Les marchés financiers : forces et faiblesses

Dossier : Le nouvel espace financierMagazine N°652 Février 2010
Par Thierry FRANCQ (83)

REPÈRES

REPÈRES
C’est la baisse bru­tale des cota­tions don­nées par les agences de nota­tion qui con­stitue le sig­nal fort de la crise : en octo­bre 2007, elles dégradent les notes de plus de 4 000 fonds dits RMBS (Res­i­den­tial Mort­gage Backed Secu­ri­ties, oblig­a­tions gagées par des hypothèques sur des loge­ments). Les encours totaux des oblig­a­tions émis­es par des sociétés finan­cières améri­caines pour refi­nancer leurs créances (Asset Based Secu­ri­ties et Mort­gage Secu­ri­ties) représen­taient alors 8 000 mil­liards de dol­lars. Le FMI esti­mait en avril 2009 à 4 000 mil­liards de dol­lars les pertes de l’ensemble du secteur financier entre 2007 et 2010.

Après plusieurs années d’un loy­er de l’ar­gent faible et un gon­fle­ment du prix de nom­breux act­ifs, très peu d’ob­ser­va­teurs ont mesuré l’im­pact à venir du retourne­ment du marché immo­bili­er améri­cain à par­tir de 2006.

Alors que les investis­seurs avaient été con­duits à rechercher des ren­de­ments tou­jours plus élevés au moyen de pro­duits de plus en plus risqués et com­plex­es, la crise dite des sub­primes allait révéler des faib­less­es majeures dans deux mécan­ismes de trans­fert des risques — la titri­sa­tion et les dérivés de gré à gré — et met­tre à mal l’ensem­ble du secteur financier, sous forme de crise de liq­uid­ité général­isée d’abord, puis de crise de solv­abil­ité pour un grand nom­bre d’ac­teurs de pre­mier plan, avec les con­séquences que l’on sait sur l’é­conomie ” réelle “1.

Cha­cun de ces mécan­ismes et leurs marchés respec­tifs ont présen­té en effet une série de dys­fonc­tion­nements, pour lesquels les régu­la­teurs du monde entier, de façon con­certée, ont pro­gres­sive­ment affiné les pistes de solution.

Les marchés plus tra­di­tion­nels comme les marchés régulés d’ac­tions ont mieux résisté à la crise, mais l’in­no­va­tion finan­cière et une vive con­cur­rence entre plate­formes de négo­ci­a­tion ont favorisé le développe­ment de cer­taines formes de trad­ing qui met­tent en cause l’ef­fi­cience des marchés et l’é­gal­ité de traite­ment des intervenants.

Les trois faiblesses de la titrisation

La crise, dont l’épi­cen­tre se trou­ve aux États-Unis, a mis au jour au moins trois faib­less­es impor­tantes dans les pra­tiques de la titri­sa­tion.

Une tech­nique pour alléger les bilans
La titri­sa­tion est une forme d’ingénierie finan­cière qui est mise enœu­vre avec suc­cès depuis les années 1970 notam­ment aux États-Unis. Cette tech­nique con­siste à rassem­bler des créances, par exem­ple des prêts hypothé­caires, des crédits à la con­som­ma­tion ou encore des prêts con­sen­tis dans le cadre d’un LBO, dans un pool qui est cédé à une entité qui à son tour émet des titres (ABS, MBS, ABCP, CLO…), répar­tis en trois ou qua­tre tranch­es au pro­fil de risque dis­tinct (super­se­nior, senior, mez­za­nine, equi­ty) et dont les flux (prin­ci­pal et intérêts) sont gagés sur les act­ifs sous-jacents cédés. La titri­sa­tion per­met de refi­nancer les crédits dis­tribués en allégeant les bilans ban­caires moyen­nant le trans­fert du risque de crédit aux investisseurs.

Tout d’abord, les acteurs de ce mod­èle dit orig­i­nate to dis­trib­ute (con­sis­tant à fab­ri­quer des créances puis à les plac­er sur les marchés financiers) n’avaient pas les inci­ta­tions néces­saires à la mise en œuvre des dili­gences req­ui­s­es sur les act­ifs sous-jacents, et appré­ci­aient mal les risques attachés aux mon­tages. Les ban­ques octroy­aient mas­sive­ment des crédits à des emprun­teurs peu solv­ables tout en sachant que les créances seraient rapi­de­ment cédées avec les risques afférents. Il est con­venu qu’à l’avenir les ban­ques devront con­serv­er une par­tie de ces risques au bilan. En out­re, elles devront mieux inté­gr­er les risques résidu­els hors bilan liés à la titri­sa­tion, et mieux gér­er les risques de liq­uid­ité car les mon­tages sont sou­vent viables seule­ment si les refi­nance­ments à court terme sont disponibles en permanence.

