L’ère des grands désordres économiques et monétaires

Dossier : Le nouvel espace financierMagazine N°652 Février 2010
Par Jacques MISTRAL (67)

Con­traire­ment à ce qui se dit fréquem­ment, assez nom­breux sont ceux qui ont vu venir la crise finan­cière. Les échanges et dis­cus­sions qui se tenaient à Wash­ing­ton à par­tir de 2005 étaient déjà tein­tés d’in­quié­tude quant à l’avenir financier de l’Amérique et donc de la planète.

Nouriel Roubi­ni, Cas­san­dre de la crise
Le mag­a­zine For­tune rap­pelle qu’en 2005 Nouriel Roubi­ni, pro­fesseur d’économie à la Stern School of Busi­ness, avait déclaré que : « Le prix des maisons sur­fait sur une vague spécu­la­tive qui aurait bien­tôt coulé l’économie. » En sep­tem­bre 2006, il réitérait ses mis­es en garde devant un audi­toire du FMI, en annonçant l’imminence d’une crise économique de grande ampleur : « Dans les mois et les années à venir, les États-Unis vont prob­a­ble­ment vivre une dépré­ci­a­tion immo­bil­ière qui ne se voit qu’une fois dans une vie, un choc pétroli­er, une diminu­tion pronon­cée de la con­fi­ance des con­som­ma­teurs et, ultime­ment, une grave réces­sion. » Ses pro­pos avaient alors sus­cité scep­ti­cisme et ironie !

Cette inquié­tude était aus­si man­i­festée par les experts, on cite notam­ment l’é­con­o­miste Nouriel Roubi­ni, mais il y en avait d’autres. Ils sont nom­breux à avoir expliqué que les déséquili­bres de bal­ance des paiements ne seraient pas éter­nels et que les taux de change fini­raient par subir le con­tre­coup d’un déficit extérieur sans cesse croissant.

L’in­dus­trie finan­cière est dev­enue une économie de rente

Le para­doxe est que ces mis­es en garde répétées por­taient comme on le voit sur des sujets var­iés mais n’i­den­ti­fi­aient pas de manière assez pré­cise le mail­lon faible, celui où le sys­tème financier s’est finale­ment fis­suré. Quoi qu’il en soit, il y a bien eu aux États-Unis une ” fuite en avant dans l’en­det­te­ment “, une sorte d’aveu­gle­ment col­lec­tif de la part des dirigeants du secteur privé et des autorités politiques.

La responsabilité des banques d’investissement

Aveu­gle­ment américain
Les min­istres européens des Finances, notam­ment français et alle­mand, ont régulière­ment mis en garde le Secré­taire au Tré­sor améri­cain sur les dan­gers de la voie dans laque­lle l’Amérique était engagée, en par­ti­c­uli­er à pro­pos des hedge funds ou de la compt­abil­ité en fair val­ue. Les ban­quiers cen­traux – Jean-Claude Trichet, bien sûr, mais aus­si ses homo­logues – ont aus­si alerté Alan Greenspan et la Réserve fédérale sur les dan­gers encou­rus, en sig­nalant pré­co­ce­ment la mon­tée d’une bulle immobilière.

Les arti­sans de ce désas­tre peu­vent être bien iden­ti­fiés. On sait, pour ne citer qu’un exem­ple, com­ment a été obtenue en 2004 la baisse du ratio pru­den­tiel (dette-cap­i­taux pro­pres) que devaient respecter les entités de Wall Street finançant l’im­mo­bili­er. En sim­pli­fi­ant mais sans car­i­ca­tur­er, ce sont les ban­ques d’in­vestisse­ment qui ont été les arti­sans métic­uleux d’une dérégu­la­tion sys­té­ma­tique con­stam­ment présen­tée comme au ser­vice de l’in­no­va­tion et d’une meilleure allo­ca­tion du capital.

On sait main­tenant ce que valent ces argu­ments répétés à satiété, à peu près rien. Lord Turn­er, prési­dent de la FSA bri­tan­nique, l’or­gane de super­vi­sion des activ­ités finan­cières, en con­vient aujour­d’hui de la manière la plus élo­quente qui soit, et cela ne lui fait pas que des amis à la City.

Vocab­u­laire
Michel Pébereau va jusqu’à dire que don­ner le nom de ” banque ” aux ban­ques d’in­vestisse­ment est un con­tre­sens, c’est exact. Ces étab­lisse­ments ne sont pas des ban­ques au sens où nous l’en­ten­dons, ils font un méti­er de marché.

Avec l’ac­tiv­ité des ban­ques d’in­vestisse­ment, nous traitons d’un sujet infin­i­ment plus vaste que les sub­primes aux­quelles on réduit par­fois tout à fait à tort les orig­ines de la crise finan­cière. Pour décrire sim­ple­ment l’o­rig­ine de cette gan­grène finan­cière on peut point­er le développe­ment d’un sys­tème et de mécan­ismes dont le but était de capter des com­mis­sions sur des trans­ac­tions de marché mon­tées de manière artificielle.

