Le terroir, un garant de qualité

Dossier : Les pays de FranceMagazine N°631 Janvier 2008
Par Laurens DELPECH

Beau­coup de pro­duits ali­men­taires ont un goût et une qual­ité dif­férents en fonc­tion de leur orig­ine. C’est vrai, par exem­ple, des fruits et des fro­mages, notam­ment les fro­mages au lait cru, dont le goût varie beau­coup en fonc­tion de la nour­ri­t­ure des ani­maux dont on a util­isé le lait, et donc de leur envi­ron­nement. C’est aus­si vrai pour le vin : la qual­ité d’un vin provient avant tout de la qual­ité des raisins qui ont été util­isés, et donc de leur orig­ine, de leur ter­roir. Intraduis­i­ble dans beau­coup de langues, ce mot français désigne une éten­due de terre asso­ciant un sol et un micro-cli­mat par­ti­c­uliers, dont l’ex­péri­ence a mon­tré qu’ils réal­i­saient une com­bi­nai­son opti­male pour la cul­ture de cer­tains types de raisins (cépages) des­tinés à faire du vin.

Repères
La notion d’ap­pel­la­tion d’o­rig­ine a une dou­ble util­ité : elle est pro­tec­trice du con­som­ma­teur, assuré de se pro­cur­er un pro­duit de qual­ité (ou ‑au moins- dont la typ­ic­ité cor­re­spond à son attente); pro­tec­trice aus­si du pro­duc­teur, qui n’est plus exposé à une con­cur­rence fraud­uleuse, et peut tir­er de son activ­ité des revenus suffisants.


Les vig­no­bles ont-ils inspiré Madame de Sévi­gné à Grignan ?

L ‘adéqua­tion opti­male entre le ter­roir et le cépage est trou­vée après une péri­ode plus ou moins longue d’es­sais et d’ex­péri­men­ta­tions. De ce point de vue, les pays dont les meilleurs ter­roirs ont été iden­ti­fiés depuis longtemps (comme la France) béné­fi­cient d’un avan­tage com­péti­tif, mais les plus grands vins des nou­velles nations viti­coles se dévelop­pent aus­si à par­tir de ter­roirs iden­ti­fiés comme par­ti­c­ulière­ment prop­ices à la cul­ture de cer­tains cépages. 

Les trois piliers de l’AOC

En France, la déf­i­ni­tion des ter­roirs est majori­taire­ment liée au sys­tème des appel­la­tions d’o­rig­ine contrôlée.

L’INAO
Cet étab­lisse­ment pub­lic à car­ac­tère admin­is­tratif est placé sous la tutelle des min­istères des finances et de l’a­gri­cul­ture. Les min­istères de tutelle acceptent ou refusent les pro­jets de décret trans­mis par l’I.N.A.O mais ne peu­vent en aucun cas les mod­i­fi­er. Ces pro­jets sont élaborés sur la base des déci­sions de pro­fes­sion­nels siè­gent au Comité nation­al, struc­ture délibéra­tive cen­trale de l’Institut.

Selon l’é­cole française de pen­sée, la qual­ité d’un vin est non seule­ment liée à son ter­roir, mais aus­si au cépage util­isé, aux pra­tiques de cul­ture de la vigne et aux modes de vini­fi­ca­tion. C’est cet ensem­ble de choix que cod­i­fie le sys­tème français des AOC, qui repose sur trois piliers : la notion de ter­roir, la notion d’usages locaux, loy­aux et con­stants et enfin la coges­tion État-pro­fes­sion. La notion d’usages locaux, loy­aux et con­stants, fixe des con­traintes de pro­duc­tion en ter­mes d’encé­page­ment (on ne peut pas faire du bor­deaux avec du pinot noir, ni du bour­gogne avec du caber­net-sauvi­gnon), de plan­ta­tions, de ren­de­ment à l’hectare, de titre alcoolique min­i­mum naturel ain­si que de pra­tiques cul­tur­ales (taille) et de vini­fi­ca­tion. Ajou­tons que toutes les A.O.C. passent devant une com­mis­sion de dégus­ta­tion avant d’être mis­es sur le marché.

Pas de Bor­deaux avec du pinot noir, ni de Bour­gogne avec du caber­net ‑sauvi­gnon

La troisième car­ac­téris­tique impor­tante du sys­tème français des A.O.C. est sa nature qua­si-auto­ges­tion­naire. Les pro­duc­teurs sont eux-mêmes respon­s­ables de leur A.O.C. : ils en fix­ent les règles de pro­duc­tion et les assu­ment col­lec­tive­ment. Leurs déci­sions sont for­mal­isées dans le cadre de l’In­sti­tut Nation­al des Appel­la­tions d’O­rig­ine (I.N.A.O.), qui est la clef de voûte du sys­tème. L’AOC fonc­tionne d’au­tant mieux que l’ap­pel­la­tion pro­tégée est pres­tigieuse. Elle fonc­tionne moins bien dans les appel­la­tions les moins con­nues. Dans la pra­tique, on peut dire que le sys­tème français des appel­la­tions d’o­rig­ine con­trôlée est dev­enue la vic­time de son pro­pre suc­cès. Des­tiné à l’o­rig­ine (dans les années trente) à pro­téger les grands vig­no­bles, il a depuis été éten­du de façon hasardeuse et irréfléchie à une vaste majorité de la pro­duc­tion nationale (plus de 60% de la production),ce qui n’a pas man­qué de créer des effets pervers. 

