Les langues pour comprendre notre monde

Dossier : Libres ProposMagazine N°533 Mars 1998
Par Michel MALHERBE (50)

L’Éducation nationale enseigne surtout les langues de notre ban­lieue immé­di­ate : anglais, espag­nol, alle­mand. Il y a bien quelques ouver­tures sur des langues plus loin­taines mais seuls de très rares élèves s’inscrivent à des cours de russe, d’arabe, de chi­nois ou de japon­ais. On trou­ve une classe de viet­namien au lycée Louis-le-Grand, mais tous les élèves sont d’origine viet­nami­enne et par­lent cette langue dans leur famille.

À l’heure de la mon­di­al­i­sa­tion, il paraî­trait nor­mal de sor­tir de nos habi­tudes sinon dans l’Eu­rope élargie, l’en­seigne­ment risque de se lim­iter aux langues de la Com­mu­nauté, un peu comme si, en France, les seules enseignées étaient le bre­ton, le basque, le cata­lan, l’oc­c­i­tan et le corse !

Évidem­ment l’U­ni­ver­sité ne peut évoluer rapi­de­ment et il est dif­fi­cile d’in­fléchir de vieilles habi­tudes. L’idée d’ap­pren­dre aux enfants le chi­nois ou l’arabe n’est pas encore à la mode. Pourquoi d’ailleurs aller à l’en­con­tre de nos tra­di­tions ? Certes le monde change mais la maîtrise de l’anglais per­met déjà une com­mu­ni­ca­tion sat­is­faisante avec les hommes d’af­faires de tous les pays. N’est-ce pas une vision d’in­tel­lectuel per­du dans l’ab­strac­tion que de vouloir s’in­téress­er à des langues dont nous nous sommes très bien passés jusqu’à présent ?

Il se trou­ve que je ne suis ni uni­ver­si­taire ni lin­guiste mais tout sim­ple­ment ingénieur des Ponts, à la car­rière essen­tielle­ment con­sacrée à la coopéra­tion avec l’é­tranger. C’est donc comme prati­cien que j’ai eu à faire face au prob­lème des langues ou, plus générale­ment, des cul­tures étrangères. Incon­testable­ment, il y a là des ponts à con­stru­ire et, sans vouloir jouer au pon­tife, je pense que le sujet mérite que nos cama­rades y réfléchissent.

La diversité des langues, comme politique de la francophonie

Dans ses pre­mières années, la fran­coph­o­nie est apparue comme une entre­prise de défense de la langue française con­tre l’im­péri­al­isme de l’anglais dont l’ar­gu­men­ta­tion se fondait sur l’ex­cel­lence de notre lit­téra­ture et un cer­tain sno­bisme des étrangers cul­tivés. En car­i­cat­u­rant, le français était la langue d’une élite raf­finée, par oppo­si­tion à l’anglais con­finé dans un rôle basse­ment com­mer­cial. C’é­tait aus­si la langue d’un empire dont nous avions la nos­tal­gie et dont nous per­sévérons à défendre la cul­ture, faute d’avoir pu en main­tenir l’u­nité politique.

Une telle con­cep­tion de la fran­coph­o­nie a été accusée d’être néo-colo­nial­iste et élitiste.

Un tour­nant a été pris récem­ment, fort intel­li­gent. L’ar­gu­men­ta­tion con­siste à présen­ter la diver­sité des cul­tures comme une richesse de l’hu­man­ité. Rien ne serait plus triste qu’un monde uni­formisé sur un mod­èle anglo-sax­on. En défen­dant le français, ce sont donc toutes les autres langues que nous défendons et nous nous plaçons au pre­mier rang d’une lutte pour la val­ori­sa­tion de toutes les cul­tures. Nous ral­lions ain­si la sym­pa­thie de tous ceux dont la civil­i­sa­tion risque d’être con­t­a­m­inée par d’autres peu­ples et nous n’ap­pa­rais­sons plus comme les adver­saires de l’anglais car nous don­nons à cette langue des argu­ments pour ne pas devenir pro­gres­sive­ment un sabir informe où Shake­speare ne se recon­naî­trait plus.

