L’environnement politique et économique de la France d’ici 2050

Dossier : La France en 2050Magazine N°603 Mars 2005
Par Jacques LESOURNE (48)

Le monde aujourd’hui

Avant d’ex­plor­er le prochain demi-siè­cle, cette péri­ode au bout de laque­lle les enfants qui nais­sent aujour­d’hui attein­dront la pléni­tude de leur vie famil­iale et pro­fes­sion­nelle, regar­dons en arrière les décen­nies qui nous sépar­ent de l’im­mé­di­at après-guerre. 

Dans le monde à trois mil­liards de 1960 — la moitié de la pop­u­la­tion actuelle — l’en­vi­ron­nement poli­tique et économique de la France con­tient déjà, à une excep­tion près, les ger­mes de celui d’au­jour­d’hui : la décoloni­sa­tion est presque achevée, la crois­sance économique bat son plein à des rythmes divers, le pét­role prend une part crois­sante de la con­som­ma­tion énergé­tique mon­di­ale, les pre­mières pier­res de la con­struc­tion économique européenne sont posées, les États-Unis assurent à eux seuls presque la moitié du revenu brut mondial. 

L’ex­is­tence depuis quinze ans de l’arme nucléaire mod­i­fie les don­nées de la stratégie tan­dis que, dans le domaine tech­nologique, les pre­miers ordi­na­teurs sont nés et qu’en sci­ence s’an­nonce la révo­lu­tion de la biolo­gie molécu­laire. L’ex­cep­tion est l’ex­is­tence de l’Em­pire sovié­tique qui englobe la moitié ori­en­tale de l’Alle­magne, l’Eu­rope cen­trale et s’é­tend jusqu’à Vladi­vos­tok. En Asie de l’Est, la Chine représente un deux­ième pôle du mou­ve­ment com­mu­niste mon­di­al. Nous sommes en pleine guerre froide, même si l’in­ten­sité du con­flit a décru depuis la mort de Staline en 1953. Mais des deux côtés, les peu­ples ont foi en la sci­ence, en la tech­nolo­gie et en la crois­sance économique. 

Tournons-nous main­tenant vers l’avenir et deman­dons-nous quelle grille de lec­ture peut nous aider à le penser. Nous pou­vons d’abord con­sid­ér­er la terre comme une grosse orange homogène et nous inter­roger sur les inter­ac­tions de la démo­gra­phie, de l’u­til­i­sa­tion des ressources et de la tech­nolo­gie. Nous pou­vons ensuite con­sid­ér­er les rela­tions à l’échelle mon­di­ale des sys­tèmes économiques et poli­tiques. Nous pou­vons enfin nous con­cen­tr­er sur les grandes zones de la planète. Un triple regard qui devrait con­tribuer à éclair­er des visions du ter­ri­toire français en 2050. 

Les ressources de la “grosse orange”

L’abaisse­ment rapi­de des taux de fécon­dité dans le Tiers-Monde ralen­tit la crois­sance de la pop­u­la­tion mon­di­ale et le vieil­lisse­ment s’ac­centue au Japon, en Europe, en Russie et en Chine. Les pro­jec­tions démo­graphiques situent autour de 9 mil­liards le vol­ume de l’hu­man­ité en 2050, mais les pro­jec­tions ne peu­vent tenir compte des effets pos­si­bles d’épidémies que la médecine n’ar­riverait pas à enray­er. En tout état de cause, nous sommes désor­mais loin des 15 à 30 mil­liards qui étaient annon­cés il y a trente ans. 

Beau­coup d’hu­mains toute­fois ont de la dif­fi­culté à con­cevoir ce que sig­ni­fie en ter­mes d’or­gan­i­sa­tion sociale et poli­tique neuf mil­liards d’individus. 

Cette pre­mière ten­dance, rel­a­tive­ment sûre, avec ce qu’elle entraîne de migra­tions, d’ur­ban­i­sa­tion, de soins aux vieil­lards, de boule­verse­ment des sys­tèmes de pro­tec­tion sociale, con­duit à pos­er le prob­lème des ressources dont dis­posera l’hu­man­ité. Qu’il s’agisse de nour­ri­t­ure, d’én­ergie, d’eau, de minéraux. Trois évi­dences dont seule la pre­mière est dans l’air du temps : 