Ensuite, les agences de nota­tion, un mail­lon devenu incon­tourn­able dans la chaîne de la titri­sa­tion en rai­son notam­ment de la recon­nais­sance offi­cielle que leur pro­cure depuis plus de trente ans la régle­men­ta­tion améri­caine et de la com­plex­ité crois­sante des mon­tages, n’ont pas pu fournir aux investis­seurs les infor­ma­tions et analy­ses dont ils avaient besoin. La per­ti­nence de leur éval­u­a­tion des risques inhérents aux pro­duits de finance­ment struc­turé a été large­ment mise en cause dans un con­texte de dégra­da­tions mul­ti­ples et bru­tales des notes émis­es à par­tir de l’au­tomne 2007.

Con­flits d’intérêts
Les ban­ques ini­ti­atri­ces de mon­tages financiers ou émet­tri­ces de pro­duits ont besoin des agences de nota­tion, tout autant que celles-ci ont besoin des ban­ques. Or les modes de rémunéra­tion en vigueur induisent des con­flits d’in­térêts. L’af­faire Enron avait déjà attiré l’at­ten­tion des autorités sur le niveau d’indépen­dance des agences.

De toute évi­dence, les agences — comme les ban­ques ini­ti­atri­ces des mon­tages — devront mieux gér­er les con­flits d’in­térêts, large­ment liés aux mod­èles de rémunéra­tion. Elles devront aus­si mieux éval­uer les risques, et mieux com­mu­ni­quer à la fois sur la portée des notes émis­es et sur les hypothès­es et don­nées util­isées dans leurs modèles.

En Europe, un règle­ment com­mu­nau­taire s’ap­pli­quera très prochaine­ment aux agences, met­tant fin à un sys­tème d’au­torégu­la­tion fondé sur le code de bonne con­duite élaboré au niveau international.

Par ailleurs, les ques­tions rel­a­tives aux con­flits d’in­térêts et inci­ta­tions soulevées par la crise dépassent le cadre des agences de nota­tion et des ban­ques cédantes. La régle­men­ta­tion, y com­pris pru­den­tielle et compt­able, devra sans aucun doute encadr­er dans un sens restric­tif toutes les pra­tiques, y com­pris en matière de rémunéra­tion indi­vidu­elle, qui inci­tent à pren­dre des risques exces­sifs ou mal mesurés.

Enfin, la trans­parence du marché a été prise en défaut sur au moins trois plans. D’une part, l’ex­trême com­plex­ité des struc­tures des véhicules de titri­sa­tion les rendait dif­fi­cile­ment com­préhen­si­bles. D’autre part, l’in­suff­i­sance des infor­ma­tions disponibles sur les act­ifs sous-jacents (y com­pris leurs cash-flows futurs dans dif­férents scé­nar­ios) rendait impos­si­ble toute analyse sérieuse de la part des investis­seurs. En effet, quelle que soit la qual­ité d’une nota­tion, celle-ci ne doit pas dis­penser des dili­gences néces­saires à la ges­tion des risques.

Contrôler les dérivés de gré à gré

Les Cred­it Default Swaps
Ce sont des con­trats d’as­sur­ance privés par lesquels l’as­sureur (qual­i­fié de ” vendeur ”) cou­vre l’as­suré ” acheteur ” con­tre les risques de défail­lance d’un créanci­er de l’as­suré : le vendeur rem­bourse l’a­cheteur des pertes dues à un défaut de paiement. Une par­tic­u­lar­ité de ces con­trats est que le vendeur n’est pas tenu de met­tre des fonds de côté pour cou­vrir le risque, ce qui con­stitue une expo­si­tion hors bilan.

Les opéra­tions de dérivés de gré à gré sur les taux, les devis­es et les actions con­nais­sent un développe­ment soutenu depuis une trentaine d’an­nées. Elles sont aujour­d’hui indis­pens­ables pour nom­bre d’ac­teurs à la recherche d’une cou­ver­ture de risques variés.

Les risques opéra­tionnels et de con­trepar­tie que présen­tent ces marchés ont fait l’ob­jet de recom­man­da­tions dès avant la crise, mais celle-ci a don­né un élan déter­mi­nant aux évo­lu­tions en cours des­tinées à sécuris­er et ren­dre plus trans­par­ents ces marchés, surtout le seg­ment des Cred­it Default Swaps qui a décu­plé en taille en trois ans et présente des risques d’une impor­tance par­ti­c­ulière pour la sta­bil­ité du sys­tème financier.

Les ban­ques octroy­aient mas­sive­ment des crédits à des emprun­teurs peu solvables

La crise, et notam­ment la fail­lite du groupe Lehman Broth­ers et la qua­si-fail­lite d’AIG en sep­tem­bre 2008, a mis en lumière au moins trois faib­less­es majeures dans les marchés dérivés de gré à gré.

1) Le vol­ume des opéra­tions et leur com­plex­ité engen­drent des risques opéra­tionnels con­sid­érables. Les acteurs ont fait des pro­grès sig­ni­fi­cat­ifs dans les domaines de la stan­dard­i­s­a­tion juridique des con­trats et l’au­toma­ti­sa­tion des proces­sus (con­fir­ma­tions, flux moné­taires…), mais ces efforts doivent être poursuivis.