À vrai dire cette nou­velle posi­tion de la France ne manque pas de piquant, notre pays ayant tout fait dans le passé pour lamin­er toutes les formes d’ex­pres­sions étrangères à Vauge­las. Farouche­ment lin­gui­cide, la France est presque venue à bout du bre­ton et du fran­co-provençal, le basque et le cata­lan ne sur­vivant que grâce à la présence de com­mu­nautés bien plus nom­breuses au-delà de la fron­tière espagnole.

Quoi qu’il en soit, même tardif et de cir­con­stance, le com­bat pour préserv­er la diver­sité des cul­tures et des langues mérite d’être mené, et ceci pour de nom­breuses raisons qui ne sont pas seule­ment intel­lectuelles ou sentimentales.

L’approche des autres langues, un enrichissement de l’esprit

Per­son­ne ne s’é­ton­nera que l’ap­pren­tis­sage des langues loin­taines apporte davan­tage que celui des langues proches. Entr­er dans une façon de penser et de s’ex­primer rad­i­cale­ment dif­férente de la nôtre, rel­a­tivise nos habi­tudes et per­met d’as­sou­plir l’esprit.

Il y a peu d’an­nées, on insis­tait sur l’in­térêt d’ap­pren­dre le latin et le grec, langues loin­taines dans le temps, qui, out­re leur intérêt pour l’his­toire du français, per­me­t­tent la décou­verte de décli­naisons, d’un ordre dif­férent des mots dans la phrase, etc. Inutile de dire que l’on peut faire mieux dans le dépayse­ment avec l’arabe, le chi­nois ou le coréen.

L’arabe par exem­ple dépayse pro­fondé­ment par son alpha­bet adap­té à une langue très riche en con­sonnes et très pau­vre en voyelles. (Que l’on écrive aus­si bien Mahomet que Mohammed mon­tre bien que les voyelles sont dif­fi­ciles à iden­ti­fi­er ; l’orthographe arabe n’écrit d’ailleurs que mhmd.) C’est cepen­dant la struc­ture des mots, leur mor­pholo­gie, qui est la plus fasci­nante. Autour d’un rad­i­cal habituelle­ment de trois con­sonnes, l’arabe brode à l’in­fi­ni des dérivés en vari­ant les voyelles, en pré­fix­ant divers­es let­tres ou par d’autres procédés. Ain­si, à par­tir du rad­i­cal KTB on tire kat­ib, l’écrivain ; mak­tab, bureau ; mak­ta­ba, bib­lio­thèque ; koutoubi, libraire ; mek­toub, (c’est) écrit, etc.

Ce procédé est si ancré dans la langue que les mots d’un dic­tio­n­naire sont classés d’après l’or­dre alphabé­tique des let­tres de la racine. Ain­si istiqlal, ” indépen­dance “, se cherche à la let­tre q, d’un rad­i­cal qll qui porte l’idée de rareté !

Le chi­nois, pour sa part, dépayse par son écri­t­ure et sa phoné­tique. Le sys­tème des tons, selon lequel une syl­labe peut pren­dre des sig­ni­fi­ca­tions très dif­férentes en fonc­tion de sa hau­teur ou de sa mod­u­la­tion, exige à coup sûr l’é­d­u­ca­tion de l’or­eille. Quant aux idéo­grammes, dont il faut con­naître au moins 3 000 signes pour espér­er lire un jour­nal, ils sur­pren­nent par le fait qu’ils sont por­teurs de sens mais n’ont pas de lien oblig­a­toire avec leur pronon­ci­a­tion. Que dire aus­si de la recherche d’un idéo­gramme dans un dic­tio­n­naire, basée sur le nom­bre des coups de pinceaux néces­saires à son écri­t­ure (trois par exem­ple pour un car­ré, et non qua­tre selon notre logique). Le monde de la Chine per­met aus­si l’ac­cès à des langues fort dif­férentes qui lui ont emprun­té un impor­tant vocab­u­laire comme le viet­namien, le japon­ais ou le coréen.

On pour­rait mul­ti­pli­er à l’in­fi­ni les exem­ples de ces curiosités qui illus­trent la prodigieuse fécon­dité de l’e­sprit humain, notre cerveau, iden­tique à la nais­sance, pou­vant se pro­gram­mer selon un sys­tème ou un autre.

