L’ÉCOLE POLYTECHNIQUE : un patrimoine inattendu

Dossier : ExpressionsMagazine N°530 Décembre 1997Par Claudine BILLOUX
Par Marie-Christine THOORIS

La célé­bra­tion du Bicen­te­naire de l’École poly­tech­nique, en 1994, a per­mis au public pari­sien de se fami­lia­ri­ser avec l’histoire de cette ins­ti­tu­tion et de décou­vrir l’œuvre des poly­tech­ni­ciens, notam­ment par le biais de trois grandes expositions.

C’est pour­quoi il nous est appa­ru oppor­tun, avant de pré­sen­ter la diver­si­té des col­lec­tions patri­mo­niales de l’École poly­tech­nique, de mon­trer sous un autre éclai­rage cette his­toire récem­ment revi­si­tée, en met­tant l’accent sur les rela­tions pri­vi­lé­giées que l’École entre­tient depuis tou­jours avec les États- Unis, et par­ti­cu­liè­re­ment avec ses “ sœurs ” d’outre-Atlantique : l’Académie mili­taire de West Point et le Vir­gi­nia Mili­ta­ry Institute.

C’est l’objet de la pre­mière par­tie de l’exposition qui res­pecte ain­si par­fai­te­ment la voca­tion de la fon­da­tion Mona Bismarck.

Au siècle des Lumières, “Grands sei­gneurs et riches bour­geois, hauts fonc­tion­naires et femmes du monde col­lec­tion­naient des ins­tru­ments de phy­sique avec autant de pas­sion que s’il s’agissait de tableaux pré­cieux ou d’objets de vitrines ”.1

Un expé­ri­men­ta­teur de génie, l’abbé Nol­let (1700−1770), a su trans­po­ser dans l’enseignement ces amu­se­ments mon­dains, en intro­dui­sant notam­ment en 1761 un cours de phy­sique expé­ri­men­tale à l’École du Génie de Mézières, fon­dée en 1758 et déman­te­lée en février 1794.

Fon­dée en sep­tembre 1794, l’École poly­tech­nique, héri­tière qua­si directe de l’École de Mézières, de son ensei­gne­ment, et de la pas­sion pour la science expé­ri­men­tale qui s’était déve­lop­pée au XVIIIe siècle, consti­tua une col­lec­tion d’instruments de phy­sique qui peut être consi­dé­rée comme un immense “ cabi­net de curiosités ”.

La cin­quan­taine d’appareils pré­sen­tés dans cette expo­si­tion ne repré­sente qu’une petite par­tie de la col­lec­tion de l’École qui regroupe des objets d’époques diverses : cer­tains d’entre eux remontent au XVIIIe siècle, mais la plu­part datent des XIXe et xxe siècles. Ils offrent un pano­ra­ma de l’histoire de la recherche et de l’enseignement scien­ti­fiques à ces périodes :

  • Les “ appa­reils pour l’étude des pro­prié­tés géné­rales des corps ” : ce sont essen­tiel­le­ment des ins­tru­ments de mesure tels que l’arithmomètre de Thomas…
  • Les “ appa­reils ayant trait à la cha­leur ” : ther­mo­mètres, calo­ri­mètres, hygro­mètres… » Nous pré­sen­tons ain­si un curieux hygro­mètre à che­veu fabri­qué par un élève de l’École en 1809.
  • Les “ appa­reils ayant trait à l’électricité et au magné­tisme ” : aimants natu­rels et arti­fi­ciels, machines pro­dui­sant de l’électricité : l’École pos­sède par exemple une éton­nante machine à vapeur d’Armstrong datant du milieu du XIXe siècle.
  • Les “ appa­reils ayant trait à l’acoustique ” : nous expo­sons notam­ment un timbre qui ser­vit à l’étude de la pro­pa­ga­tion du son dans le vide.
  • Les “ appa­reils ayant trait à l’optique ” : c’est dans cette caté­go­rie que l’on trouve l’exceptionnel micro­scope de Magny datant du milieu du XVIIIe siècle, un des sept exem­plaires connus res­tant dans le monde.

