Les auteurs d’infraction, sources de compréhension des logiques criminelles

La Gendarmerie nationale mène une expérience visant à recueillir la parole des délinquants lors d’entretiens avec un psychologue, afin de tenter de comprendre les logiques criminelles qui les guident. Il ne s’agit ni de renseignement criminel, ni d’expertise psychologique, mais d’une nouvelle approche afin que la source même de l’acte criminel, dans des entretiens ouverts et bienveillants, dévoile ses motivations, ses méthodes et son ressenti. Pour l’instant, la méthode est testée sur des cas de cambriolage, mais elle a vocation à s’élargir à d’autres domaines criminels plus complexes. Tout cela dans l’espoir d’améliorer la prévention et le traitement du crime.
Au 1er février 2025, la France comptait 81 599 détenus. Entre effort de réinsertion pour certains et oisiveté pour d’autres, pourquoi ne pas voir en eux des sources de compréhension des phénomènes criminels ? À partir de ce constat est né le dispositif Red Team expérimenté au sein de la Gendarmerie nationale en région Île-de-France.
La région Île-de-France
La région compte 17 établissements pénitentiaires répartis dans 8 départements. Au 1er décembre 2024, l’administration pénitentiaire recensait 15 199 détenus écroués en région Île-de-France, soit autant de personnes susceptibles de témoigner des faits de délinquance qu’ils ont commis. Afin d’élaborer un renseignement criminel de qualité, il s’agit d’abord de recueillir une donnée fiable. Parfois cette dernière est peu fiable ou trop éloignée du phénomène à appréhender (sources secondaires, tertiaires).
L’objectif du dispositif est d’aller, à la source, recueillir les témoignages des auteurs d’infraction, leurs motivations et leurs modalités d’action. Afin de suivre une méthodologie expérimentale, le projet se fonde sur la concentration préalable sur un phénomène de délinquance, tel que les cambriolages. Une étroite collaboration avec l’administration pénitentiaire a permis de sélectionner de façon anonymisée les profils de personnes détenues condamnées pour cette infraction. Un ensemble d’entretiens sont ensuite conduits afin de tenter de comprendre les logiques qui animent le délinquant.
Renseignement criminel et évaluation psychologique
La criminologie s’intéresse aux faits délinquants, à leur nature et à leurs auteurs. C’est ainsi que l’on peut se prévaloir d’une bonne connaissance de certains phénomènes criminels comme les homicides ou les attentats terroristes. La déviance de ces actes a poussé les chercheurs et les forces de l’ordre à élaborer des théories criminologiques et des typologies d’auteurs. Chaque époque a contribué à nourrir la connaissance au travers de son courant de pensée. L’approche psychologique s’est plus largement développée au XXe siècle, notamment par l’étude des réseaux criminels. Mais qu’en est-il des infractions plus anodines et anonymes telles que les cambriolages ? Les modes opératoires, les motivations et les patterns en sont peu analysés, car ces infractions sont souvent qualifiées à partir de leurs seuls éléments matériels.
“En renseignement criminel,
la psychologie peut concourir à l’analyse stratégique.”
En renseignement criminel, si la psychologie est d’un apport fréquent en analyse opérationnelle, elle peut également concourir à l’analyse stratégique, notamment au travers de typologies de profils d’auteurs. Mais pourrait-elle contribuer à l’analyste ? Le renseignement s’intéresse aux systèmes, aux hiérarchisations, il opère des liens entre les organisations et identifie des schémas de relations. En vue d’enrichir cette vision holistique, le projet Red Team a pour objectif de s’intéresser à l’individu et à son parcours en vue d’en dégager des schèmes comportementaux. Dans leur rapport à la donnée, une analogie s’opère entre l’analyste en renseignement criminel et le psychologue.

La méthodologie
L’analyste travaille avec le processus DIKI (data – information – knowledge – intelligence). La première étape consiste à recueillir la donnée brute. Elle est ensuite transformée en information à partir d’un traitement. Cette information est alors interprétée pour devenir une connaissance, puis traduite en renseignement lorsqu’une portée pratique lui est donnée. Le psychologue travaille, quant à lui, à partir de la parole de son interlocuteur. Ainsi, lorsqu’il évalue une personne détenue, il suit un raisonnement similaire au DIKI.
Lors des premiers entretiens il recueille de la donnée brute, plus ou moins fiable : le discours de la personne détenue. Au cours des entretiens suivants, le psychologue recherche les données manquantes, les incohérences ou les redondances, pour travailler en profondeur certains aspects de la psyché. Il lui arrive de structurer la donnée au travers de différents outils comme l’historiogramme qui permet de retracer le parcours de vie de la personne, ou le génogramme qui permet de structurer les relations familiales sur un schéma. Les analystes criminels parleraient alors d’étapes de visualisation par des graphes relationnels.
Vient ensuite l’étape où le psychologue enrichit la donnée, en laissant des espaces libres de parole à la personne détenue, qui au fil du temps et suivant la qualité de la relation peut se laisser aller aux confidences. Néanmoins, le professionnel va commencer à introduire du sens, à interpréter les événements, à les séquencer. Le psychologue peut avoir recours à différents types d’analyse.
