Les marques au révélateur de leur résilience et de leur désirabilité

Les marques au révélateur de leur résilience et de leur désirabilité

Dossier : Le luxe et ses paradoxesMagazine N°805 Mai 2025
Par Joël HAZAN
Par Benjamin FASSENOT (X12)

Après une longue période faste pour le luxe, le mar­ché se retourne et les marques se trouvent expo­sées aux consé­quences de leurs choix stra­té­giques pas­sés. Les auteurs ana­lysent les carac­té­ris­tiques des marques qui tirent leur épingle du jeu dans cette période dif­fi­cile. Et ils en déduisent des leçons pour l’avenir. Ce n’est pas la fin du luxe, c’est un rééqui­li­brage qui connaît ses sur­vi­vants et ses perdants.

Pen­dant plus d’une décen­nie, l’industrie du luxe a vécu une période d’euphorie sans pré­cé­dent. Les moteurs de crois­sance fonc­tion­naient tous à l’unisson : une Chine insa­tiable, une numé­ri­sa­tion accé­lé­rée par l’e‑commerce et une base de clients en expan­sion, notam­ment grâce à la « pre­miu­mi­sa­tion » de la beau­té et à l’essor de la maro­qui­ne­rie. Toutes les marques sem­blaient pros­pé­rer, ou presque. Mais depuis deux ans la dyna­mique a chan­gé. Le mar­ché ralen­tit, la per­for­mance des marques diverge et les inves­tis­seurs s’interrogent. Cer­taines marques semblent ne rien avoir per­du de leur élan, quand d’autres semblent être au point mort. L’heure est-elle à la crise struc­tu­relle ou assis­tons-nous sim­ple­ment à un retour à la nor­male, quand seules les marques ayant un modèle éco­no­mique robuste et un posi­tion­ne­ment fort conti­nuent à prospérer ?

La fête est finie ?

La der­nière décen­nie de crois­sance du sec­teur du luxe (2012−2022) fut excep­tion­nel­le­ment favo­rable. Cette dyna­mique fut notam­ment por­tée par trois prin­ci­paux moteurs : l’essor chi­nois, repré­sen­tant à lui seul près de 50 % de la crois­sance du mar­ché ces dix der­nières années ; le boom du e‑commerce, per­met­tant un accès faci­li­té aux pro­duits et une expan­sion rapide des ventes en ligne ; la mon­tée en puis­sance des Very Impor­tant Cus­to­mers (VIC), ces grands clients qui, bien que peu nom­breux, sont deve­nus cru­ciaux pour les marques, pesant désor­mais près de la moi­tié des reve­nus du secteur.

Durant cette période, les grands acteurs du sec­teur (par exemple Her­mès, Cha­nel, Louis Vuit­ton), sur­per­for­mant le mar­ché, ont connu la plus forte crois­sance en pro­fi­tant de leurs effets d’échelle. Les huit plus grandes marques repré­sen­taient plus de 30 % du mar­ché en 2022, contre 20 % en 2012. Durant cette période, dési­ra­bi­li­té et échelle ont gran­di ensemble, notam­ment grâce à des inves­tis­se­ments mar­ke­ting plus éle­vés et à l’excellence du réseau retail des grandes marques. L’analyse ci-des­sous montre le lien qua­si auto­ma­tique entre la taille et la crois­sance sur la période 2012–2022, où le mar­ché du luxe a com­plé­te­ment obéi à la règle du win­ner takes all : les plus grandes marques au point de départ en 2012 ont construit la plus grande dési­ra­bi­li­té et en ont reti­ré le plus de croissance.

Cepen­dant, l’année 2023 a mar­qué un coup d’arrêt et les résul­tats de l’année 2024 le confirment : la Chine a connu un ralen­tis­se­ment notable, la vente en ligne ne com­pense plus la perte de vitesse de la vente en bou­tique et la satu­ra­tion de cer­tains seg­ments (notam­ment la maro­qui­ne­rie) se fait sen­tir. Ce chan­ge­ment de para­digme met en lumière des dif­fé­rences majeures entre les marques.

Ce qui distingue les gagnants des perdants

Si toutes les mai­sons ont pro­fi­té du boom du luxe, cer­taines étaient mieux pré­pa­rées à encais­ser un retour­ne­ment de tendance.