  • les ressources brutes dont dis­posera l’hu­man­ité sont finies ; 
  • toute­fois, il ne faut pas con­sid­ér­er que l’hu­man­ité tire séparé­ment et indépen­dam­ment sur des stocks déter­minés. Lorsque la demande d’un métal aug­mente par exem­ple, son prix s’élève, on inten­si­fie les recherch­es, on trou­ve des minéraux plus pau­vres et surtout on sub­stitue, en lim­i­tant l’emploi aux usages les plus néces­saires, d’autres métaux à ce métal. Ce sont ces phénomènes essen­tiels de sub­sti­tu­tion et de régu­la­tion par les prix que beau­coup ne com­pren­nent pas et qui ren­dent d’ailleurs l’analyse difficile ; 
  • enfin, le vol­ume des ressources util­is­ables dépend aus­si de la tech­nolo­gie. La grande crise énergé­tique de la fin du xvi­i­ie siè­cle engen­drée par l’épuise­ment des forêts dis­paraît lorsque la machine à vapeur per­met l’ex­trac­tion du char­bon de terre.Que peut-on alors briève­ment con­clure des travaux menés sur les dif­férentes ressources ? 


Comme l’a mon­tré Amartya Sen, la plu­part des famines ne sont pas dues au manque de ressources mais à la désor­gan­i­sa­tion sociopoli­tique. Un exem­ple ? La famine en Soma­lie du Sud a coïn­cidé avec la présence de stocks ali­men­taires dans le même pays au nord. Chine et Inde nour­ris­sent désor­mais leurs pop­u­la­tions et les prob­lèmes se con­cen­trent sur l’Afrique. À con­di­tions cli­ma­tiques inchangées, on peut donc penser que l’hu­man­ité pour­rait se nour­rir. D’ailleurs depuis 1950, la crois­sance de la pro­duc­tion agri­cole a été légère­ment supérieure à celle de la population. 

Pour l’én­ergie, deux grands faits vien­nent se super­pos­er à l’aug­men­ta­tion de la demande dans les pays émer­gents : le pla­fon­nement puis le déclin de la pro­duc­tion de pét­role (entre 2040 et 2060 ?) et le change­ment cli­ma­tique glob­al. Tan­dis que le pre­mier phénomène seul con­duirait à une renais­sance du char­bon et à un redé­mar­rage du nucléaire, le sec­ond incit­era à des économies d’én­ergie, à un essor frac­tion­né des éner­gies renou­ve­lables et naturelle­ment aus­si au redé­mar­rage du nucléaire. 

À pro­pos du change­ment cli­ma­tique, dont les bases sci­en­tifiques sont de plus en plus solides, deux élé­ments doivent être soulignés : 

  • les pop­u­la­tions des pays dévelop­pés ne chang­eront de com­porte­ments que sous l’ef­fet des prix et de la peur ; les con­di­tions ne sont pas actuelle­ment réu­nies pour que les dis­cours de cer­tains soient autre chose que des objur­ga­tions intellectuelles ; 
  • les con­séquences du change­ment cli­ma­tique ne doivent pas être éval­uées à sys­tèmes vivants inchangés. Les pos­si­bil­ités d’adap­ta­tion de nos sociétés sont con­sid­érables et l’ensem­ble du vivant ani­mal et végé­tal a mon­tré au cours des mil­lé­naires de remar­quables capac­ités de change­ment. Ces régu­la­tions atténueront sen­si­ble­ment le coût du change­ment climatique. 


L’ac­cès à l’eau sera dans cer­taines régions, comme les rives sud et est de la Méditer­ranée, l’une des grandes préoc­cu­pa­tions des vingt prochaines années, mais les non-spé­cial­istes par­lent de l’épuise­ment de l’eau comme si le prob­lème était le même que pour le pét­role. La con­som­ma­tion ne détru­it pas l’eau. Elle la recy­cle. Et si le prix de l’eau était plus élevé, on la trans­porterait à dis­tance ou on désalinis­erait l’eau de mer. Le coût de ces adap­ta­tions n’en sera pas moins considérable. 

Quant aux minéraux, ils for­ment par les sub­sti­tu­tions pos­si­bles un ensem­ble si com­plexe qu’il défie une analyse d’ensem­ble. Par­ler de raré­fac­tion glob­ale n’au­rait pas de sens, mais il existe des métaux cri­tiques qui peu­vent pos­er de sérieux prob­lèmes. Ain­si, au niveau de l’o­r­ange, l’hu­man­ité devra con­tin­uer à appren­dre à gér­er ses rela­tions avec l’é­cosphère, les prob­lèmes globaux étant évidem­ment beau­coup plus sérieux que les dif­fi­cultés locales qui peu­vent générale­ment se résoudre dans les pays à niveau de vie suff­isant par une réaf­fec­ta­tion des dépens­es de la collectivité. 

