Les marques au révélateur de leur résilience et de leur désirabilité


Après une longue période faste pour le luxe, le marché se retourne et les marques se trouvent exposées aux conséquences de leurs choix stratégiques passés. Les auteurs analysent les caractéristiques des marques qui tirent leur épingle du jeu dans cette période difficile. Et ils en déduisent des leçons pour l’avenir. Ce n’est pas la fin du luxe, c’est un rééquilibrage qui connaît ses survivants et ses perdants.
Pendant plus d’une décennie, l’industrie du luxe a vécu une période d’euphorie sans précédent. Les moteurs de croissance fonctionnaient tous à l’unisson : une Chine insatiable, une numérisation accélérée par l’e‑commerce et une base de clients en expansion, notamment grâce à la « premiumisation » de la beauté et à l’essor de la maroquinerie. Toutes les marques semblaient prospérer, ou presque. Mais depuis deux ans la dynamique a changé. Le marché ralentit, la performance des marques diverge et les investisseurs s’interrogent. Certaines marques semblent ne rien avoir perdu de leur élan, quand d’autres semblent être au point mort. L’heure est-elle à la crise structurelle ou assistons-nous simplement à un retour à la normale, quand seules les marques ayant un modèle économique robuste et un positionnement fort continuent à prospérer ?
La fête est finie ?
La dernière décennie de croissance du secteur du luxe (2012−2022) fut exceptionnellement favorable. Cette dynamique fut notamment portée par trois principaux moteurs : l’essor chinois, représentant à lui seul près de 50 % de la croissance du marché ces dix dernières années ; le boom du e‑commerce, permettant un accès facilité aux produits et une expansion rapide des ventes en ligne ; la montée en puissance des Very Important Customers (VIC), ces grands clients qui, bien que peu nombreux, sont devenus cruciaux pour les marques, pesant désormais près de la moitié des revenus du secteur.
Durant cette période, les grands acteurs du secteur (par exemple Hermès, Chanel, Louis Vuitton), surperformant le marché, ont connu la plus forte croissance en profitant de leurs effets d’échelle. Les huit plus grandes marques représentaient plus de 30 % du marché en 2022, contre 20 % en 2012. Durant cette période, désirabilité et échelle ont grandi ensemble, notamment grâce à des investissements marketing plus élevés et à l’excellence du réseau retail des grandes marques. L’analyse ci-dessous montre le lien quasi automatique entre la taille et la croissance sur la période 2012–2022, où le marché du luxe a complétement obéi à la règle du winner takes all : les plus grandes marques au point de départ en 2012 ont construit la plus grande désirabilité et en ont retiré le plus de croissance.
Cependant, l’année 2023 a marqué un coup d’arrêt et les résultats de l’année 2024 le confirment : la Chine a connu un ralentissement notable, la vente en ligne ne compense plus la perte de vitesse de la vente en boutique et la saturation de certains segments (notamment la maroquinerie) se fait sentir. Ce changement de paradigme met en lumière des différences majeures entre les marques.
Ce qui distingue les gagnants des perdants
Si toutes les maisons ont profité du boom du luxe, certaines étaient mieux préparées à encaisser un retournement de tendance.
L’analyse fine des performances révèle que les marques qui continuent de croître partagent plusieurs caractéristiques essentielles : une taille critique (les plus grandes marques disposent d’un pouvoir de marque et d’investissements marketing leur permettant de maintenir leur attractivité) ; un positionnement de marque claire, centré autour des valeurs historiques de la marque et aligné avec un axe culturel finement défini, assurant sa pertinence et sa désirabilité à long terme ; l’iconicité de leur offre (des maisons comme Hermès et Chanel ont pu capitaliser sur des produits phares qui transcendent les tendances et protègent des cycles) ; une diversification équilibrée (au lieu d’une dépendance excessive à un segment, ces marques ont su développer de nouvelles catégories, exemple : Hermès en beauté et maison, pour absorber les chocs du marché) ; une clientèle premium et fidèle (la dépendance excessive aux consommateurs d’outlet ou aux achats opportunistes en ligne expose davantage aux fluctuations économiques, à l’inverse la fidélité d’une base solide permet de s’abstraire de gains au court terme pour se concentrer sur les fondamentaux, désirabilité, iconicité, diversification raisonnée).
La rigueur du marché
Dans ce contexte, le marché agit comme un révélateur. Les maisons qui souffrent le plus aujourd’hui ont souvent fondé leur croissance sur des relais trop volatils.
On observe ainsi plusieurs phénomènes : la diversification à outrance sans cohérence a érodé la désirabilité ; les marques trop orientées mode (et non iconiques) peinent à maintenir leur attractivité ; celles qui avaient poussé le levier d’augmentation des prix à outrance se retrouvent dans une situation délicate pour récupérer de l’attractivité ; la surexposition au numérique a dilué la rareté et l’exclusivité de leurs produits ; les marques trop centrées sur la Chine subissent un effet de levier négatif ; les marques trop dépendantes d’une clientèle opportuniste (outlets, promotions, e‑commerce massif) voient leurs ventes plonger ; les acteurs de taille intermédiaire, sans assise financière forte, sont sous pression.
