Terres africaines à cultiver

Les conditions d’une émergence “soutenable”

Dossier : L'AfriqueMagazine N°716 Juin/Juillet 2016
Par Pierre-Noël GIRAUD (67)

Une analyse des con­di­tions pour que les suc­cès l’emportent sur les hand­i­caps et obtenir une crois­sance souten­able au plan social et envi­ron­nemen­tal. Des idées sim­ples, trans­posant les leçons appris­es et s’é­car­tant par­fois des pré­con­i­sa­tions des organ­ismes internationaux. 

En 2100, l’Afrique sera de loin le con­ti­nent le plus peu­plé au monde, deux fois plus que le sous-con­ti­nent indi­en, qua­tre fois plus que la Chine ou l’ensemble Europe et Amérique du Nord. Ensuite, la pop­u­la­tion mon­di­ale, puis africaine, se stabilisera. 

Elle dimin­uera si, en Afrique comme partout ailleurs jusqu’ici, le taux de fer­til­ité des femmes (nom­bre moyen d’enfants par femme) se sta­bilise après la tran­si­tion démo­graphique en dessous de 2. 

Rap­pelons qu’il est aujourd’hui de 1,3 au Japon, 1,35 en Alle­magne, 1,5 en Chine, 1,88 en France, 2 aux États-Unis. Un taux de 1,3, comme au Japon et en Alle­magne, sig­ni­fie une diminu­tion de 35 % de la pop­u­la­tion à chaque génération. 

Pop­u­la­tion en milliards 2015 2050 2100
Afrique  1,19 2,48 4,39
Afrique subsaharienne  0,96 2,12 3,93
Chine  1,38 1,35 1,00
Sous-con­ti­nent indien  1,71 2,28 2,24
Amérique latine et Caraïbe  0,63 0,78 0,72
Europe et Amérique du Nord  1,10 1,14 1,15
Monde  7,35 9,73 11,21
Source : ONU, Prévi­sion médi­ane, révi­sion 2015 : 

REPÈRES

Selon la division population de l’ONU, l’Afrique comptera près de 4,4 milliards d’habitants à la fin du XXIe siècle. Dès 2050, elle en comptera 2,5 milliards, dont 2,1 en Afrique subsaharienne, soit deux fois plus que la Chine et plus que l’ensemble du sous-continent indien, comme l’indique le tableau ci-contre.

TROIS DÉFIS ÉCONOMIQUES

C’est dans ce con­texte démo­graphique excep­tion­nel que se posent les trois grands défis économiques de l’Afrique : la révo­lu­tion « verte », l’industrialisation, l’urbanisation.

De la manière dont ces trois proces­sus imbriqués se dérouleront d’ici la fin du siè­cle dépend très large­ment l’avenir de la planète. 

RÉVOLUTION VERTE

Avec une telle pop­u­la­tion, l’Afrique ne peut vis­er que l’autosuffisance ali­men­taire con­ti­nen­tale, même si l’agriculture pour­ra encore, comme aujourd’hui, con­tribuer aux expor­ta­tions. Fort heureuse­ment, ce ne sont pas les ter­res qui manquent. 

“ En 2100, l’Afrique sera de loin le continent le plus peuplé ”

Selon la FAO, les sur­faces de ter­res disponibles pour l’agriculture en Afrique, sans naturelle­ment dégrad­er les forêts exis­tantes, sont de l’ordre du dou­ble de celles actuelle­ment cultivées. 

C’est de nou­veau la démo­gra­phie qui dicte le type d’exploitation agri­cole qu’il faudrait pro­mou­voir. Selon les experts, seules de petites exploita­tions famil­iales, d’une sur­face moyenne de 5 hectares, sont com­pat­i­bles à la fois avec l’augmentation néces­saire des ren­de­ments à l’hectare et avec un rythme d’exode rur­al maîtrisé. 

INVESTIR DANS LES QUATRE CAPITAUX

L’extension des ter­res cul­tivées, l’irrigation de celles qui peu­vent l’être, l’augmentation des ren­de­ments passent par un ensem­ble de poli­tiques dont les grands axes sont bien connus. 

