Nombre et montant des prêts “Leveraged ” et LBO en Europe

Les financements LBO : eldorado ou bulle financière ?

Dossier : La BanqueMagazine N°605 Mai 2005
Par Nicolas MOUTÉ (94)

Un peu d’histoire…

Un peu d’histoire…

Nom­bre et mon­tant des prêts “Lever­aged ” et LBO en Europe
Nom­bre et mon­tant des prêts “Lever­aged ” et LBO en Europe
Note : Media-Tele­com inclus dans “ autres ”.
Source : Presse, d’après don­nées S&P.

Les LBO (Lever­aged buy-out), ou rachats d’en­tre­prise, avec effet de levi­er, sont nés dans l’imag­i­na­tion fer­tile des financiers améri­cains des années 1970. Il s’ag­it pour un acteur financier (habituelle­ment un fonds d’in­vestisse­ment spé­cial­isé dans ce type d’opéra­tion) d’ac­quérir 100 % d’une société en ayant recours autant que pos­si­ble à l’en­det­te­ment ban­caire, le but du fonds d’in­vestisse­ment étant de reven­dre cette société plusieurs années après en réal­isant une plus-value.

Les LBO con­nais­sent très vite un grand suc­cès out­re-Atlan­tique (qui cul­mine avec le rachat de RJR Nabis­co par KKR en 1988 pour 25 mil­liards de dol­lars). Mais le début des années 1990 est dif­fi­cile. Les entre­pris­es en LBO sont suren­det­tées (à l’époque les LBO sont sou­vent financés à plus de 90 % par l’en­det­te­ment) et frag­ilisées dans un con­texte de réces­sion économique : c’est en par­ti­c­uli­er la crise des “Junk Bonds”, lit­térale­ment ” oblig­a­tions pour­ries “, sou­vent émis­es en grande quan­tité lors d’opéra­tions de LBO.

Les LBO ne dis­parais­sent toute­fois pas pour autant : mal­gré ces dif­fi­cultés, ils se révè­lent un place­ment rémunéra­teur pour les investis­seurs comme pour les prê­teurs. Les mon­tages vont cepen­dant devenir peu à peu moins agressifs.

Les LBO en France et en Europe

L’Eu­rope suit avec retard les États-Unis. Et finale­ment même la France s’y met. Cer­tains avaient ten­té l’aven­ture dès le milieu des années 1980 (le fonds LBO France créé en 1985 met par exem­ple peu après la main sur Dar­ty), mais le phénomène était resté rel­a­tive­ment mar­gin­al jusqu’à récemment.

Ce n’est plus le cas aujour­d’hui. Les sociétés en LBO sont de plus en plus nom­breuses en France. Legrand (équipement élec­trique), Picard Surgelés (dis­tri­b­u­tion ali­men­taire), Saur (dis­tri­b­u­tion d’eau), Labeyrie (ali­men­ta­tion), Rex­el (dis­tri­b­u­tion de matériel élec­trique, ven­du par PPR), Alge­co (bâti­ments mod­u­laires), Elis (pro­preté), Vivarte (dis­tri­b­u­tion, mar­ques André, La Halle aux Chaus­sures, etc.), Edi­tis (édi­tion, mar­ques Robert Laf­font, Nathan, Pock­et, etc.) ne sont que quelques exem­ples récents. Ce suc­cès est la con­séquence de plusieurs fac­teurs, par­mi lesquels :

1) le suc­cès économique de ces opéra­tions (loin des clichés, un récent rap­port de l’AF­IC souligne en détail à quel point les entre­pris­es en LBO sont créa­tri­ces d’emplois et crois­sent plus vite que le reste de l’économie),
2) la mod­erni­sa­tion du con­texte régle­men­taire en France,
3) la pro­fes­sion­nal­i­sa­tion des acteurs,
4) et surtout l’af­flux de cap­i­taux, tant au niveau des fonds LBO que des prêteurs.
 