Je me suis amusé à col­lec­tion­ner dans Les lan­gages de l’hu­man­ité (col­lec­tion ” Bouquin ” chez Robert Laf­font) ce qui peut être intéres­sant ou orig­i­nal dans les dif­férents groupes de langues, comme par exem­ple la façon qu’a le haous­sa de mar­quer les temps en changeant le pronom et non le verbe : ce dernier reste invari­able mais il y a un ” je ” du présent, un ” je ” du passé et un ” je ” du futur. Pourquoi pas !

Mais encore une fois, l’essen­tiel n’est pas de piquer la curiosité d’un lecteur cul­tivé, il s’ag­it de faire com­pren­dre que les langues, comme les reli­gions, sont révéla­tri­ces d’une cer­taine con­cep­tion du monde, sont por­teuses d’un sys­tème de valeurs qui, si nous les ignorons com­plète­ment, fer­ont obsta­cle à notre com­préhen­sion de l’in­ter­locu­teur étranger. C’est dire à quel point une économie fondée sur l’ex­por­ta­tion doit être atten­tive à la cul­ture véhiculée par la langue.

La culture et la langue

Il est tout sim­ple­ment ridicule de se dire human­iste si l’on n’a pas la curiosité de con­naître l’é­tranger. Il est vain de s’oc­cu­per de développe­ment économique si l’on n’a pas une claire con­science que le développe­ment dépend de la cul­ture et ne se lim­ite pas à l’ap­pli­ca­tion de théories économiques. L’échec du développe­ment en Afrique n’est pas tant dû à la soi-dis­ant exploita­tion cap­i­tal­iste de ses ressources naturelles qu’à l’i­nadéqua­tion de nos mod­èles aux cul­tures des peu­ples africains, leurs élites ayant en toute bonne foi cher­ché à appli­quer chez eux ce qu’ils ont appris à notre con­tact. Nous sommes à juste titre fiers de notre cul­ture et de notre lit­téra­ture mais nous ignorons superbe­ment les tré­sors de cul­tures loin­taines, entrap­erçues seule­ment au tra­vers de rares traductions.

La pre­mière con­di­tion d’ac­cès à une cul­ture étrangère est de savoir qu’elle existe : deman­dez autour de vous ce qu’évoque le mot de ” télougou “, pour­tant ce peu­ple compte env­i­ron 60 mil­lions d’âmes, cette langue dis­pose d’un alpha­bet orig­i­nal et sa lit­téra­ture est presque aus­si anci­enne que la nôtre. J’ou­bli­ais de rap­pel­er que les Télougous habitent l’É­tat d’Andhra Pradesh en Inde, cap­i­tale Hyderabad.

Notre vision eth­no­cen­trée nous fait oubli­er que le français se situe env­i­ron au 10e rang dans le monde par le nom­bre de locu­teurs, der­rière le ben­gali, que l’hin­dous­tani (nom don­né à l’ensem­ble hin­di-our­dou) est la troisième langue du monde avec plus de 400 mil­lions de locu­teurs, qu’il y a env­i­ron 25 sys­tèmes d’écri­t­ures dans le monde dont la moitié en Inde.

La con­nais­sance du paysage lin­guis­tique du monde est un élé­ment impor­tant de la cul­ture générale la plus élé­men­taire. On compte aujour­d’hui près de 3 000 langues dans le monde sans compter les dialectes (le bre­ton est une langue, l’al­sa­cien est un dialecte alé­manique), mais la répar­ti­tion géo­graphique est sur­prenante : le Van­u­atu (ex-Nou­velles-Hébrides) compte 105 langues bien dis­tinctes pour 150 000 habi­tants alors que le man­darin (chi­nois de Pékin) est par­lé par un bloc com­pact de plus de 800 mil­lions d’âmes.