Pour con­clure ce pre­mier volet de l’analyse, il faut évidem­ment men­tion­ner un dernier fac­teur, la capac­ité tech­nique de l’hu­man­ité, dont le développe­ment depuis le début de l’e­spèce résout des ques­tions jugées insol­ubles tout en en posant de nou­velles. Sur l’hori­zon con­sid­éré, on peut s’at­ten­dre à une con­ver­gence entre les biotech­nolo­gies et les tech­nolo­gies de l’in­for­ma­tion dont la portée sera con­sid­érable. Elle per­me­t­tra des économies de ressources spec­tac­u­laires, mais surtout elle oblig­era l’hu­man­ité à appro­fondir ses inter­ro­ga­tions éthiques, car la sci­ence boule­verse pro­gres­sive­ment les rela­tions de l’homme à son corps, à son intel­li­gence, à sa famille, aux autres espèces, à l’é­cosphère et à l’univers. 

Le système économique et politique mondial

Changeons main­tenant d’ap­proche en nous inter­ro­geant sur l’évo­lu­tion du sys­tème économique et poli­tique mon­di­al. La dif­fi­culté est que nous avons besoin de con­cepts pour le décrire. 

États

En pre­mier lieu, nous pou­vons sup­pos­er que l’hu­man­ité con­tin­uera à être organ­isée en États. Ces États, grands et petits, sont actuelle­ment, de Mona­co à l’Inde, un peu moins de deux cents à siéger aux Nations Unies. Ils ont une pop­u­la­tion de nationaux et de rési­dents, des fron­tières, un gou­verne­ment. Ils n’en sont pas moins extrême­ment dif­férents. Leur inser­tion dans un monde boulever­sé par les pro­grès tech­niques dans les trans­ports et les TIC les rend beau­coup moins imper­méables que leurs devanciers. On peut dire que d’É­tats stricts, ils sont devenus des États flous à l’ini­tia­tive réduite par les mil­liers de pages d’ac­cords inter­na­tionaux qu’ils ont signés, oblig­és de com­pos­er avec les cen­taines de multi­na­tionales qui opèrent sur leur sol, influ­encés par les émis­sions de télévi­sion et les mes­sages des inter­nautes qui cir­cu­lent sur la toile, oblig­és de négoci­er avec d’autres acteurs sur la plu­part des sujets qui les concernent. 

Société

Il n’y a pas tou­jours super­po­si­tion entre les fron­tières de ces États et celles des sociétés humaines, ces com­mu­nautés qui parta­gent langues, reli­gion, struc­tures famil­iales et qui ne se perçoivent pas néces­saire­ment comme des nations. Tous les empires ter­restres ou mar­itimes qui se sont écroulés au XXe siè­cle embras­saient dans leurs fron­tières d’autres sociétés, en total­ité ou en par­tie. Or, avec le temps et sans que la règle soit absolue, les États à sociétés plurielles ten­dent à éclater. D’où cette con­jec­ture vraisem­blable : le nom­bre des États devrait encore aug­menter au cours du prochain demi-siè­cle. De com­bi­en ? de vingt à quar­ante peut-être. Cette ten­dance n’est pas con­tra­dic­toire avec l’ap­pari­tion (j’y reviendrai) de coag­u­la­tions, de con­fédéra­tions ou de qua­si-fédéra­tions dans quelques zones. 

Civilisation

Mais, l’im­broglio des États et des sociétés ne peut être décrit sans intro­duire un troisième con­cept, con­tro­ver­sé d’ailleurs, celui de civil­i­sa­tion. Une civil­i­sa­tion est un ensem­ble de sociétés qui, par l’in­ten­sité de leurs rela­tions économiques, cul­turelles, religieuses établies sur de longues péri­odes, parta­gent des visions du monde, des manières de penser et de vivre com­munes. Elles ne sont que pen­dant une par­tie de leur his­toire inclus­es dans le ter­ri­toire d’un même État. 

Leur déf­i­ni­tion géo­graphique est par­fois sim­ple, par­fois floue. S’é­ten­dant sur des siè­cles, les civil­i­sa­tions n’évolu­ent que lente­ment et ne se lais­sent pas facile­ment pénétr­er par d’autres, mais aujour­d’hui, la mon­di­al­i­sa­tion fait que cha­cune incor­pore des élé­ments provenant des autres. 