L’analyse fine des per­for­mances révèle que les marques qui conti­nuent de croître par­tagent plu­sieurs carac­té­ris­tiques essen­tielles : une taille cri­tique (les plus grandes marques dis­posent d’un pou­voir de marque et d’investissements mar­ke­ting leur per­met­tant de main­te­nir leur attrac­ti­vi­té) ; un posi­tion­ne­ment de marque claire, cen­tré autour des valeurs his­to­riques de la marque et ali­gné avec un axe cultu­rel fine­ment défi­ni, assu­rant sa per­ti­nence et sa dési­ra­bi­li­té à long terme ; l’iconicité de leur offre (des mai­sons comme Her­mès et Cha­nel ont pu capi­ta­li­ser sur des pro­duits phares qui trans­cendent les ten­dances et pro­tègent des cycles) ; une diver­si­fi­ca­tion équi­li­brée (au lieu d’une dépen­dance exces­sive à un seg­ment, ces marques ont su déve­lop­per de nou­velles caté­go­ries, exemple : Her­mès en beau­té et mai­son, pour absor­ber les chocs du mar­ché) ; une clien­tèle pre­mium et fidèle (la dépen­dance exces­sive aux consom­ma­teurs d’out­let ou aux achats oppor­tu­nistes en ligne expose davan­tage aux fluc­tua­tions éco­no­miques, à l’inverse la fidé­li­té d’une base solide per­met de s’abstraire de gains au court terme pour se concen­trer sur les fon­da­men­taux, dési­ra­bi­li­té, ico­ni­ci­té, diver­si­fi­ca­tion raisonnée).

La rigueur du marché

Dans ce contexte, le mar­ché agit comme un révé­la­teur. Les mai­sons qui souffrent le plus aujourd’hui ont sou­vent fon­dé leur crois­sance sur des relais trop volatils.

On observe ain­si plu­sieurs phé­no­mènes : la diver­si­fi­ca­tion à outrance sans cohé­rence a éro­dé la dési­ra­bi­li­té ; les marques trop orien­tées mode (et non ico­niques) peinent à main­te­nir leur attrac­ti­vi­té ; celles qui avaient pous­sé le levier d’augmentation des prix à outrance se retrouvent dans une situa­tion déli­cate pour récu­pé­rer de l’attractivité ; la sur­ex­po­si­tion au numé­rique a dilué la rare­té et l’exclusivité de leurs pro­duits ; les marques trop cen­trées sur la Chine subissent un effet de levier néga­tif ; les marques trop dépen­dantes d’une clien­tèle oppor­tu­niste (out­lets, pro­mo­tions, e‑commerce mas­sif) voient leurs ventes plon­ger ; les acteurs de taille inter­mé­diaire, sans assise finan­cière forte, sont sous pression.

Prê­tez-vous à l’exercice de relire les résul­tats récents des dif­fé­rents acteurs du sec­teur à l’aune de la liste ci-des­sus et vous ver­rez que le des­tin actuel des marques était en grande par­tie prévisible.

Désirabilité et exclusivité

Les grandes gagnantes res­tent donc les mai­sons qui avaient anti­ci­pé ces risques et qui ont inves­ti dans une stra­té­gie de long terme, cen­trée sur la dési­ra­bi­li­té et l’exclusivité.

“Les grandes gagnantes ont investi dans une stratégie de long terme.”

À ce sujet, une récente ana­lyse des cri­tères de dési­ra­bi­li­té des marques de luxe indique que les attri­buts les plus impor­tants sont bien ceux qui ont trait aux valeurs fon­da­men­tales du luxe en tant que mar­queur cultu­rel et com­mu­nau­taire fort : authen­ti­ci­té, qua­li­té et savoir-faire, sys­tème de valeurs clai­re­ment défi­ni et per­ti­nent avec le posi­tion­ne­ment de la marque, sen­ti­ment de com­mu­nau­té avec la base de clients. Les attri­buts autour du renou­vel­le­ment des pro­duits (par exemple à tra­vers des édi­tions limi­tées ou des col­la­bo­ra­tions) ou du luxe per­çu uni­que­ment comme mar­queur de sta­tut social se révèlent contri­buer fai­ble­ment à la dési­ra­bi­li­té des marques.

Réinventer l’équation du luxe

Dans ce nou­veau contexte, il est essen­tiel pour les marques de luxe de repen­ser leur stra­té­gie, de pri­vi­lé­gier les fon­da­men­taux et d’investir sur quelques inno­va­tions trans­for­mantes qui garan­ti­ront la future péren­ni­té. Ren­for­cer la dési­ra­bi­li­té : cela passe par une concen­tra­tion sur les pro­duits ico­niques et une maî­trise du tem­po des col­lec­tions, en évi­tant la sur­pro­duc­tion et la banalisation.