Puisque l’on vise de petites exploita­tions famil­iales, il con­vient d’abord de pré­cis­er et de sécuris­er les droits fonciers. Il faut ensuite inve­stir dans les « qua­tre cap­i­taux » iden­ti­fiés dans L’Homme inutile (Odile Jacob, 2015), dont dépen­dent les revenus des paysans. 

Dans le cap­i­tal tech­nique : routes pour apporter les intrants et évac­uer les pro­duits, infra­struc­tures de stock­ages, usines de trans­for­ma­tion. Aujourd’hui, près de 40 % de la récolte est per­due faute de telles infrastructures. 

Dans le cap­i­tal naturel lui-même : irri­ga­tion, amende­ment, struc­tura­tion physique du sol et con­struc­tion de sys­tèmes d’écoulement des eaux pour recharg­er les nappes et réduire l’érosion.

Dans le cap­i­tal humain : for­ma­tion des paysans. 

Dans le cap­i­tal social enfin : organ­i­sa­tion de coopéra­tives, sys­tèmes de crédit et d’assurance adap­tés aux petits paysans, pro­tec­tion du marché intérieur et sta­bil­i­sa­tion des prix. 

TRANSPOSER LES LEÇONS APPRISES

Les spé­ci­ficités africaines ne sont pas telles que les leçons tirées des révo­lu­tions agri­coles asi­a­tiques et lati­no-améri­caines ne puis­sent être trans­posées, avec une atten­tion par­ti­c­ulière au cap­i­tal naturel qui explique le qual­i­fi­catif de révo­lu­tion « dou­ble­ment verte » pro­mu par nom­bre d’agronomes, comme Michel Grif­fon (Nour­rir la planète : pour une révo­lu­tion dou­ble­ment verte, Odile Jacob, 2006). 

Il faut ain­si, compte tenu en par­ti­c­uli­er de la fragilité de cer­tains sols et écosys­tèmes africains, pro­mou­voir les asso­ci­a­tions agri­cul­ture-éle­vage et agri­cul­ture-sylvi­cul­ture, les méth­odes de cul­ture respec­tant les sols et ampli­fi­ant la régénéra­tion naturelle de leur fer­til­ité, une ges­tion économe de l’eau, une lim­i­ta­tion du vol­ume des intrants par recy­clage des déchets agri­coles et par lutte biologique con­tre les pestes. 


L’extension des ter­res cul­tivées, l’irrigation de celles qui peu­vent l’être, l’augmentation des ren­de­ments passent par un ensem­ble de poli­tiques dont les grands axes sont bien con­nus. © MARKUS HAACK / FOTOLIA.COM


L’INVESTISSEMENT ÉTRANGER EN AFRIQUE

La région a attiré un montant record d’investissements directs étrangers (IDE) en 2014, ces derniers représentant 60 milliards de dollars, soit cinq fois plus qu’en 2000. L’investissement direct étranger en provenance de Chine a par exemple augmenté de 3,5 milliards de dollars en 2013 et la plupart des pays africains en ont bénéficié.
Dans un pays comme l’Éthiopie, le montant total des IDE a représenté pas moins de 2 % du PIB. Les investissements entre pays africains sont eux aussi en hausse, créant un cercle vertueux permettant d’attirer davantage d’IDE.
Au cours des dix dernières années, la part des investisseurs africains dans les projets financés par des IDE a ainsi presque triplé, passant de 8 % en 2003 à 22,8 % en 2013.

Source : Banque Mondiale 

INDUSTRIALISER

C’est indis­pens­able, l’Afrique ne pou­vant sauter directe­ment de l’exportation de matières pre­mières à une société de ser­vices, mal­gré ses bril­lants suc­cès en ce domaine, comme l’extension très rapi­de du télé­phone mobile. 

“ D’ici 2050, près de 900 millions d’Africains naîtront ou s’installeront en ville ”

L’industrialisation suiv­ra le même type de proces­sus qu’en Asie : entrée par le « bas de gamme », tex­tile, habille­ment, jou­ets, mon­tage élec­tron­ique, puis mon­tée pro­gres­sive en gamme, inclu­ant l’industrie lourde. 

