Les munitions intelligentes ou comment l’intelligence vient aux munitions

Dossier : L'armement terrestreMagazine N°615 Mai 2006Par : Pierre André Moreau (68), ingénieur général de l’armement, Giat Industries

Une muni­tion est dite “intel­li­gente” si elle est capa­ble de mod­i­fi­er son com­porte­ment et en par­ti­c­uli­er sa tra­jec­toire en tirant par­ti d’in­for­ma­tions qu’elle acquiert après son lance­ment, afin de mieux détru­ire la cible qui lui a été assignée.

Cette intel­li­gence élé­men­taire existe depuis quelques décen­nies dans le domaine des sys­tèmes de pro­tec­tion de zone et des mis­siles, mais la révo­lu­tion des muni­tions intel­li­gentes, c’est de la com­bin­er avec la pré­ci­sion, la rapid­ité et le coût très mod­éré du lance­ment par canon.

Le prix à pay­er est d’ac­cepter les for­mi­da­bles con­traintes d’ac­céléra­tion de ce tir (plusieurs dizaines de mil­liers de g).

Par­mi les fac­teurs qui expliquent l’ar­rivée de ces muni­tions, trois sem­blent majeurs :

• le con­texte inter­na­tion­al qui pro­scrit les frappes mas­sives et aveugles,
• les préoc­cu­pa­tions économiques qui inter­dis­ent les aven­tures tech­nologiques bril­lantes mais inabordables,
• les pro­grès des tech­nolo­gies (en par­ti­c­uli­er dans les domaines des cap­teurs et du traite­ment des infor­ma­tions) qui per­me­t­tent de con­cili­er per­for­mances et rusticité.

Une pre­mière généra­tion de muni­tions intel­li­gentes d’ar­tillerie est aujour­d’hui opéra­tionnelle dans l’ar­mée de terre française. D’autres sont en étude pour l’ar­tillerie certes, mais aus­si pour les chars, les mortiers et bien­tôt sans doute pour des armes de cal­i­bre plus faible (40 mm). Pour les muni­tion­naires français, les muni­tions intel­li­gentes n’ap­par­ti­en­nent plus au futur.

Les leçons d’un grand programme inachevé : le lance-roquettes multiple à guidage terminal (MLRS/TGW1)

Pen­dant la deux­ième moitié des années qua­tre-vingt, les USA, le Roy­aume-Uni, l’Alle­magne et la France unis­sent leurs com­pé­tences tech­niques et leurs ressources finan­cières pour dévelop­per un sys­tème d’armes intel­li­gentes capa­ble de bris­er les vagues de chars du pacte de Varso­vie ; lancées par salves de six, les roquettes d’ar­tillerie empor­tent jusqu’à 35 km trois sous-muni­tions qu’elles éjectent ; les 18 sous-muni­tions d’une salve sont prodigieuse­ment intel­li­gentes : dotées d’un autodi­recteur mil­limétrique auquel aucun per­fec­tion­nement n’a été épargné ; cha­cune explore 5 km² à la recherche d’un char (qu’elle sait dis­tinguer d’une voiture ou d’un tracteur) et l’at­taque en piqué pour le détru­ire. La meute de sous-muni­tions chas­se en groupe, priv­ilégie le char qui se déplace, répar­tit ses frappes, évite les leur­res et les chars déjà atteints…

Les démon­stra­tions finales sont magis­trales, mais le pro­gramme con­fié à un con­sor­tium majori­taire­ment mis­sili­er au sein duquel la société française Thom­son exerce la direc­tion tech­nique est aban­don­né au début des années qua­tre-vingt-dix. Plusieurs raisons à cela :

• le con­texte inter­na­tion­al a évolué ; l’en­ne­mi de référence n’est plus crédible,
• les USA ont “lâché” les Européens au béné­fice d’un pro­gramme améri­cain secret (“black pro­gram”) qui n’a, sem­ble-t-il, pas abouti…
• les prix de série restaient inac­cept­a­bles, chaque sous-muni­tion valant un mis­sile autonome.

Les munitions antichars d’artillerie à effet dirigé : un programme abouti

Pré­paré dès le début des années qua­tre-vingt par des études et développe­ments exploratoires nationaux, le pro­gramme se con­cré­tise en 1993 dans une coopéra­tion fran­co-sué­doise après d’in­fructueuses ten­ta­tives franco-allemandes.

Munition intelligente

Le con­cept, utilis­er la justesse et la pré­ci­sion de l’ar­tillerie pour délivr­er des têtes antichars juste au-dessus d’une for­ma­tion blind­ée adverse et ain­si détru­ire en quelques tirs avec très peu d’ef­fets col­latéraux, est un con­cept robuste que l’évo­lu­tion du con­texte mon­di­al n’a pas remis en cause…

Le coût du développe­ment (plus de dix fois inférieur à celui du sys­tème décrit au chapitre précé­dent) a été respec­té par les sociétés Bofors et Giat Indus­tries, tout comme le coût de série et les imprévus de développe­ment, de qual­i­fi­ca­tion et de con­trac­tu­al­i­sa­tion n’ont guère retardé un pro­gramme qui a toute­fois dû être gelé près d’un an car l’en­volée du cours du tan­ta­le en 2001 en détru­i­sait l’économie.