L’in­no­va­tion finan­cière est utile, bien sûr, mais ce dont nous par­lons à pro­pos de la crise, c’est de leur util­i­sa­tion en quelque sorte con­tre­na­ture, la mul­ti­pli­ca­tion de trans­ac­tions généra­tri­ces de com­mis­sions à chaque étape, même si l’u­til­ité pour le client final était plus qu’ob­scure : c’est ain­si que l’in­dus­trie finan­cière est dev­enue une économie de rente cap­tant sans jus­ti­fi­ca­tion économique une part dis­pro­por­tion­née de la richesse créée.

L’in­no­va­tion est la matière pre­mière de la croissance

Par con­séquent, au moment où ” le manège s’est arrêté de tourn­er “, tout le monde, méfi­ant sur ce que pou­vaient recel­er les livres des insti­tu­tions con­trepar­ties, s’est replié sur soi-même ce qui a abouti au blocage du crédit. 

Innover, mais contrôler

Inno­va­tions utiles
Les inno­va­tions finan­cières sont sou­vent décriées en rai­son de leur impli­ca­tion dans la crise. Atten­tion, toute­fois : à l’o­rig­ine de l’in­no­va­tion finan­cière on trou­ve un besoin économique très réel, les cou­ver­tures de change ou de taux sont des instru­ments de finance­ment indis­pens­ables aux entre­pris­es de l’é­conomie réelle ; et ces inno­va­tions finan­cières ont évidem­ment de l’avenir.

À l’avenir, il faut évidem­ment avoir en tête, comme l’a enseigné Schum­peter, que l’in­no­va­tion est la matière pre­mière de la crois­sance. C’est du manque de con­trôle qu’a émergé le dan­ger, non de l’in­no­va­tion. Les autorités anglais­es et améri­caines ont, avec naïveté, con­sid­éré qu’il était pos­si­ble de faire fonc­tion­ner ” les réac­teurs nucléaires de la finance ” sans super­viseurs. Eh bien, main­tenant, l’ex­péri­ence a été faite, les marchés ont finale­ment démon­tré que l’au­torégu­la­tion était un mythe ! D’où les propo­si­tions for­mulées en Europe par le rap­port de Jacques de Larosière, suiv­ies — car les temps changent même aux États-Unis — par celles de Tim Gei­th­n­er, l’actuel secré­taire au Trésor.

Définir une stratégie de sortie

À l’au­tomne 2009, des sig­naux plutôt posi­tifs com­men­cent à se man­i­fester. On peut se réjouir de ce que la chute libre a été enrayée. Mais ce soulage­ment ne porte que sur le court terme. Car la crise finan­cière a vio­lem­ment éloigné l’é­conomie réelle de son sen­tier de crois­sance si bien que les mécan­ismes d’a­juste­ment cycliques tra­di­tion­nels ne jouent pas bien. Les plans de relance, l’ar­rêt du dés­tock­age, l’abon­dance de liq­uid­ités con­tribuent à un rétab­lisse­ment, tant mieux. Mais, il serait impru­dent de se réjouir trop vite, les dis­cus­sions sur la forme de la reprise, en W plutôt qu’en V, en témoignent : à l’au­tomne 2009, une embel­lie est là mais bien des nuages sub­sis­tent à l’hori­zon sans qu’on sache, par exem­ple, claire­ment s’il faut red­outer surtout l’in­fla­tion — liée à l’abon­dance de liq­uid­ités mis­es en cir­cu­la­tion depuis deux ans — ou la défla­tion — dans laque­lle nous entraîn­erait un scé­nario ” à la japonaise “.

C’est le cadre par­ti­c­ulière­ment dif­fi­cile dans lequel définir les ” straté­gies de sor­tie ” (exit strat­e­gy) qui per­me­t­tront de remet­tre les déficits publics et les bilans des ban­ques cen­trales sur des ten­dances souten­ables à moyen terme… mais pas trop tôt car on ris­querait de cass­er une reprise encore très timide.

De nouveaux équilibres monétaires

Quant aux changes, il y a à l’heure actuelle deux grands malades sur la planète, ce sont le dol­lar et la livre ; l’eu­ro, claire­ment, est en meilleure forme. Certes, la presse finan­cière bri­tan­nique pré­tend par­fois le con­traire, ce serait évidem­ment une revanche ! Fin 2009, par exem­ple, l’eu­ro a légère­ment reculé par rap­port à son max­i­mum de l’an­née du fait des inquié­tudes que fait naître la fragilité finan­cière de la Grèce. Mais ces dif­fi­cultés seront résolues, l’ap­par­te­nance à une mon­naie com­mune scelle la néces­sité de trou­ver une issue et l’idée d’un éclate­ment de la zone euro est en tout cas une absur­dité, le coût pour qui voudrait en sor­tir — en dehors de l’Alle­magne qui n’y a pas intérêt non plus — serait exor­bi­tant. Pour le dol­lar, en revanche, la poli­tique moné­taire et finan­cière menée out­re-Atlan­tique inquiète parce qu’elle sem­ble apparem­ment déliée de toute contrainte.