Au niveau européen le Roy­aume-Uni demeure le prin­ci­pal marché mais est aujour­d’hui rat­trapé par l’Eu­rope con­ti­nen­tale : sur la péri­ode 2000–2004 il représente 31 % du marché alors que la France avec 17 % fait jeu égal avec l’Alle­magne (18 %) et que l’I­tal­ie et l’Es­pagne com­men­cent à se développer.

Structure financière d’un LBO type

Un mon­tage type voit un fonds LBO acquérir 100 % d’une entre­prise en appor­tant une par­tie du mon­tant sous forme de cap­i­tal (habituelle­ment 25–35 % du mon­tant total), le reste provenant de dette spé­cial­isée. Cette dette est garantie et rem­boursée par la société en LBO (et non par le fonds LBO). Elle se décom­pose le plus sou­vent en deux couch­es dis­tinctes, elles-mêmes éventuelle­ment sous-divisées en ” tranches ” :

1) tout d’abord les prê­teurs dits “senior” qui prê­tent une dette ban­caire “clas­sique” ;
2) vien­nent ensuite les prê­teurs sub­or­don­nés ou “junior” : selon les opéra­tions, il peut s’a­gir de dette dite ” mez­za­nine ” dont la rémunéra­tion inclut sou­vent des BSA, ou de “High Yield Bonds” (oblig­a­tions cotées). En cas de dif­fi­cultés de l’en­tre­prise leurs droits (notam­ment intérêts et rem­bourse­ment) ne sont exerçables que si ceux des prê­teurs seniors sont satisfaits.

Pour le fonds LBO, l’in­térêt est d’obtenir le mon­tant de dette le plus élevé pos­si­ble afin de n’avoir à inve­stir qu’un mon­tant min­i­mum de cap­i­tal. Mais plus cet endet­te­ment est élevé plus le risque est grand. En effet le mon­tant de la dette doit être com­pat­i­ble avec la capac­ité future de la société à pay­er les intérêts et rem­bours­er la dette (qui s’éch­e­lonne sur env­i­ron dix ans). La juste adéqua­tion de ces con­traintes est la prob­lé­ma­tique cen­trale du mon­tage financier d’un LBO.

Le “risk” et le “reward

Quelle est la sit­u­a­tion actuelle ? Peu d’in­for­ma­tion publique est disponible sur la sinis­tral­ité des prêts LBO. Il sem­ble toute­fois avéré que la sinis­tral­ité est faible, et même sig­ni­fica­tive­ment faible au regard des marges d’in­térêt1.

En fait le sen­ti­ment des acteurs financiers sur les prêts LBO a été forte­ment influ­encé par les nom­breux sin­istres du marché des “lever­aged loans” en 2001–2003. Mais ceux-ci cor­re­spondaient surtout au dégon­fle­ment de la bulle média-télé­com, et à cer­taines sit­u­a­tions de “lever­aged loans” non-LBO (notam­ment la fail­lite de Parmalat).

Beau­coup con­sid­èrent que cette sit­u­a­tion va se dégrad­er à court ou moyen terme, les “leviers” (poids de l’en­det­te­ment rel­a­tive­ment à la société con­sid­érée) mis en place lors des opéra­tions aug­men­tant au point d’en devenir dan­gereux. Si tel est le cas, et compte tenu des mon­tants en jeu de plus en plus impor­tants, le risque poten­tiel pour les étab­lisse­ments financiers pour­rait être très significatif.

Levi­er des finance­ments LBO
en Europe (EBITDA)
Source : Presse, d’après don­nées S&P.