Beau­coup d’au­teurs admet­tent la liste suiv­ante ; la chi­noise, la japon­aise, l’hin­doue, l’arabo-ira­no-turque, l’eu­ropéenne occi­den­tale, l’eu­ropéenne ori­en­tale, la nord-améri­caine, la sud-améri­caine, l’africaine sub­sa­hari­enne. Dis­cuter cette liste n’est pas l’ob­jet de ce texte, mais ce con­cept per­met quelques con­jec­tures ou inter­ro­ga­tions : l’eu­ropéenne occi­den­tale va-t-elle don­ner nais­sance à un État ? Européenne occi­den­tale et nord-améri­caine vont-elles diverger ? 

L’arabo-ira­no-turque, écartelée entre des influ­ences con­traires, devien­dra-t-elle une zone d’anomie déchirée par la lutte entre une tra­di­tion som­brant dans l’ex­trémisme religieux et un mod­ernisme inspiré par l’Oc­ci­dent ? Que devien­dront Inde et Chine, ces deux États qui englobent pra­tique­ment cha­cun l’aire d’une civil­i­sa­tion ? Quels scé­nar­ios pour l’africaine au sud du Sahara, cet ensem­ble com­plexe de nom­breuses sociétés ? 

Démocratie, marchés, gouvernance

États, sociétés, civil­i­sa­tions vont voir s’in­ten­si­fi­er entre eux de très nom­breuses inter­ac­tions, celles incor­porées dans leurs organ­i­sa­tions poli­tiques internes (et qui peu­vent être résumées par la ques­tion : quel sera l’avenir de la démoc­ra­tie dans des sys­tèmes économiques représen­tés à échelle nationale et inter­na­tionale par les marchés, celles de mul­ti­ples échanges licites ou illicites, cul­turels ou religieux entre les États, et qui soulèvent le prob­lème de la gou­ver­nance). Immenses ques­tions à pro­pos desquelles on ne peut faire que quelques remarques : 

1. À l’aube du développe­ment économique, les régimes autori­taires sont par­fois plus favor­ables au décol­lage que les régimes démoc­ra­tiques sou­vent men­acés d’in­sta­bil­ité et d’aboulie. À des stades inter­mé­di­aires, démoc­ra­ties et marchés devi­en­nent com­plé­men­taires. À des niveaux élevés de revenus par tête, la démoc­ra­tie peut être un frein au développe­ment économique. 

2. Le développe­ment économique devrait con­tin­uer à se répan­dre, rapi­de en Asie de l’Est, lent en Europe ori­en­tale et en Europe occi­den­tale, moyen ailleurs, à l’ex­cep­tion de l’Afrique du sud du Sahara qui a de fortes chances de rester à la traîne. 

3. Avec la pour­suite des migra­tions et l’in­ten­si­fi­ca­tion des réseaux d’échange, les prob­lèmes nés dans les civil­i­sa­tions en crise se répan­dront de mul­ti­ples manières à l’in­térieur des autres civilisations. 

4. Les besoins de la gou­ver­nance entraîneront une restruc­tura­tion de “l’or­dre inter­na­tion­al” s’in­spi­rant de deux principes con­tra­dic­toires, un principe de réal­isme poli­tique où la puis­sance sera le fac­teur prépondérant, les États-Unis cher­chant à organ­is­er le monde en fonc­tion de leurs intérêts et un principe de com­mu­nau­tarisme, les États (ou les prin­ci­paux, ou les plus faibles d’en­tre eux) s’al­liant pour résoudre les prob­lèmes du globe. Il en résul­tera une sit­u­a­tion fluc­tu­ante en fonc­tion des sujets et des ori­en­ta­tions des équipes dirigeantes des grands pays. 

Avec moins de 0,8 % de la pop­u­la­tion mon­di­ale et peut-être 3,5 % du revenu brut de l’hu­man­ité, la France jouera dans ces évo­lu­tions un rôle sec­ond, quoique encore légère­ment ampli­fié par la traîne de l’his­toire. Beau­coup dépen­dra pour elle de l’avenir de l’U­nion européenne. 