Microscope de Magny, 1751-1754.
Micro­scope de Magny, 1751–1754.
© DANIEL LEBÉE – INVENTAIRE GÉNÉRAL/ÉCOLE POLYTECHNIQUE

Dès l’origine, c’est sous l’impulsion de l’École que se consti­tue l’enseignement des sciences en France. L’École a tou­jours cher­ché à mettre en pré­sence des élèves les grands inven­teurs scien­ti­fiques : “ Il y a tou­jours avan­tage, dit Ara­go, à faire pro­fes­ser les Sciences par ceux qui les créent ; ne négli­geons pas l’occasion de pro­cla­mer cette véri­té, puisqu’on a si sou­vent affec­té de n’en tenir aucun compte ” Livre du cen­te­naire.

De nom­breux pro­fes­seurs de l’École, sou­vent d’ailleurs anciens élèves de l’établissement, ont uti­li­sé pour leur ensei­gne­ment des appa­reils de leur propre inven­tion. On peut ain­si citer Gay-Lus­sac (X 1797), Fres­nel (X 1804), les Bec­que­rel : Antoine-César (X 1806), Hen­ri (X 1872)… Par ailleurs, dans le cadre des tra­vaux pra­tiques des cours de phy­sique et de chi­mie, tout au long du XIXe siècle, ils ont acquis ou fait réa­li­ser spé­cia­le­ment à la demande des objets signés des plus célèbres construc­teurs de l’époque. Tel est le cas de cer­taines pièces d’optique signées : “ Soleil ” ou “Duboscq”, deux grands appa­reilleurs du milieu du XIXe siècle.

D’anciens élèves étaient aus­si construc­teurs : Col­lar­deau (X 1815) qui prit part à diverses expé­riences de Gay-Lus­sac, Fro­ment (X 1835) auteur de l’appareil à miroir tour­nant pour mesu­rer la vitesse de la lumière, ou Car­pen­tier (X 1871) qui rache­ta les ate­liers Ruhmkorff…

La biblio­thèque de l’École cen­trale des tra­vaux publics, plus tard École poly­tech­nique, fut créée en même temps que l’École, en 1794.

Ses pre­mières col­lec­tions pro­viennent de l’École du Génie de Mézières, des col­lec­tions de l’Aca­dé­mie royale des sciences dont les ouvrages avaient été ver­sés aux “ dépôts lit­té­raires ” (selon la ter­mi­no­lo­gie de l’époque : ensemble des ouvrages confis­qués quel que soit leur conte­nu), rejoi­gnant ain­si les biblio­thèques des nobles émi­grés ou celles des éta­blis­se­ments reli­gieux alors inter­dits. Dès 1802, Pey­rard, let­tré et biblio­phile émé­rite, avait réuni près de 10 000 volumes dont un grand nombre d’ouvrages de très grande valeur riche­ment reliés et armoriés.

La plu­part d’entre eux pro­viennent du dépôt situé dans la cha­pelle du couvent des Cor­de­liers (actuel­le­ment rue de l’École de médecine).

C’est donc dans ces dépôts révo­lu­tion­naires que les pre­miers conser­va­teurs ont sélec­tion­né les ouvrages néces­saires aux élèves et aux enseignants.

Les col­lec­tions n’ont ces­sé d’être enrichies :