En détention, il est commun de travailler sur les faits commis (lorsque la personne est condamnée), sur le parcours de peine, sur les événements qui ont mené au parcours criminel. Le psychologue recherchera des facteurs de risque concernant le potentiel de récidive. L’analyste en renseignement criminel, quant à lui, parle de signaux faibles, de levée de doute ou d’anticipations. Le psychologue cherchera également les facteurs de protection et les leviers sur lesquels s’appuyer pour promouvoir la réinsertion. Enfin il peut, s’il le souhaite, préconiser une prise en charge (qu’elle soit thérapeutique ou non), comparable aux mesures de remédiation formulées en renseignement criminel.
Travailleurs du savoir, l’analyste en renseignement criminel et le psychologue concourent à des finalités évidemment différentes. Le psychologue est tenu au secret et sa pratique est réglementée par le code de déontologie. L’intérêt du patient est son objectif principal. L’analyste, quant à lui, est guidé par la quête de connaissances et l’élaboration de renseignement. Toutefois, ces deux professionnels ont en commun de prévenir un danger futur. Le psychologue est attentif au danger que le patient peut représenter pour lui-même ou pour autrui, notamment dans certains cas de dépression sévère ou d’idéation suicidaire. L’analyste s’intéresse à la menace que peut représenter un phénomène criminel ou une personne d’intérêt.
Le projet Red Team et les entrevues stratégiques
Au travers du projet Red Team, il s’agit de recourir à des psychologues pour recueillir des informations directement auprès des auteurs sur les méthodes, les modes opératoires et les motivations. Une fois les données collectées, elles seront analysées afin d’élaborer un renseignement dans le but de contribuer à la compréhension de certains phénomènes criminels.
Réalisées en détention, ces rencontres ne sont ni des entretiens d’ordre thérapeutique, ni des interrogatoires, mais plutôt des entrevues stratégiques. Lors de l’interrogatoire il y a des jeux et des enjeux de pouvoir. C’est un espace à l’équilibre incertain : entre ce que le gendarme veut et ce à quoi le mis en cause consent. Ce rapport d’autorité entre des personnes aux objectifs divergents rend par nature l’espace peu propice aux confidences… et lors d’un interrogatoire, si le prévenu se livre, alors il s’agira d’aveux qui ne seront pas sans conséquence à son égard.
Dans le projet Red Team, l’objectif n’est pas de recueillir des aveux. Pour s’en prémunir, l’entretien de profils détenus déjà condamnés sera privilégiée. Afin de s’assurer du bon déroulement, les rencontres seront préparées en amont sur la base du modèle PEACE : planification – explication – account (discours libre) – clôture – évaluation.
Les schémas comportementaux
Comment un cambrioleur devient-il cambrioleur ? Les entretiens permettront d’accéder aux pratiques criminelles du délinquant, à leurs éventuelles techniques, aux réseaux de socialisation et à leurs stratégies de prise de décision. En multipliant les rencontres avec des profils divers et variés, sur le fondement de la même infraction, il sera possible de dégager des schèmes comportementaux pour repérer des patterns. Assurer une meilleure compréhension de ces schémas pourrait améliorer d’une part la détection et d’autre part guider les interventions des forces de l’ordre.
Ces entrevues stratégiques ne seront efficaces qu’avec la collaboration de la personne détenue. Il s’agit de créer un espace de parole libre où les professionnels adoptent une posture neutre et bienveillante. Le passage à l’acte est examiné, analysé dans son ensemble, puis séquencé et modélisé. Il s’agit d’interroger les actes préparatoires, les motivations, les antécédents et les schémas de répétition. Les parcours criminels sont évoqués afin de dégager des répétitions.
Les aspects techniques et logistiques nécessaires à la commission des faits sont abordés. Le réseau de socialisation et son influence sont également des éléments d’importance. Les lieux, en point unique ou multiple, seront mis à la discussion : commet-il ses méfaits proches de son lieu d’habitation, dans un environnement connu ou au contraire dans des lieux de circonstances aux caractéristiques particulières ? Le vécu de la personne est aussi un point d’attention : est-il en mesure d’évoquer les émotions ressenties avant, pendant et après le passage à l’acte ?
Les notions de culpabilité et de responsabilité, le jugement moral et la théorie de l’esprit sont des éléments de l’entrevue. Éprouve-t-il de l’empathie pour les victimes, du mépris ou de l’indifférence ? A-t-il les aptitudes cognitives lui permettant d’attribuer des états mentaux à ses victimes ? Selon lui, comment ses proches perçoivent-ils ses actes ? Son parcours de vie est une source d’information à la fois en termes de contenu, mais surtout dans la façon dont il se raconte. Accepte-t-il de narrer son histoire ?