Les grandes zones géographiques de 2050

Vus de France, com­ment pour­raient se présen­ter les “grands quartiers de l’o­r­ange” dans un demi-siè­cle ? Avant de faire tourn­er le globe, quelques remar­ques préal­ables sem­blent indis­pens­ables pour dis­siper des malen­ten­dus : l’é­cart entre les revenus des indi­vidus les plus rich­es et ceux des plus pau­vres ne pour­ra que s’ac­centuer car la hausse des pre­miers suiv­ra la crois­sance des économies les plus dynamiques tan­dis que les sec­onds s’ob­serveront dans les zones hors développe­ment ; les famines qui sub­sis­teront seront moins engen­drées par les con­di­tions cli­ma­tiques que par les con­flits eth­niques ; c’est en Asie de l’Est et du Sud que la crois­sance par tête en par­ité de pou­voir d’achat sera la plus élevée (de 3 à 4,5 % par an), tan­dis que dans les pays d’Amérique du Nord et de l’Eu­rope elle attein­dra dif­fi­cile­ment 2 %. 

Les zones essen­tielles pour la France sont, en sim­pli­fi­ant beau­coup, l’U­nion européenne, l’Afrique du Nord et le Moyen-Ori­ent, les États-Unis, la Russie, la Chine, l’Inde, le Japon, l’Afrique fran­coph­o­ne au sud du Sahara, le Brésil. 

L’Europe

Zone à faible natal­ité et à pop­u­la­tion vieil­lis­sante, l’U­nion européenne pour­rait avoir une crois­sance glob­ale régulière­ment inférieure d’un demi-point à celle des États-Unis à cause du dif­féren­tiel démo­graphique, cette crois­sance étant plus forte à la périphérie que dans les pays du cœur France et Alle­magne. L’as­sim­i­la­tion des dix pays exig­era sans doute une décen­nie. Elle se dévelop­pera sur trois plans : l’u­ni­fi­ca­tion des marchés qui sera rapi­de grâce au réseau des multi­na­tionales ; l’adap­ta­tion des fonds struc­turels com­mu­nau­taires, une adap­ta­tion qui sera lente et douloureuse à cause de l’alour­disse­ment engen­dré par l’aug­men­ta­tion du nom­bre de pays ; l’émer­gence d’une puis­sance poli­tique européenne, émer­gence qui sera lente et aléatoire. 

L’ex­péri­ence mon­tre toute­fois que l’U­nion européenne hérite des prob­lèmes frontal­iers de ses mem­bres. Les vieux con­flits rus­so-polon­ais ont affleuré lors de la récente crise ukraini­enne. Vien­dra ensuite vers 2015 la ques­tion de l’ad­hé­sion turque qui, si elle se fait, ne sera dev­enue réal­ité que quinze à vingt ans plus tard. Ain­si, vers 2050, l’U­nion européenne pour­rait se situer entre une qua­si-fédéra­tion et une “coag­u­la­tion” dont les fron­tières ori­en­tales seraient mar­quées par les États baltes, la Pologne, la Roumanie, la Turquie. 

Que seront ses fron­tières mérid­ionales ? Cette ques­tion soulève celle du devenir de l’Afrique du Nord et du Moyen-Ori­ent, c’est-à-dire de la civil­i­sa­tion musul­mane qui s’é­tend du Maroc au Pak­istan. Frag­men­tée entre pays, déchirée entre la tra­di­tion et le mod­ernisme, sec­ouée par l’ex­trémisme religieux, cette civil­i­sa­tion est écartelée entre le repli sur elle-même et l’at­trac­tion de la civil­i­sa­tion occi­den­tale sous sa ver­sion européenne ou américaine. 

Il n’est pas exclu que sa par­tie la plus européanisée (le Maghreb) fasse, après la Turquie, une entrée dans l’U­nion européenne. Quoi qu’il en soit, avec les accords de libre- échange en cours de sig­na­ture, une inten­si­fi­ca­tion des échanges économiques avec la rive sud de la Méditer­ranée est probable. 

L’Europe et ses partenaires

Qu’en sera-t-il des rela­tions USA-UE ? Au-delà de l’épisode Bush, le scé­nario le plus prob­a­ble pour­rait mélanger coopéra­tion et con­flits. Seule super­puis­sance de ce demi-siè­cle, les États-Unis trou­veront néces­saire à leurs intérêts d’im­pos­er à l’Eu­rope leur vision du monde quitte à divis­er entre eux les pays de l’U­nion pour y arriv­er tan­dis que cer­tains Européens chercheront dans le mul­ti­latéral­isme une arme pour com­penser leur faib­lesse géopoli­tique. Le taux de change eurodol­lar restera une source d’op­po­si­tion tant que le dol­lar sera accep­té quel que soit l’é­tat des comptes extérieurs améri­cains. Une sit­u­a­tion qui n’empêchera pas les grandes multi­na­tionales européennes et améri­caines d’opér­er sur les deux rives de l’Atlantique. 