  • soit par des apports excep­tion­nels comme les livres pro­ve­nant des biblio­thèques par­ti­cu­lières du pape Pie VI ou du car­di­nal Alba­ni, biblio­thé­caire du Vati­can : envi­ron 100 volumes d’architecture aux très belles reliures en veau aux armes du pape ont été pré­le­vés à Rome par Monge, au titre de la contri­bu­tion de guerre (une dette de six mil­lions de lires) qui devait être réglée au Direc­toire, repré­sen­té par le géné­ral Bona­parte, confor­mé­ment au trai­té de Tolen­ti­no signé en 1797. Le pape sol­da une par­tie de son dû en objets d’art et en ouvrages de sa biblio­thèque personnelle.
  • soit par des dons, comme celui du duc d’Angoulême : un très grand nombre d’ouvrages avec de belles reliures à ses armes, témoi­gnant ain­si de son ami­tié pour l’École et par­ti­cu­liè­re­ment pour Four­cy. Conser­va­teur à la biblio­thèque jusqu’en 1842, ce der­nier est l’auteur d’une His­toire de l’École poly­tech­nique publiée en 1828 qu’il dédie à ce “ bien­fai­teur ” de l’École polytechnique.
  • soit encore par des dons moins excep­tion­nels ou par des acqui­si­tions régu­lières dans tous les domaines de l’enseignement scien­ti­fique et géné­ral dis­pen­sé par l’École. Dès l’origine, il était par exemple pré­vu d’acheter des ouvrages et des pério­diques pour la biblio­thèque grâce aux béné­fices tirés de la vente du Jour­nal de l’École polytechnique.


Plus près de nous la dation d’Alfred Sau­vy (X1920 N), socio­logue et démo­graphe fon­da­teur de l’INED, a enri­chi la réserve en 1993, d’une biblio­thèque de 1800 ouvrages anciens (XVIIe et XVIIIe siècles) trai­tant de démo­gra­phie, socio­lo­gie et de sta­tis­tique éco­no­mique. Cette dation, pre­mière du genre puisque consti­tuée d’ouvrages, est d’autant plus pré­cieuse que chaque volume s’accompagne de notes manus­crites de la main d’Alfred Sau­vy lui-même. (Son cata­logue accom­pa­gné des notes manus­crites fera l’objet d’une publi­ca­tion conjointe de l’INED et de l’École poly­tech­nique sur CDRom.)

Par­mi les plus belles reliures de la biblio­thèque, citons celle d’un ouvrage de Vitruve (archi­tecte romain 80–26 av. J.-C.) : reliure en maro­quin vert réa­li­sée pour Tho­mas Mahieu, célèbre biblio­phile, conseiller de Cathe­rine de Médicis.

La soixan­taine de des­sins et gra­vures de maîtres du XVIIIe siècle pré­sen­tée dans cette expo­si­tion consti­tue une col­lec­tion remar­quable dont l’histoire, peu banale, rejoint celle des pre­mières années d’existence de l’École poly­tech­nique. La jeune répu­blique est pauvre. Aus­si va-t-elle don­ner mis­sion aux deux “ ins­ti­tu­teurs ” de des­sin d’art et d’architecture : le peintre Neveu, l’ingénieur-architecte Louis Bal­tard, par la voix de la Com­mis­sion des Tra­vaux Publics, d’emprunter sur le fonds des biens sai­sis et mis sous séquestre lors des années pré­cé­dentes, tout ce dont ils pou­vaient avoir besoin dans le cadre de leur ensei­gne­ment. Il serait trop long de citer ici la liste com­plète des œuvres qui furent ain­si remises en dona­tion péda­go­gique à l’École. Indi­quons seule­ment qu’en ce qui concerne les des­sins de maîtres aujourd’hui expo­sés et choi­sis en leur temps par les deux “ ins­ti­tu­teurs ”, un grand nombre pro­vient des sai­sies révo­lu­tion­naires opé­rées en 1793 à l’Hôtel du mar­quis de Cler­mont d’Amboise (c’est le cas des onze des­sins de Des­près), au châ­teau de Chan­tilly (c’est le cas notam­ment des Fra­go­nard et des Lepaon) et à l’Hôtel du mar­quis de Laborde (où furent confis­qués les quatre des­sins d’Hubert Robert).

Les objets scien­ti­fiques, au même titre que les reliures anciennes et les des­sins de maîtres du XVIIIe siècle, consti­tuent un outil de recherche cohé­rent et pré­cieux pour l’histoire des sciences et de leur ensei­gne­ment : c’est le “ patri­moine inat­ten­du ” de l’École polytechnique.

1. Jean Tor­lais, in Ensei­gne­ment et dif­fu­sion des sciences en France au dix-hui­tième siècle, sous la direc­tion de René Taton. Paris, Her­mann, 1986.

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