L’ex­em­ple du nucléaire
L’in­dus­trie nucléaire est un exem­ple qui fait réfléchir. Imag­inez ce qui se passerait si les ingénieurs de l’in­dus­trie nucléaire avaient rejeté l’idée de super­viseurs extérieurs et affir­mé que ” l’au­torégu­la­tion de l’in­dus­trie nucléaire ” était la meilleure façon d’as­sur­er la sécu­rité des appro­vi­sion­nements d’un côté et celle des pop­u­la­tions de l’autre ! Il y aurait au moins eu débat. C’est pour­tant cette solu­tion de facil­ité qu’ont accep­tée sans dis­cuter les autorités publiques aux États-Unis ou en Grande-Bretagne.

Un dol­lar de plus en plus faible ?
Con­traire­ment au mot d’or­dre con­stant depuis des années, ” le dol­lar fort ne serait-il alors plus dans l’in­térêt des États-Unis ” ?
Même si les autorités chi­nois­es n’ont, mal­gré cer­taines déc­la­ra­tions restées sans lende­main, guère d’al­ter­na­tive pour le place­ment de leurs gigan­tesques excé­dents com­mer­ci­aux, on doit con­sid­ér­er comme plau­si­ble une nou­velle péri­ode d’af­faib­lisse­ment du dollar.

Un dollar qui faiblit

De plus, depuis l’été, flotte à Wash­ing­ton cette idée que la stratégie améri­caine pour créer des emplois pour­rait fort bien repos­er sur la crois­sance des expor­ta­tions. Et la mon­naie améri­caine, chaque fois qu’elle faib­lit, explore chaque fois un niveau plus bas : il y eut 1 euro pour 1,30 dol­lar, puis pour 1,45, puis pour 1,60 en juil­let 2008, on peut crain­dre que la prochaine fois ce soit pour 1,75… Face à une telle évo­lu­tion, la coopéra­tion au sein de l’eu­ro­zone pour définir une posi­tion appro­priée serait absol­u­ment vitale et on ne peut, de ce point de vue, que se réjouir de l’amélio­ra­tion du cli­mat des rela­tions fran­co-alle­man­des et de sa capac­ité retrou­vée à faire des propo­si­tions com­munes comme on l’a vu en matière de régu­la­tion finan­cière internationale.

Le G20 était à cet égard une excel­lente ini­tia­tive et son pre­mier mérite main­tenant est d’ex­is­ter. Depuis la crise de 1930, nous savons que c’est bien la volon­té de faire face ensem­ble, de manière coopéra­tive, qui per­met d’éviter le pire. Là est la rai­son pour laque­lle tout écon­o­miste est rad­i­cale­ment hos­tile à l’idée de pro­tec­tion­nisme, non pas parce que ce serait le moyen d’at­tein­dre un hypothé­tique opti­mum mais tout sim­ple­ment parce que toute action pro­tec­tion­niste appelle la riposte et qu’à l’is­sue de cette con­fronta­tion les deux parte­naires qui s’y livrent se retrou­vent dans une sit­u­a­tion encore plus défa­vor­able que leur point de départ, c’est l’en­seigne­ment le plus robuste de la théorie des jeux. 

Les leçons de 1930
Par­mi les leçons des crises des années 1930 on trou­ve en effet l’u­til­i­sa­tion inadéquate des poli­tiques budgé­taire et moné­taire, mais plus encore le défaut de coopéra­tion internationale.
Le bru­tal ralen­tisse­ment économique entraîne des réac­tions pro­tec­tion­nistes d’abord aux USA puis dans les autres pays touchés à leur tour par la crise : la poli­tique du cha­cun pour soi finit par ampli­fi­er les effets de la crise.

Vers une gouvernance mondiale de la finance ?

L’idée d’un éclate­ment de la zone euro est une absurdité

Il n’y a pas d’autre solu­tion que d’af­fron­ter ensem­ble les prob­lèmes dif­fi­ciles aux­quels nous sommes con­fron­tés. Que les chefs d’É­tat se réu­nis­sent pour le con­firmer est une excel­lente chose.

Un ” direc­toire ” des affaires du monde organ­isé autour d’un G7 était devenu une idée anachronique, le G20 pré­fig­ure une forme d’or­gan­i­sa­tion mieux adap­tée à l’é­tat d’un monde où des pays comme la Chine, l’Inde, le Brésil jouent un rôle de plus en plus important.

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