prin­ci­pale de car­togra­phi­er l’anthropocène, c’est-à-dire de mon­tr­er les change­ments rapi­des et bru­taux du ter­ri­toire (éro­sion côtière, arti­fi­cial­i­sa­tion des sols, stress de la forêt, bio­di­ver­sité en ten­sion…) en vue d’aider la Nation à pren­dre les bonnes déci­sions. Mais, au-delà de l’intention, cela reste un défi RH et opéra­tionnel car, pour mon­tr­er les change­ments rapi­des, il faut automa­tis­er les proces­sus et inve­stir mas­sive­ment dans l’intelligence arti­fi­cielle, tra­vailler avec des com­mu­nautés ouvertes pour cocon­stru­ire les diag­nos­tics, dévelop­per des solu­tions fru­gales, embar­quer l’ensemble de l’Institut dans le mouvement…

Les grandes tran­si­tions en cours appel­lent des cadres de haut niveau dans l’État, qui non seule­ment aient l’arrière-plan tech­nique et la capac­ité man­agéri­ale suff­isants pour penser et con­duire ces trans­for­ma­tions, mais qui s’inscrivent aus­si dans un engage­ment pub­lic, de sorte que l’État puisse con­stru­ire sere­ine­ment des fil­ières métiers et accom­pa­g­n­er les tra­jec­toires indi­vidu­elles. Les X de l’État ont cette touche très particulière.

L’École doit encore faire sa révolution culturelle

Notre sélec­tion, notre for­ma­tion, nos pro­fils, nos par­cours sont-ils pour autant bien adap­tés aux besoins de la Nation ? Il y a lieu d’en douter. Pour forcer le trait et dans une cri­tique bien­veil­lante de notre École à laque­lle je tiens tant, je dirais que le poly­tech­ni­cien et la poly­tech­ni­ci­enne souf­frent dans l’ensemble de plusieurs hand­i­caps (moi le premier !).

Le tech­noso­lu­tion­nisme. Enfants d’Auguste Comte, nous pen­sons encore trop le pro­grès comme une tra­jec­toire dont la flèche serait immuable­ment tournée vers le plus. Or le pro­grès est désor­mais autant voire davan­tage à rechercher dans ses dimen­sions environ­nementales et sociales. À l’âge de l’économie cir­cu­laire et des low-tech, il n’y a pas de fatal­ité à servir l’économie extrac­tive ni celle de l’attention. On trou­ve certes des cama­rades en oppo­si­tion à ces excès, mais encore trop peu pour con­stru­ire des alter­na­tives crédi­bles inté­grant toutes les dimen­sions du prob­lème (poli­tique, économique, démoc­ra­tique…). En tant qu’ingénieurs, notre respon­s­abil­ité est immense pour que les sci­ences ne soient pas dévoyées en instru­ment de dom­i­na­tion et pour penser des con­struc­tions qui ser­vent d’abord le pro­grès humain.

“Retrouver le sel de notre devise « pour la Patrie, les Sciences et la Gloire ».”

L’élitisme. La sci­ence doit aus­si rester le pro­duit d’une dis­pu­ta­tio, d’une dialec­tique per­ma­nente. Nous l’avons trop nég­ligée, embar­qués dans la tra­di­tion saint-simoni­enne nationale, sûres des bien­faits apportés « au bon peu­ple ». Je l’ai par­ti­c­ulière­ment vécu à l’Arcep, Autorité de régu­la­tion des télé­coms, dont j’ai été le prési­dent lors de l’attribution des fréquences 5G : beau­coup de nos conci­toyens s’interrogeaient sur l’intérêt de cette tech­nolo­gie et sur le mod­èle de société poten­tielle­ment intrusif et déshu­man­isant qu’ouvrirait l’internet des objets ; nous auri­ons dû anticiper et per­me­t­tre le débat. L’ingénieur d’aujourd’hui doit entr­er dans l’arène démoc­ra­tique et se frot­ter aux con­tra­dic­tions. Le com­plo­tisme est pour beau­coup une réac­tion face à une élite qui sem­ble trop sûre d’elle-même. Assumons nos doutes et pen­sons de nou­velles méth­odes de dia­logue et de coconstruction.

La cathé­drale plutôt que le bazar. Les grands plans indus­triels qui ont fait la gloire tech­nologique de la France des trente glo­rieuses con­tin­u­ent d’alimenter un imag­i­naire nation­al. Pour­tant, l’innovation est désor­mais aus­si entre­pre­neuri­ale ; elle fleu­rit d’abord dans des écosys­tèmes, au sein d’équipes fonc­tion­nant par itéra­tion rapi­de, dans des com­mu­nautés open source qui bâtis­sent et gèrent des ressources dans des logiques de com­muns… Quant à la taille cri­tique, elle s’acquiert d’abord en s’inscrivant dans des mou­ve­ments mon­di­aux, dans des stan­dards de fait, des logiques de plate­formes et d’alliances. Ces élé­ments cul­turels de fer­til­i­sa­tion croisée et de scal­a­bil­ité man­quent cru­elle­ment au sein de l’État, et c’est là qu’on attend des X.

Des nouvelles générations d’X engagées, des besoins de plus de diversité

Fort heureuse­ment, les lignes bougent et les jeunes généra­tions de poly­tech­ni­ciens et de poly­tech­ni­ci­ennes s’engagent pour le cli­mat, tra­vail­lent au sein de com­mu­nautés ouvertes, ques­tion­nent les tech­nolo­gies et leur rap­port à la société… La réforme de la haute fonc­tion publique engagée avec le rem­place­ment de l’ENA par l’INSP (Insti­tut nation­al du ser­vice pub­lic) et l’évolution des grands corps issus de cette école sont l’occasion d’une réflex­ion plus large inclu­ant les X de l’État. Cela peut être une occa­sion pour l’École. Comme notre loin­tain cama­rade Vaneau, qui en 1830 guidait le peu­ple sur les bar­ri­cades, nous pou­vons retrou­ver le sel de notre devise « pour la Patrie, les Sci­ences et la Gloire » et assumer notre rôle dans la société.

Mais notre faible diver­sité reste un frein majeur. La repro­duc­tion sociale est trop forte à l’X pour engager la néces­saire recon­nex­ion avec nos conci­toyens. Qui plus est, l’École pour­rait jouer un rôle de pre­mier plan pour attir­er et for­mer l’élite fémi­nine de demain. C’est d’ailleurs une respon­s­abil­ité qui dépasse l’enjeu de l’État et con­cerne tout autant le monde de l’entreprise. L’on ne pour­ra durable­ment servir notre pays en for­mant cinq fois plus de poly­tech­ni­ciens que de polytechniciennes…Vaneau es-tu là ? Les X de l’État doivent remon­ter sur les barricades !

Commentaire

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Gaudinrépondre
21 juin 2022 à 17 h 44 min

Pour la Patrie, les sci­ences et la gloire ; on ne peut que revenir à cette devise, tant elle a de force et de défi pour l’avenir. Mais la patrie n’est plus celle d’autre­fois ; elle s’est élargie au monde et le défi qu’elle porte est celui de la nature : la gloire est-elle celle d’une nation ou de toute l’e­spèce humaine qui n’a pas encore retrou­vé son équili­bre avec la nature ? Et quels pro­jets, quelle recherche, quelles tech­niques quelles ini­tia­tives vont nous men­er à ce glo­rieux défi ?

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