Prêtez-vous à l’exercice de relire les résultats récents des différents acteurs du secteur à l’aune de la liste ci-dessus et vous verrez que le destin actuel des marques était en grande partie prévisible.
Désirabilité et exclusivité
Les grandes gagnantes restent donc les maisons qui avaient anticipé ces risques et qui ont investi dans une stratégie de long terme, centrée sur la désirabilité et l’exclusivité.
“Les grandes gagnantes ont investi dans une stratégie de long terme.”
À ce sujet, une récente analyse des critères de désirabilité des marques de luxe indique que les attributs les plus importants sont bien ceux qui ont trait aux valeurs fondamentales du luxe en tant que marqueur culturel et communautaire fort : authenticité, qualité et savoir-faire, système de valeurs clairement défini et pertinent avec le positionnement de la marque, sentiment de communauté avec la base de clients. Les attributs autour du renouvellement des produits (par exemple à travers des éditions limitées ou des collaborations) ou du luxe perçu uniquement comme marqueur de statut social se révèlent contribuer faiblement à la désirabilité des marques.
Réinventer l’équation du luxe
Dans ce nouveau contexte, il est essentiel pour les marques de luxe de repenser leur stratégie, de privilégier les fondamentaux et d’investir sur quelques innovations transformantes qui garantiront la future pérennité. Renforcer la désirabilité : cela passe par une concentration sur les produits iconiques et une maîtrise du tempo des collections, en évitant la surproduction et la banalisation.
Travailler la pertinence culturelle, notamment auprès des clients les plus exigeants : en s’aventurant sur le terrain des expériences, de la musique, de l’art, et en s’efforçant de rester connecté avec la clientèle la plus fortunée et les avant-gardistes. Équilibrer la diversification : investir dans de nouvelles catégories (beauté, maison, joaillerie) permet de lisser les cycles économiques et de renforcer la présence de la marque sur plusieurs fronts. Maintenir une rareté perçue : les marques doivent faire attention à leur distribution et éviter une surexposition en ligne qui pourrait nuire à leur image exclusive. Investir dans la qualité des produits, l’innovation et les nouveaux business models.
Investir massivement dans l’image et l’expérience : à l’heure où les consommateurs cherchent avant tout une émotion, les marques doivent continuer d’innover en matière de storytelling et d’expérience client. L’analyse des marques les plus performantes (par exemple Hermès ou Chanel) permet de tirer quelques règles communes simples qui traduisent les éléments précédemment détaillés dans une réalité business concrète autour du mix catégoriel, de la distribution, du mix géographique et du mix clients.
Le cas Hermès
Certaines maisons ont déjà démontré l’efficacité de cette approche. Hermès, par exemple, a développé ses catégories secondaires en période de forte croissance, pour préserver la désirabilité de sa maroquinerie. Ainsi pré-Covid, la catégorie représentait 50 % du chiffre d’affaires de la marque. Pendant la période faste post-Covid, Hermès a su développer rapidement de nouvelles catégories, créer de la désirabilité tout en modérant la croissance et le poids de la maroquinerie. Fin 2023, la catégorie représentait 41 % du chiffre d’affaires de la marque. Alors que le marché ralentit, cette stratégie permet à Hermès de maintenir son attractivité et sa croissance, en utilisant ce réservoir de croissance et de désirabilité pour surperformer le marché et les concurrents.
Bottega Veneta et Loewe
D’autres maisons, plus petites, ont également réussi à manœuvrer avec succès pendant ces deux dernières années de turbulence et sont en bonne position pour continuer à récolter les fruits de leurs investissements dans le futur. Bottega Veneta s’est par exemple attaché à respecter un équilibre entre mode et produits iconiques, tout en travaillant l’élévation de la marque. Cette stratégie produit et retail s’est accompagnée de campagnes médias très réussies et très désirables, qui ont permis d’asseoir la marque comme l’une des plus en vue aujourd’hui.
Loewe est également un cas intéressant. Du point de vue de l’image, la marque espagnole, malgré sa croissance, n’a jamais dévié de son positionnement précis et fort, et a continué à investir pour maintenir sa pertinence culturelle (à travers par exemple la présentation de ses savoir-faire ou la mise en avant d’artistes chinois pointus). Côté produit, l’équilibre fin entre les catégories a été soigneusement piloté, par exemple en contrôlant les poids relatifs du prêt-à-porter, des chaussures et de la maroquinerie.
Le luxe face à son destin
La période actuelle n’est ni une crise passagère ni une fin du luxe. C’est une phase de sélection où seules les marques ayant un modèle robuste continueront de prospérer. Le marché envoie un message clair : l’ère de la croissance facile est révolue. Dans ce nouveau contexte, les marques gagnantes seront celles qui sauront trouver le juste équilibre entre fidélité aux fondamentaux (image et valeurs claires et précises, pertinence culturelle alignée avec les codes de la marque) et audace pour notamment investir sur les moteurs de croissance robustes de demain (diversification vers de nouvelles catégories porteuses, par exemple le luxe expérientiel, expansion dans les géographies porteuses, par exemple l’Inde, le Mexique ou l’Asie du Sud-Est). Les marques qui n’y arriveront pas risquent de voir la marée se retirer… et continuer de dévoiler leurs faiblesses.