“Les grands frères” à Chanteloup-les-Vignes

Dossier : L'exclusion sociale, un défiMagazine N°538 Octobre 1998
Par Catherine SUEUR (96)

Avant de par­ler d’in­té­gra­tion, il faut pré­ci­ser qui l’on consi­dère en situa­tion d’ex­clu­sion et qui ne l’est pas. Cela est impli­cite dans le cas de l’ex­trême pau­vre­té puisque manque ce qui est à la base même de la vie dans nos sociétés.
En revanche, dans les cités, l’ex­clu­sion est un phé­no­mène com­plexe parce que le sys­tème de réfé­rences en vigueur n’est pas celui d’une ville fran­çaise traditionnelle.

Qui est l’ex­clu dans les ban­lieues ? Celui qui tire son épingle du jeu en cueillant les fruits de « l’é­co­no­mie paral­lèle » ou celui qui ne veut pas ou n’ose pas s’y impli­quer ? Le pre­mier s’in­tègre dans le sys­tème ban­lieue (et enferme en retour la ban­lieue dans son sys­tème), tan­dis que le second en est exclu. Mais à terme, il a des chances de mieux s’in­té­grer dans la socié­té française.

Il n’y a pas que l’é­co­no­mie paral­lèle pour sépa­rer les deux sys­tèmes. L’or­ga­ni­sa­tion sociale des cités est dif­fé­rente à cause du chô­mage. Perdre son emploi, c’est pour tout le monde perdre son sta­tut, mais dans les cités, cer­tains enfants sont seuls à se lever le matin pour aller à l’é­cole. Leurs parents, qui ne se lèvent plus, sont dis­cré­di­tés. Sans auto­ri­té paren­tale, il est dif­fi­cile de faire recon­naître aux enfants l’au­to­ri­té des ins­ti­tu­tions, de sorte que la crise au sein de la famille s’é­tend à la cité tout entière.

Ailleurs, la famille et l’en­tre­prise engendrent des liens sociaux. Quand ces liens dis­pa­raissent, on voit croître l’in­di­vi­dua­lisme de ceux qui se dés­in­té­ressent des autres, de ce qui peut arri­ver à leurs enfants, par exemple. La rue devient un espace de non-droit, où les enfants sont livrés à eux-mêmes, où plus aucune règle n’est res­pec­tée, du moins celles de la socié­té fran­çaise dans l’en­vi­ron­ne­ment urbain traditionnel.

Et fina­le­ment, quand le tra­vail n’est plus per­çu comme une valeur, quand l’au­to­ri­té paren­tale ou celle des ins­ti­tu­tions n’a plus de sens, quand l’in­di­vi­dua­lisme prime sur la soli­da­ri­té, il devient dif­fi­cile d’é­la­bo­rer des pro­jets pro­fes­sion­nels, même si par ailleurs on est bien inté­gré dans la cité.

La situa­tion est d’au­tant plus com­plexe que les deux réfé­ren­tiels de valeurs se super­posent. Pour ceux qui viennent de l’ex­té­rieur, il n’est évi­dem­ment pas ques­tion de nier le sys­tème de la cité, sous peine de se faire reje­ter sans même avoir eu le temps d’en­tre­prendre quoi que ce soit. Les solu­tions à base de gros sabots sont inef­fi­caces, qu’il s’a­gisse d’un ren­for­ce­ment poli­cier bru­tal ou de relo­ge­ments mas­sifs. Il y a par contre des ini­tia­tives qui, inté­grant cette dua­li­té, ouvrent des pers­pec­tives, comme celle à laquelle j’ai par­ti­ci­pé avec des jeunes de la cité La Noé à Chan­te­loup-les-Vignes (Yve­lines).

À la suite d’é­meutes urbaines dans les années 90–91, les jeunes ont pris conscience des dan­gers de la « ghet­toï­sa­tion ». Un inci­dent a tout déclen­ché : après avoir pro­vo­qué un incen­die dans une cage d’es­ca­lier, des ado­les­cents de 12–15 ans ont empê­ché l’in­ter­ven­tion des pom­piers en jetant des pierres sur leur camion. Les plus grands ont alors com­pris qu’il fal­lait faire quelque chose. Ils étaient seuls à pou­voir rai­son­ner leurs petits frères ; les autres, parents, ensei­gnants, tra­vailleurs sociaux avaient per­du toute influence.

Sou­te­nus par Jean-Marie Petit­clerc, un X 71, les jeunes de Chan­te­loup ont créé l’as­so­cia­tion « Les Mes­sa­gers ». Ils ont inven­té le métier « d’agent de pré­ven­tion urbaine », et les jeunes se sont mis à inter­ve­nir dans la cité pour limi­ter les actes de mal­veillance et réta­blir un bon cli­mat. L’ac­tion était basée sur la méthode de « grand frère », ceux-ci fai­sant valoir leur expé­rience pour mon­trer l’im­passe de la vio­lence qui ne mène à rien, pour savoir par­ler aux ado­les­cents, et fina­le­ment pour réin­tro­duire les notions de citoyen­ne­té et de soli­da­ri­té dans la vie quo­ti­dienne des jeunes.

Ils ont réus­si et l’as­so­cia­tion compte aujourd’­hui plus de 80 sala­riés sur dif­fé­rents sites (la cité de Chan­te­loup, des sur­faces com­mer­ciales, des lignes de train de banlieue).

Cepen­dant la pré­ven­tion est un métier dif­fi­cile, sur­tout lors­qu’on appar­tient soi-même au sys­tème de la cité. Ain­si, les Mes­sa­gers sont-ils sou­vent dans une situa­tion ambi­guë comme Fran­çois dont je vais racon­ter l’his­toire. Dès l’o­ri­gine, il s’est inves­ti dans l’as­so­cia­tion, inté­res­sé qu’il était par cette mis­sion de pré­ven­tion. Il pou­vait à la fois « pas­ser de l’autre côté de la bar­rière », avoir un métier stable, et faire pro­fi­ter les ado­les­cents de son expé­rience et leur évi­ter de refaire ses erreurs.

On lui a confié un poste d’agent de pré­ven­tion urbaine sur la ligne SNCF Chan­te­loup-Mantes-la-Jolie, puis la res­pon­sa­bi­li­té d’une équipe de cinq per­sonnes. En mai 1995, son petit frère a été tué au cours d’un règle­ment de compte entre cités. Les jeunes de Chan­te­loup se sont regrou­pés, armés de fusils à pompe, pour aller ven­ger leur ami, mais Fran­çois est inter­ve­nu pour les dis­sua­der, leur disant que la vio­lence engen­dre­rait encore plus de violence.

Grâce à lui, le conflit a été évi­té ; et dans cette occa­sion, il a choi­si nos valeurs tra­di­tion­nelles, entraî­nant le groupe avec lui. Mais plus tard, il a fait un autre choix qui a entraî­né son licen­cie­ment et des pour­suites judiciaires.

Les Mes­sa­gers sont fina­le­ment des équi­li­bristes ; mar­chant sur un fil entre deux pôles et c’est cela qui les rend convain­cants. Cepen­dant il n’y a pas de miracle, Fran­çois a été rat­tra­pé par la jus­tice et Chan­te­loup-les-Vignes reste l’une des cités les plus sen­sibles de la région Île-de-France.

Quand on lui deman­dait « quel est ton rêve le plus cher pour la ban­lieue ? » Mohand, un des Mes­sa­gers, répon­dait « que ce ne soit plus la ban­lieue. »

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