Comme partout ailleurs, l’industrialisation procédera par clus­ters, des Shen­zhen africains pour l’essentiel autour des grands ports, puis elle se dif­fusera vers l’intérieur du con­ti­nent. Le rôle des investisse­ments directs étrangers dans la trans­mis­sion des savoirs et savoir-faire sera crucial. 

La dif­férence avec l’Asie est que ces investisse­ments seront pour l’essentiel le fait de firmes issues des pre­miers pays émer­gents : Chine, Inde, Brésil. C’est déjà le cas, non seule­ment dans l’extraction de matières pre­mières, mais aus­si dans l’industrie manufacturière. 

Les Africains et les Africaines échap­per­ont dif­fi­cile­ment, s’ils veu­lent éradi­quer la grande pau­vreté rurale et surtout urbaine, aux sweet shops, aux semaines de sept jours, aux dor­toirs d’usine surpe­u­plés, aux salaires proches de la sub­sis­tance et au poids, sur leurs capac­ités d’organisation et de lutte, des mil­lions d’hommes inoccupés. 

La cul­ture de grande sol­i­dar­ité africaine leur per­me­t­tra peut-être de mieux sup­port­er que d’autres con­ti­nents leur accu­mu­la­tion prim­i­tive à l’ère du numérique. 

URBANISER

Chaque année, il fau­dra con­stru­ire et équiper l’équivalent de deux fois l’agglomération lon­doni­enne (12 mil­lions d’habitants). C’est assez dire l’ampleur du défi. 

“ Dans les villes en croissance rapide, les prix fonciers et immobiliers s’envolent ”

Une poli­tique urbaine souten­able doit faire en sorte que la ville fonc­tionne comme ville pour tous ses habi­tants, à savoir comme source d’opportunités, de « lib­ertés élé­men­taires » au sens d’Amartya Sen. Ici encore, les grandes ori­en­ta­tions des poli­tiques sont connues. 

Il faut d’abord créer, en tran­chant dans le maquis des droits cou­tu­miers com­plex­es et sur la base d’un cadas­tre sim­pli­fié, des droits de pro­priété clairs sur le fonci­er urbain et le bâti. Les gens doivent pou­voir inve­stir dans leur baraque de bidonville pour l’améliorer sans ris­quer de tout perdre. 

HIÉRARCHISER LES PRIORITÉS

Les munic­i­pal­ités devront inve­stir dans des infra­struc­tures coû­teuses, il est donc essen­tiel de bien hiérar­chis­er les pri­or­ités et de régler la ques­tion du finance­ment. Aux dires d’experts et d’après mes pro­pres recherch­es, les pri­or­ités sont les suivantes. 

Bidonville en Afrique
Il vaut mieux « con­solid­er » les anciens slums, même proches du cen­tre-ville, que de les ras­er et d’envoyer les habi­tants dans des cubes de béton à des dizaines de kilo­mètres. © RKL_FOTO / FOTOLIA.COM

D’abord, le drainage, afin que tout ne soit pas ruiné par des inon­da­tions péri­odiques dues à des pluies torrentielles. 

Ensuite un réseau de rues non revêtues, sim­ple­ment tracées, mais avec des trot­toirs. Sur les trot­toirs s’installeront en effet des petits com­merces et ateliers. 

À ce stade, l’eau potable est puisée locale­ment dans la nappe, mais pour qu’elle reste potable, il faut des toi­lettes améliorées, très sim­ples et peu coû­teuses, qui évi­tent les infil­tra­tions de matières fécales. Les réseaux cen­tral­isés d’adduction d’eau et d’assainissement vien­dront beau­coup plus tard. 

L’électricité est, après les rues, le sec­ond réseau à met­tre en place. D’elle dépen­dent beau­coup de « biens pre­miers » dont la télévi­sion, le réfrigéra­teur, le télé­phone portable et les cafés Internet. 

Un réseau de trans­ports publics par bus rapid tran­sit (des bus sur voie pro­pre) est, bien avant les trams et les métros, la solu­tion de mobil­ité urbaine la plus écologique et la moins onéreuse, com­plétée par des minibus, taxis, vélos et la marche à pied. 