Tra­vailler la per­ti­nence cultu­relle, notam­ment auprès des clients les plus exi­geants : en s’aventurant sur le ter­rain des expé­riences, de la musique, de l’art, et en s’efforçant de res­ter connec­té avec la clien­tèle la plus for­tu­née et les avant-gar­distes. Équi­li­brer la diver­si­fi­ca­tion : inves­tir dans de nou­velles caté­go­ries (beau­té, mai­son, joaille­rie) per­met de lis­ser les cycles éco­no­miques et de ren­for­cer la pré­sence de la marque sur plu­sieurs fronts. Main­te­nir une rare­té per­çue : les marques doivent faire atten­tion à leur dis­tri­bu­tion et évi­ter une sur­ex­po­si­tion en ligne qui pour­rait nuire à leur image exclu­sive. Inves­tir dans la qua­li­té des pro­duits, l’innovation et les nou­veaux busi­ness models.

Inves­tir mas­si­ve­ment dans l’image et l’expérience : à l’heure où les consom­ma­teurs cherchent avant tout une émo­tion, les marques doivent conti­nuer d’innover en matière de sto­ry­tel­ling et d’expérience client. L’analyse des marques les plus per­for­mantes (par exemple Her­mès ou Cha­nel) per­met de tirer quelques règles com­munes simples qui tra­duisent les élé­ments pré­cé­dem­ment détaillés dans une réa­li­té busi­ness concrète autour du mix caté­go­riel, de la dis­tri­bu­tion, du mix géo­gra­phique et du mix clients.

Le cas Hermès

Cer­taines mai­sons ont déjà démon­tré l’efficacité de cette approche. Her­mès, par exemple, a déve­lop­pé ses caté­go­ries secon­daires en période de forte crois­sance, pour pré­ser­ver la dési­ra­bi­li­té de sa maro­qui­ne­rie. Ain­si pré-Covid, la caté­go­rie repré­sen­tait 50 % du chiffre d’affaires de la marque. Pen­dant la période faste post-Covid, Her­mès a su déve­lop­per rapi­de­ment de nou­velles caté­go­ries, créer de la dési­ra­bi­li­té tout en modé­rant la crois­sance et le poids de la maro­qui­ne­rie. Fin 2023, la caté­go­rie repré­sen­tait 41 % du chiffre d’affaires de la marque. Alors que le mar­ché ralen­tit, cette stra­té­gie per­met à Her­mès de main­te­nir son attrac­ti­vi­té et sa crois­sance, en uti­li­sant ce réser­voir de crois­sance et de dési­ra­bi­li­té pour sur­per­for­mer le mar­ché et les concurrents.

Bottega Veneta et Loewe

D’autres mai­sons, plus petites, ont éga­le­ment réus­si à manœu­vrer avec suc­cès pen­dant ces deux der­nières années de tur­bu­lence et sont en bonne posi­tion pour conti­nuer à récol­ter les fruits de leurs inves­tis­se­ments dans le futur. Bot­te­ga Vene­ta s’est par exemple atta­ché à res­pec­ter un équi­libre entre mode et pro­duits ico­niques, tout en tra­vaillant l’élévation de la marque. Cette stra­té­gie pro­duit et retail s’est accom­pa­gnée de cam­pagnes médias très réus­sies et très dési­rables, qui ont per­mis d’asseoir la marque comme l’une des plus en vue aujourd’hui.

Loewe est éga­le­ment un cas inté­res­sant. Du point de vue de l’image, la marque espa­gnole, mal­gré sa crois­sance, n’a jamais dévié de son posi­tion­ne­ment pré­cis et fort, et a conti­nué à inves­tir pour main­te­nir sa per­ti­nence cultu­relle (à tra­vers par exemple la pré­sen­ta­tion de ses savoir-faire ou la mise en avant d’artistes chi­nois poin­tus). Côté pro­duit, l’équilibre fin entre les caté­go­ries a été soi­gneu­se­ment pilo­té, par exemple en contrô­lant les poids rela­tifs du prêt-à-por­ter, des chaus­sures et de la maroquinerie.

Le luxe face à son destin

La période actuelle n’est ni une crise pas­sa­gère ni une fin du luxe. C’est une phase de sélec­tion où seules les marques ayant un modèle robuste conti­nue­ront de pros­pé­rer. Le mar­ché envoie un mes­sage clair : l’ère de la crois­sance facile est révo­lue. Dans ce nou­veau contexte, les marques gagnantes seront celles qui sau­ront trou­ver le juste équi­libre entre fidé­li­té aux fon­da­men­taux (image et valeurs claires et pré­cises, per­ti­nence cultu­relle ali­gnée avec les codes de la marque) et audace pour notam­ment inves­tir sur les moteurs de crois­sance robustes de demain (diver­si­fi­ca­tion vers de nou­velles caté­go­ries por­teuses, par exemple le luxe expé­rien­tiel, expan­sion dans les géo­gra­phies por­teuses, par exemple l’Inde, le Mexique ou l’Asie du Sud-Est). Les marques qui n’y arri­ve­ront pas risquent de voir la marée se reti­rer… et conti­nuer de dévoi­ler leurs faiblesses.

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