Plutôt que de regarder le taux de sinis­tral­ité (révéla­teur des opéra­tions struc­turées dans le passé), on regardera donc les indi­ca­teurs de levi­er per­me­t­tant d’ap­préhen­der les opéra­tions en cours. L’indi­ca­teur le plus usuel est le ratio de la dette sur l’EBIT­DA (plus ou moins l’équiv­a­lent de l’ex­cé­dent brut d’ex­ploita­tion). Ce ratio est mesuré au moment où l’opéra­tion LBO est con­clue, et per­met de juger de l’im­por­tance de l’en­det­te­ment total mis en place par rap­port à la capac­ité finan­cière de l’entreprise.

Le graphique ci-dessus mon­tre que s’il est vrai que les leviers aug­mentent en Europe depuis 2002, ils n’en sont pas pour autant plus élevés qu’à la fin des années 1990. De plus, cette aug­men­ta­tion des leviers s’ac­com­pa­gne d’une (légère) aug­men­ta­tion de la marge d’in­térêt. Certes l’indi­ca­teur util­isé reste sim­ple et mérit­erait d’être com­plété par d’autres analy­ses mais en tout état de cause il ne sem­ble pas que nous soyons actuelle­ment à des niveaux car­ac­téris­tiques d’une bulle finan­cière. L’évo­lu­tion des leviers observés sem­ble davan­tage cor­re­spon­dre à une évo­lu­tion du sen­ti­ment des acteurs financiers sur les per­spec­tives économiques.

Il n’en demeure pas moins que si l’équili­bre entre risque et rémunéra­tion des prêts LBO n’est pas adéquat, le marché est appelé à évoluer — et c’est en effet ce que l’on constate.

Un marché en pleine mutation

Aujour­d’hui le rythme d’évo­lu­tion du marché sem­ble s’ac­célér­er. Face à l’af­flux de cap­i­taux, le nom­bre et la var­iété d’ac­teurs se mul­ti­plient. Aux ban­ques s’a­joute un nom­bre chaque jour crois­sant de fonds mez­za­nine, de “CDO” ou ” CLO ” (fonds insti­tu­tion­nels act­ifs dans dif­férents com­par­ti­ments de prêts), et même de Hedge Funds, qui changent peu à peu la donne.

Le LBO fin 2004 sur Rex­el est symp­to­ma­tique de cette nou­velle sit­u­a­tion. Ce LBO a fait face à une réac­tion mit­igée des ban­ques, cer­taines trou­vant l’opéra­tion trop endet­tée. Pour­tant, la syn­di­ca­tion fut un suc­cès, grâce entre autres à cer­tains Hedge Funds qui ont offert de pren­dre des par­tic­i­pa­tions importantes.

L’ap­pari­tion de ces nou­veaux acteurs a donc pour effet d’une part de génér­er une demande extrême­ment soutenue et d’autre part de chang­er la façon d’ap­préhen­der le risque crédit. Les ban­quiers struc­turant des opéra­tions LBO peu­vent ain­si être plus ambitieux et redou­bler d’imag­i­na­tion : la dette senior s’al­longe (ce qui per­met d’en aug­menter le mon­tant), de la dette ” sec­ond lien ” s’in­ter­cale entre la dette senior et la dette sub­or­don­née, et du ” PIK Pre­ferred Equi­ty ” s’in­ter­cale entre la dette sub­or­don­née et le capital.

Toutes choses égales par ailleurs, le marché sem­ble donc suiv­re une ten­dance de fond qui con­duit à une détéri­o­ra­tion du rap­port risque-béné­fice des prêts LBO. La ques­tion est alors de savoir si cette évo­lu­tion se fera pro­gres­sive­ment pour trou­ver un équili­bre certes moins favor­able aux prê­teurs mais tou­jours sain pour autant, ou si au con­traire cette évo­lu­tion s’emballera vers des niveaux qui pour­raient voir explos­er le taux de sinis­tral­ité des prêts LBO.