Quand leurs habi­tants com­men­cent à s’élever au-dessus du niveau de survie et épargnent pour amélior­er leur loge­ment, il vaut mieux « con­solid­er » les anciens slums, même proches du cen­tre-ville, que de les ras­er et d’envoyer les habi­tants dans des cubes de béton à des dizaines de kilo­mètres, sans trans­port en com­mun bon marché vers le centre-ville. 

COMMENT FINANCER ?

C’est en théorie assez sim­ple. La Banque mon­di­ale s’est bercée d’illusions pen­dant des années sur ce point, en pré­con­isant des « parte­nar­i­ats publics-privés ». 

Il est désor­mais évi­dent que les usagers les plus pau­vres d’une ville africaine ne peu­vent pay­er l’eau, l’électricité, les trans­ports urbains à leur coût total, ce qu’impliquerait la pri­vati­sa­tion du service. 

“ L’Afrique émergera par pôles ”

On ne peut deman­der aux pau­vres d’une ville pau­vre que des tar­ifs qui cou­vrent les sim­ples coûts d’exploitation, les investisse­ments de réseau et de pro­duc­tion étant financés par la municipalité. 

Com­ment ? Il faut par­tir de ce que, en investis­sant dans les infra­struc­tures de la ville pour y accueil­lir et la ren­dre acces­si­ble à de plus en plus de gens, la munic­i­pal­ité pro­duit des biens publics qui font aug­menter le prix des ter­rains et des bâti­ments en cen­tre-ville, au seul prof­it de leurs propriétaires. 

C’est pourquoi, dans les villes en crois­sance rapi­de, les prix fonciers et immo­biliers s’envolent, la spécu­la­tion est effrénée. La solu­tion est donc de tax­er ces rentes fon­cières qui aug­mentent con­tinû­ment, du sim­ple fait du développe­ment de la ville et de son équipement par la munic­i­pal­ité ou l’État.

Évidem­ment sa mise en pra­tique est dif­fi­cile, car les spécu­la­teurs immo­biliers cor­rompent aisé­ment les municipalités. 

MAÎTRISER LE DÉVELOPPEMENT

Listes électorales en Afrique
Le néces­saire proces­sus poli­tique. © MICKYWISWEDEL / SHUTTERSTOCK.COM

L’Afrique émerg­era par pôles. En Afrique sub­sa­hari­enne, les can­di­dats en com­péti­tion sem­blent être le golfe de Guinée où, d’Abidjan à Lagos, émerge une méga­pole qui comptera en 2050 autour de 120 mil­lions d’habitants ; l’Afrique du Sud ; à l’est, la région des Grands Lacs avec le Kenya et la Tan­zanie ; enfin l’Éthiopie, que sem­ble avoir ciblée le gou­verne­ment chinois. 

En Afrique du Nord, le Maroc et peut-être l’Égypte ont amor­cé leur émer­gence et pour­raient jouer le rôle d’investisseurs moteurs en Afrique sub­sa­hari­enne et de relais entre elle et le reste du monde, en par­ti­c­uli­er l’Europe.

Le reste de l’Afrique, le Sahel et l’Afrique cen­trale enclavés, lieux de guer­res civiles ou pays frap­pés par la malé­dic­tion de la rente minière et pétrolière, pour­rait pen­dant ce temps s’enfoncer dans une longue crise engen­drant d’immenses migra­tions internes. 

C’est le défi poli­tique prin­ci­pal. Plus générale­ment élites et peu­ples africains sauront-ils con­stru­ire les États néces­saires à l’émergence ?

L’Afrique n’est pas la Chine, ni même l’Inde. Les États y sont et res­teront sans doute moins « forts » qu’en Chine. Les sociétés civiles, appuyées sur la cul­ture africaine de traite­ment de la diver­sité, sauront-elles y sup­pléer, comme assez large­ment en Inde ? 

Les prin­ci­paux défis sont ici les migra­tions internes à l’Afrique et l’absolue néces­sité d’une coopéra­tion régionale des États.

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