2) Le car­ac­tère bilatéral des trans­ac­tions et le nom­bre réduit de par­tic­i­pants exac­er­bent les risques de con­trepar­tie et de con­cen­tra­tion, ampli­fi­ant les risques de défail­lance en chaîne en cas de défaut d’un par­tic­i­pant majeur. Le risque sys­témique présen­té par le marché des CDS a con­duit les régu­la­teurs du monde entier à estimer qu’il est néces­saire que les CDS stan­dard­is­és, au moins ceux con­clus par les acteurs sys­témique­ment impor­tants, soient com­pen­sés par une con­trepar­tie cen­trale, et les solu­tions opéra­tionnelles, y com­pris des bases de don­nées cen­trales pour les trans­ac­tions con­cernées, ont d’ores et déjà com­mencé à voir le jour.

Les agences de nota­tion n’ont pas pu fournir les infor­ma­tions et analy­ses nécessaires

3) L’opac­ité des trans­ac­tions et des posi­tions sur les marchés peu ou pas régulés rend ces marchés non seule­ment inef­fi­cients mais aus­si dif­fi­cile­ment con­trôlables par les autorités.

Un encadrement des hedge funds

Par ailleurs, la crise a égale­ment mis en lumière le rôle par­fois prépondérant des hedge funds dans les marchés dérivés de gré à gré, notam­ment les CDS. Ces fonds ne s’adres­sant pas au grand pub­lic, jusqu’à la crise on jugeait générale­ment suff­isante une régu­la­tion indi­recte des hedge funds via les con­trôles opérés par les prime bro­kers (les inter­mé­di­aires qui finan­cent leur effet de levi­er). Mais depuis la crise un con­sen­sus large s’est dégagé en faveur d’un enreg­istrement des fonds sig­ni­fi­cat­ifs auprès d’un régu­la­teur qui serait des­ti­nataire d’un flux réguli­er d’in­for­ma­tions sur les fonds.

Repenser l’organisation des marchés

Ges­tion alternative
Elle vise à décor­réler les per­for­mances d’un porte­feuille de l’évo­lu­tion générale des marchés, qu’ils soient d’ac­tions, d’oblig­a­tions, de matières pre­mières, d’im­mo­bili­er, etc. Elle est pra­tiquée par des fonds d’in­vestisse­ment dits alter­nat­ifs (hedge funds) qui offrent aux investis­seurs des oppor­tu­nités de diver­si­fi­ca­tion de leurs portefeuilles.

Si les marchés moné­taires (dont le marché inter­ban­caire) ain­si que les marchés oblig­ataires ont forte­ment souf­fert de la crise de liq­uid­ité et la crise de con­fi­ance dans la solid­ité des acteurs, les marchés régle­men­tés d’ac­tions ont con­tin­ué à fonc­tion­ner à peu près nor­male­ment, mal­gré un recul con­sid­érable des cours (baisse de 44 % de l’indice CAC 40 en 2008) et des niveaux his­toriques de volatilité.

On con­state cepen­dant une dégra­da­tion per­sis­tante des con­di­tions de fonc­tion­nement des marchés actions, prob­a­ble­ment en par­tie attribuable aux séquelles de la crise financière.

Mais d’autres fac­teurs sont cer­taine­ment à l’œu­vre. En par­ti­c­uli­er, les effets de la direc­tive MIF sur la con­cur­rence ne sem­blent pas répon­dre aux buts visés. Cette ques­tion sera exam­inée dans le cadre de la prochaine révi­sion de la directive.

Réconcilier l’économie et les marchés

Une direc­tive à revoir
La direc­tive européenne con­cer­nant les marchés d’in­stru­ments financiers (MIF) avait pour ambi­tion de révo­lu­tion­ner les marchés, en par­ti­c­uli­er en intro­duisant plus de con­cur­rence. Para­doxale­ment, elle a abouti à une frag­men­ta­tion des marchés qui a affaib­li les mécan­ismes de for­ma­tion des prix.

Les marchés financiers assu­ment des fonc­tions essen­tielles à la bonne marche de l’é­conomie. Out­re leur par­tic­i­pa­tion directe (com­plé­men­taire à celle des ban­ques) au finance­ment des entre­pris­es, ils per­me­t­tent le trans­fert, la diver­si­fi­ca­tion et la cou­ver­ture des risques d’une part, et l’échange des act­ifs qui y sont négo­ciés à tra­vers leur fonc­tion de val­ori­sa­tion d’autre part.

L’im­por­tance de ces fonc­tions et des cap­i­taux en jeu, l’in­no­va­tion finan­cière per­ma­nente et la glob­al­i­sa­tion de la sphère finan­cière exi­gent une sur­veil­lance ren­for­cée et con­certée de nature à prévenir, ou pour le moins ren­dre moins prob­a­ble, une nou­velle crise financière.

1. Selon les esti­ma­tions d’avril 2009 du FMI, les pertes pour l’ensemble du secteur financier entre 2007 et 2010 seraient de l’ordre de 4 tril­lions de dol­lars améri­cains.

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