Plusieurs fac­teurs jouent en la faveur de la pre­mière hypothèse :

  • La syn­di­ca­tion crée une forte iner­tie. Tout prêt LBO un tant soit peu sig­ni­fi­catif fait l’ob­jet d’une syn­di­ca­tion. L’étab­lisse­ment qui struc­ture l’opéra­tion prête toute la dette néces­saire, mais avec pour objec­tif de partager, sitôt l’opéra­tion con­clue, cette dette avec d’autres étab­lisse­ments (sou­vent plus d’une dizaine, et par­fois plusieurs dizaines, suiv­ant la taille de l’opéra­tion). Il est dès lors dif­fi­cile à quelques étab­lisse­ments financiers de faire cav­a­liers seuls.
  • Le manque de trans­parence de l’é­val­u­a­tion du risque a voca­tion à évoluer. En Europe (con­traire­ment aux États-Unis), les LBO ne font le plus sou­vent pas l’ob­jet d’une nota­tion publique. Cela est dû à la pré­dom­i­nance des ban­ques (par oppo­si­tion aux fonds insti­tu­tion­nels) au sein des prêts LBO (encore plus de 70 %), à l’in­verse de la sit­u­a­tion aux États-Unis. Mais cette sit­u­a­tion change avec l’ar­rivée de nou­veaux entrants dans le marché européen, et l’on peut s’at­ten­dre à une plus grande trans­parence du risque de crédit, et ce faisant à une plus grande cor­réla­tion entre les marges des prêts LBO et le risque sous-jacent.
  • Le pro­fes­sion­nal­isme des acteurs et leur solid­ité se sont accrus. Tous les acteurs du marché (investis­seurs LBO, prê­teurs, avo­cats, con­seils divers) dévelop­pent des équipes et des proces­sus dédiés et poin­tus. Leurs moyens (en par­ti­c­uli­er ceux des fonds LBO) se sont sig­ni­fica­tive­ment accrus. Bien que de nom­breux pro­grès soient encore néces­saires et que l’his­toire nous indique que rien de cela n’est une assur­ance tous risques, on peut espér­er que cela con­duise néan­moins vers une mod­éra­tion du risque.


Il n’en demeure pas moins que les prêts LBO restent des out­ils au risque élevé. De plus, ce dernier peut évoluer rapi­de­ment en fonc­tion de la sit­u­a­tion économique, alors que le rem­bourse­ment des prêts mis en place est prévu, dans le meilleur des cas, sur une dizaine d’an­nées. Et si en théorie le levi­er d’en­det­te­ment d’une opéra­tion don­née se réduit avec le temps et les rem­bourse­ments effec­tués par la société, ce n’est en fait sou­vent pas le cas avec la mul­ti­pli­ca­tion des refi­nance­ments (aug­men­ta­tion de la dette d’un LBO après un à deux ans au cours desquels la société en LBO a par­tielle­ment rem­boursé la dette ini­tiale) qui main­ti­en­nent à moyen terme des leviers élevés dans les sociétés en LBO.

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Un futur incertain

Il appa­raît donc que le marché du prêt LBO se tend pro­gres­sive­ment, faisant ain­si dis­paraître son éventuelle dimen­sion ” eldo­ra­do “. Sans être a pri­ori dans une bulle spécu­la­tive, le marché a voca­tion à devenir plus dif­fi­cile, et seuls les acteurs les plus poin­tus et intel­ligem­ment sélec­tifs auront une chance de tir­er leur épin­gle du jeu en évi­tant au mieux les sit­u­a­tions les plus dangereuses.

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1.
La marge d’in­térêt est la dif­férence entre le taux d’in­térêt du prêt con­sid­éré et le taux d’in­térêt ” sans risque ” des emprunts d’É­tat. C’est cette dif­férence qui représente le ” vrai ” revenu de l’étab­lisse­ment prê­teur et qui est sup­posée refléter le risque pris par le prêteur.

Commentaire

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Anonymerépondre
2 septembre 2013 à 22 h 53 min

pre­curseur

Voici un arti­cle dont l’au­teur etait précurseur, com­men­cant à son­ner l’alarme des 2005. Dom­mage qu’il ait été isole…

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