La difficulté de se raconter
Dans cette séquence de l’entrevue, il est possible de repérer des indices comportementaux significatifs comme de la réticence, des contradictions, des biais de désirabilité sociale, des mécanismes de défense comme le clivage, par exemple. Se raconter est un exercice parfois délicat, notamment lorsqu’il y a des difficultés mnésiques, des difficultés d’introspection, des rigidités cognitives ou encore une désorganisation de la pensée. Néanmoins, l’anamnèse est une étape fondamentale de l’entrevue puisqu’elle permet de repérer les vulnérabilités.
Certains épisodes de vie négatifs sont difficiles à retranscrire tant la coloration émotionnelle peut être vive. Qu’il s’agisse de violences, de négligences subies, de précarité, de deuil ou d’environnement familial insécure, se livrer c’est exposer ses failles, se rendre vulnérable face au regard de l’autre. C’est pourquoi la relation est centrale. La parole doit être accueillie avec bienveillance et la personne étayée, contenue par le professionnel. C’est bien la différence avec un analyste qui ne traite pas les informations avec leur coloration émotionnelle. Le rapport à la loi et à la violence est également discuté, tout comme les habitudes de vie, les éventuelles addictions et le rapport au corps.
Enfin, l’analyse de la personnalité sera continue tout au long de l’entretien. La qualité du verbatim en permet une première lecture : la fluidité du discours et de la pensée, le fonctionnement intellectuel, les facultés de discernement. Désireux de ne pas être confondus avec une expertise psychologique, les psychologues ne travaillent pas avec des tests. Néanmoins, ils demandent l’accord du détenu afin de prendre connaissance des différentes expertises le concernant, ces aspects pouvant appeler des commentaires du détenu à ce sujet, parfois en désaccord ou en révolte par rapport à leurs conclusions.
La fin de l’entrevue est un moment particulier. En psychologie, il est convenu de parler du phénomène de « la main sur la poignée ». Au moment du départ, la main sur la poignée de porte, la personne sur le départ se laisse parfois aller à une dernière parole. Il n’est pas rare qu’elle soit une révélation significative. Il s’agit alors de l’accueillir également. Plusieurs hypothèses coexistent à ce sujet, il peut s’agir d’un test de la relation, de la confiance, une façon de prolonger la rencontre, une angoisse mal contenue. Cette parole peut être décisive dans certains cas et mener à reprendre l’entretien.
Analyse des schémas comportementaux
En multipliant les rencontres avec des auteurs d’infraction de même nature, l’objectif est de recueillir un échantillon représentatif du vécu des auteurs d’infraction afin de dégager des patterns et des schémas comportementaux. Les informations issues de l’entrevue stratégique sont alors considérées comme des données brutes. Il s’agit, dans un second temps, de les mettre en perspective. Des cluster analysis permettent d’identifier des regroupements significatifs. Ces derniers sont ensuite interprétés. Y trouverons-nous des dispositions particulières permettant de définir des propensions à commettre ce type d’infraction ? Parviendrons-nous à identifier des facteurs opérationnels ou de planification, communs à ces auteurs ?
Mais aussi les victimes
Afin d’enrichir le renseignement d’une vision globale sur un phénomène délinquantiel, il paraît également primordial de recueillir la parole de victimes. Dans le cadre du projet Red Team, les victimes sont entendues par des psychologues qui n’ont pas accès, dans un premier temps, aux renseignements recueillis auprès des auteurs, afin de préserver la neutralité de leurs analyses. Il s’agit de recueillir tous les éléments du vécu victimaire, les ressentis, les premiers réflexes.
Les victimes ont-elles appelé les services de police ou leurs proches ? Il s’agit également de laisser un espace de parole libre à ces personnes afin qu’elle relatent en détail les faits dont elles ont été victimes. Quand le cambriolage a-t-il eu lieu ? Étaient-elles présentes ? Quels moyens ont été utilisés ? Ont-elles pris de nouvelles dispositions à la suite ? Comme l’équipe en charge de recueillir la donnée des auteurs, l’équipe victimologie aura la charge de traiter la donnée brute, de l’interpréter et d’en dégager des patterns caractéristiques.
Un élargissement progressif
Une mise en commun finale des témoignages collectés auprès des auteurs et des victimes permet de couvrir le phénomène criminel dans sa globalité : du commencement d’exécution et des actes préparatoires de l’auteur aux nouvelles dispositions prises par les victimes pour s’en protéger. Une note de renseignement est alors établie sur les cambriolages dans une analyse qualitative, complémentaire des analyses quantitatives élaborées par ailleurs. À terme, le projet Red Team sera consacré à des infractions plus complexes. En adoptant une méthode qualitative et individuelle, ce projet contribue à nourrir une compréhension fine des logiques criminelles, permettant ainsi d’adopter des postures proactives face à certaines infractions.
Bibliographie :
- Ministère de la Justice – Direction de l’administration pénitentiaire. (2024). Rapport statistique annuel des établissements et des personnes écrouées en France.
- Zoutendijk, A. (2010). Organised crime threat assessments : a critical review. Crime, Law & Social Change, 54(1), 63-86.
- Saint-Yves, Michel, Landry, Jacques, Psychologie des entrevues d’enquête, de la recherche à la pratique, (2004), Éditions Yvon Blais.