La Russie souf­frira avant tout d’une sit­u­a­tion démo­graphique cat­a­strophique. Elle pour­rait toute­fois suiv­re un chemin de crois­sance sig­ni­fica­tive et peut-être créer une union économique viable avec la Biélorussie, l’Ukraine, cer­tains États du Cau­case et le Kaza­khstan. Elle cherchera à pra­ti­quer une poli­tique d’équili­bre entre les USA et l’UE, bien qu’elle ait plutôt intérêt à se rap­procher de la sec­onde si les Polon­ais ne vien­nent pas se mêler des affaires russes. 

Mais l’es­sor de l’Asie sera la grande nova­tion du demi-siè­cle. L’Inde y ren­tre à pas comp­tés ayant pour elle son héritage démoc­ra­tique avec en revanche l’in­con­vénient de la diver­sité eth­nique et lin­guis­tique. La Chine a devant elle le prob­lème de l’évo­lu­tion de son sys­tème poli­tique au fur et à mesure qu’aug­mentera le niveau de vie de sa pop­u­la­tion. Le développe­ment des rela­tions com­mer­ciales et poli­tiques avec la Chine appa­raît donc comme une grande pri­or­ité pour la France, au sein de l’U­nion européenne. Mal­gré son efface­ment relatif dans les dix dernières années, le Japon ne sera pas à nég­liger, car son économie est moins impéri­ale que par le passé mais reste une source de tech­nolo­gies nou­velles. L’ac­cord Renault-Nis­san qui est apparu comme une curiosité est un intéres­sant exem­ple de coopération. 

Les événe­ments de Côte-d’Ivoire, l’ex­trême fragilité du Nige­ria, la famine au Dar­four soulig­nent, après les drames du Liberia, de la Sier­ra Leone, du Ruan­da, de l’ex-Zaïre, les incer­ti­tudes économiques et poli­tiques de l’Afrique sub­sa­hari­enne. La démo­gra­phie, la non-con­cor­dance des fron­tières et des eth­nies, les efforts (posi­tifs à court terme, mais peut-être nocifs à long terme) de la com­mu­nauté inter­na­tionale pour main­tenir le statu quo en figeant les con­flits, ren­dent déli­cate l’élab­o­ra­tion de scé­nar­ios favor­ables. Sans gou­verne­ments effi­caces et légitimes, l’é­conomie de la région con­tin­uera à stag­n­er. Sans doute, la France qui a été la puis­sance colo­niale puis le tuteur de l’Afrique occi­den­tale sera-t-elle con­duite à se retir­er par étape de ses engage­ments régionaux. 

En Amérique latine, le Brésil, s’il réus­sit à maîtris­er le déficit tra­di­tion­nel de ses comptes publics au niveau des États et de la Fédéra­tion, a d’in­con­testa­bles atouts pour une crois­sance économique sig­ni­fica­tive s’ac­com­pa­g­nant d’une lim­i­ta­tion des iné­gal­ités sociales. Com­ment oubli­er toute­fois que, dans le passé, ce pays a sou­vent déçu les espoirs mis dans son devenir ? 

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Autour du scé­nario cen­tral qui vient d’être esquis­sé appa­rais­sent pos­si­bles des vari­antes plus noires. Pour cer­tains, le xxie siè­cle sera celui des bac­téries et des virus, mar­qué par des pandémies. Le réchauf­fe­ment cli­ma­tique peut accroître l’in­sta­bil­ité météorologique, l’Afrique sub­sa­hari­enne con­naî­tra des décen­nies de guer­res civiles et de famines, la crise de la civil­i­sa­tion arabo-musul­mane engen­dr­era des actes d’hy­per­t­er­ror­isme ayant recours à des armes de destruc­tion mas­sive… Ces vari­antes soulig­nent que l’achève­ment de la con­quête du globe par l’hu­man­ité pose le prob­lème de la gou­ver­nance mon­di­ale, un prob­lème qui n’est pas triv­ial puisque sa solu­tion sup­pose à la fois un développe­ment des con­nais­sances sci­en­tifiques et tech­nologiques, un appren­tis­sage de valeurs col­lec­tives et la maîtrise des sys­tèmes économiques et politiques.

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