Con­crète­ment (cf. planch­es 1 et 2) l’obus-car­go Bonus tiré dans le nou­veau canon Cae­sar emporte deux têtes antichars jusqu’à 35 km et les éjecte avec une pré­ci­sion meilleure que la cen­taine de mètres. Après une dou­ble séquence de freinage et dépotage, cha­cune des têtes, ayant déployé ses ailes et ses détecteurs, descend ver­ti­cale­ment vers le sol, à 45 m/s en explo­rant méthodique­ment une sur­face de l’or­dre de 3 hectares avec un fais­ceau dont la vitesse de bal­ayage avoi­sine les 10 km/s.

Dès que le traite­ment des sig­naux des détecteurs iden­ti­fie un blindé, une charge explo­sive forme un pro­jec­tile ciné­tique empen­né en tan­ta­le et le pro­jette à 2 000 m/s vers le dessus du blindé dont la pro­tec­tion est sur­classée par cette agression.

Mal­gré sa com­plex­ité, la muni­tion s’avère très fiable et de mul­ti­ples essais mon­trent qu’en moyenne chaque obus met hors de com­bat au moins un blindé… dont le prix est plus de 100 fois plus élevé que celui de l’obus. Cette muni­tion fran­co-sué­doise BONUS (comme d’ailleurs la muni­tion alle­mande SMART) change la nature du com­bat blindé2… Et cha­cun com­pren­dra qu’il est plus sim­ple de faire évoluer les détecteurs de la muni­tion que le blindage ou la sig­na­ture du blindé : dans cette nou­velle vari­ante du duel de l’épée et de la cuirasse, l’a­van­tage est claire­ment à la munition.

Les muni­tions Bonus que reçoit aujour­d’hui l’ar­mée de terre française sont d’ailleurs déjà équipées de détecteurs d’une 2e génération.

Vers une gamme de munitions intelligentes

La volon­té de réduc­tion des effets col­latéraux et le souci légitime de réduire les pertes des forces ” amies ” en exposant le moins pos­si­ble les acteurs appel­lent ces nou­velles muni­tions et l’in­dus­trie muni­tion­naire s’emploie à en pro­pos­er sans per­dre de vue la con­trainte économique.

L’ar­tillerie de cam­pagne pour­rait acquérir d’i­ci cinq à six ans des muni­tions per­me­t­tant de détru­ire jusqu’à une ving­taine de kilo­mètres un blindé ou un véhicule désigné par un obser­va­teur ou un drone ; d’i­ci une dizaine d’an­nées des muni­tions capa­bles de frap­per jusqu’à 35 km, avec une pré­ci­sion métrique, un objec­tif là encore désigné ; dans le même cal­en­dri­er, des muni­tions capa­bles de frap­per à 50 ou 60 km, avec une pré­ci­sion décamétrique, un objec­tif non désigné (la muni­tion améri­caine Excal­ibur a cette ambi­tion, mais sa pre­mière généra­tion en fin de développe­ment sera lim­itée à une ving­taine de kilomètres).

Les chars pour­ront être dotés dans six à dix ans de muni­tions capa­bles de rejoin­dre une cible repérée et désignée par un autre char, un obser­va­teur ou encore un drone. Cet élar­gisse­ment du com­bat des chars à un deux­ième com­par­ti­ment de ter­rain fait l’ob­jet d’une intense pré­pa­ra­tion tech­nologique, organ­isée autour du démon­stra­teur Poly­nege (cf. planch­es 3 et 4).

Les nou­velles généra­tions de muni­tions intel­li­gentes néces­si­tent des cap­teurs (gyromètres, accéléromètres, mag­né­tomètres, etc., et des écar­tomètres) et des actu­a­teurs suff­isam­ment robustes pour sup­port­er les con­traintes du tir et suff­isam­ment peu chers pour ne pas déna­tur­er l’é­conomie de la munition.

L’in­dus­triel muni­tion­naire sait inté­gr­er dans une struc­ture muni­tion­naire très com­pacte et soumise aux mêmes con­traintes ces cap­teurs, les cal­cu­la­teurs asso­ciés, les empen­nages et canards déploy­ables, la charge létale et ses sécu­rités… et tout cela doit impéra­tive­ment rester économique­ment raisonnable.

Conclusion

La pre­mière généra­tion de muni­tions intel­li­gentes est en ser­vice et ses per­for­mances changent les don­nées du com­bat ter­restre. Toute une gamme de nou­velles muni­tions se pré­pare. Le défi tech­nologique et économique est for­mi­da­ble… mais la pre­mière généra­tion est née d’un défi sem­blable, relevé avec suc­cès par l’in­dus­triel munitionnaire.

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1. Mul­ti­ple Lanch Roquet System/Terminal Guid­ed Warhead.
2. Lors de la prise de Bag­dad, l’ar­mée améri­caine a util­isé 150 pro­to­types d’une muni­tion moins per­for­mante que l’obus Bonus, avec des résul­tats très cohérents.

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