L’évo­lu­tion du nom­bre de langues dans le temps est égale­ment intéres­sante : il dimin­ue assez rapi­de­ment, car les petites langues dis­parais­sent au prof­it de langues véhic­u­laires ou de créoles en for­ma­tion. Comme bien évidem­ment, au début de l’hu­man­ité le nom­bre de langues était lim­ité, il y a dû avoir un max­i­mum de peut-être quelques dizaines de mil­liers de langues à une péri­ode indéter­minée avant l’ère chré­ti­enne. Tout au plus peut-on sup­put­er, en se fon­dant sur le fait que les cul­tures prim­i­tives comme celles des Papous ont une langue par vil­lage, c’est-à-dire env­i­ron 1 000 indi­vidus, qu’il y avait déjà 3 000 langues quand la terre était peu­plée de 3 mil­lions d’hommes seule­ment, soit 40 000 à 50 000 ans avant la péri­ode actuelle. La diminu­tion du nom­bre des langues peut encore dur­er un cer­tain temps : si le monde entier avait la même diver­sité lin­guis­tique que l’Eu­rope, il n’en exis­terait que 400 au lieu de 3 000, ce qui n’est déjà pas si mal.

Autre fait impor­tant à not­er, si les lin­guistes peu­vent tran­scrire n’im­porte quelle langue, seul un tout petit nom­bre d’id­iomes sont écrits de façon assez courante pour dis­pos­er d’une presse, d’une lit­téra­ture ou d’un enseigne­ment à l’é­cole. Ce nom­bre se situe entre 100 et 200 langues sur 3 000.

Comme les êtres humains, toutes les langues sont égales en dig­nité, même si elles n’ont pas les mêmes capac­ités. Une des langues les plus com­plex­es qui soit, l’inuk­ti­tut, par­lé par les Eski­mos, n’a pas les moyens d’ex­primer les sub­til­ités de la cul­ture du palmi­er à huile…

Pour faire percevoir à quel point chaque langue révèle des tré­sors d’in­ven­tiv­ité de l’e­sprit humain et com­bi­en chaque peu­ple s’est con­stru­it une cul­ture irrem­plaçable, je me suis lancé dans une entre­prise pas­sion­nante : pub­li­er des ouvrages qui per­me­t­tent l’ac­cès à un large pub­lic des par­tic­u­lar­ités des langues et cul­tures de peu­ples sur lesquels on ne sait pra­tique­ment rien. Grâce à une mai­son d’édi­tion excep­tion­nelle, l’Har­mat­tan, je pub­lie comme directeur de col­lec­tion des ouvrages sur des langues telles que le coréen, le quechua, le soma­li, le tchétchène, le kin­yarwan­da, ceci au rythme d’une douzaine de titres par an. La col­lec­tion devrait attein­dre les 70 pour le troisième mil­lé­naire et dépass­er la cen­taine en fin de course. Le Par­lons wolof (langue prin­ci­pale du Séné­gal) s’est ven­du à plus de 3 000 exem­plaires alors que l’édi­teur équili­bre ses comptes à 500.

Cette entre­prise a un but essen­tielle­ment human­iste : faire con­naître la richesse des cul­tures grandes ou petites. Le dernier ouvrage sur l’es­pag­nol apporte un éclairage tout par­ti­c­uli­er sur l’évo­lu­tion de cette langue en Amérique latine.

Une bonne part du plaisir que me pro­cure ce tra­vail con­siste dans les ren­con­tres avec les auteurs. Après la légitime méfi­ance des débuts, les lin­guistes et les spé­cial­istes en eth­no­lin­guis­tique se mul­ti­plient et mes auteurs sont très sou­vent des agrégés, des nor­maliens (let­tres et sci­ence), des chercheurs au CNRS, autant que des ressor­tis­sants de pays loin­tains amoureux de leur cul­ture. Il m’ar­rive encore de rédi­ger moi-même un ouvrage comme le Par­lons géorgien, faute d’avoir pu trou­ver un auteur, mais je me réserve pour des langues qui con­stituent une sorte de défi intellectuel.

J’en­vis­age de lancer une série de Par­lons français écrite dans divers­es langues étrangères, en asso­ci­a­tion avec la FIPF (Fédéra­tion inter­na­tionale des pro­fesseurs de français, dirigée par Madame Mon­ner­ie-Goarin, agrégée de let­tres). Les livres en coréen et en ukrainien sont déjà bien avancés.

Peut-être les Français finiront-ils par per­dre leur répu­ta­tion d’ig­nor­er les langues étrangères et la géo­gra­phie. C’est une con­trainte de la mondialisation.

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