Une démocratisation funeste

Un pro­duit facile à comprendre
Les vins du nou­veau Monde répon­dent bien à cette attente d’un pro­duit facile à com­pren­dre, mais pas les vins des petites appel­la­tions français­es avec leurs éti­quettes illis­i­bles et leur con­tenu sou­vent déce­vant. Pour se bat­tre sur ce type de marché, il faut en effet avoir beau­coup de lib­erté en terme de mar­ket­ing et de pro­duc­tion (choix des cépages, assem­blages, pra­tiques onologiques) alors même que nos petites AOC se trou­vent corsetées dans un réseau de règles qui les désa­van­tage face à la con­cur­rence et ne leur per­met pas de pro­duire à un coût raisonnable.

La ” démoc­ra­ti­sa­tion ” de la notion de ter­roir par le sys­tème des AOC a atteint le but opposé à celui qui était pour­suivi par les poli­tiques qui en sont à l’o­rig­ine. Nous voyons en effet aujour­d’hui les funestes résul­tats du tra­vail de ce que Hegel appelle, dans la Phénoménolo­gie de l’E­sprit, une ” ruse de la Rai­son ” : l’événe­ment qui se pro­duit est en totale con­tra­dic­tion avec les inten­tions de ses pro­mo­teurs. La démoc­ra­ti­sa­tion des AOC avait pour but (avoué ou caché sous d’autres argu­ments) ” d’en­noblir ” un cer­tain nom­bre de vig­no­bles pour aug­menter et pro­téger le revenu d’un grand nom­bre de vitic­ul­teurs / électeurs. Le sys­tème a effec­tive­ment fonc­tion­né pen­dant quelques années, mais il n’a pas résisté à la con­cur­rence des vins du Nou­veau Monde. On s’est alors aperçu que le con­som­ma­teur avait une fâcheuse ten­dance à acheter un vin dont il appré­ci­ait le con­tenu plutôt qu’un vin dont l’é­ti­quette sem­blait promet­tre une qual­ité qui ne se retrou­vait pas tou­jours dans la bouteille.

L’é­ti­quette promet une qual­ité qui ne se retrou­ve pas tou­jours dans la bouteille

En fait, les grands vins prospèrent dans le sys­tème français des AOC alors que les petits vins souf­frent. Jamais le prix de nos grands crus n’a été aus­si élevé. Jamais les petits vins ne se sont aus­si mal ven­dus. Il faut com­pren­dre que les grands crus ne peu­vent être gênés par les règles des AOC : ils s’ap­pliquent à eux-mêmes des règles très sévères, sou­vent beau­coup plus sévères que celles de l’ap­pel­la­tion, notam­ment en ter­mes de ren­de­ment, car, à terme, la seule garantie d’un main­tien de prix élevés est l’ex­trême qual­ité des vins. Sur la durée, le marché ne se trompe en effet jamais : le prix est tou­jours fonc­tion de la qual­ité recon­nue par le con­sen­sus des cri­tiques et des pro­fes­sion­nels. L’inci­ta­tion à bien faire a une forte base économique qui rend les règles admin­is­tra­tives super­flues. Les petits vins en revanche se bat­tent sur un seg­ment d’en­trée de gamme où le fac­teur prix est déter­mi­nant. Le tech­ni­cien de Dort­mund ou le plom­bier polon­ais qui investis­sent quelques euros ou quelques zlo­tys dans une bouteille de vin veu­lent acheter un pro­duit facile à com­pren­dre et qui les satisfasse.


Les grands vins prospèrent dans le sys­tème des AOC (vig­no­ble chablisien).

Une notion de haut de gamme

La béné­dic­tion du Pharaon
Des ter­roirs à grand vin ont été iden­ti­fiés dès l’An­tiq­ui­té et même en Egypte : la prove­nance des crus com­posant la cave retrou­vée dans le tombeau funéraire de Toutânkha­mon est soigneuse­ment indiquée sur chaque amphore.Les grands crus actuels de Bour­gogne ont tous été par­faite­ment iden­ti­fiés dès le Moyen-Age par les moines béné­dictins et cis­ter­ciens. On con­vien­dra qu’à ces épo­ques, la sci­ence ne dis­po­sait pas des moyens d’in­ves­ti­ga­tion dont elle dis­pose aujourd’hui.

Les prob­lèmes aux­quels se trou­ve con­fron­té le sys­tème français des appel­la­tions con­trôlées ne remet­tent pas en cause la per­ti­nence de la con­stante référence au ter­roir dans la vente des vins français. Tout indique, en effet, que la référence à la notion de ter­roir est bien adap­tée à la pro­duc­tion et à la com­mer­cial­i­sa­tion de vins de haut de gamme rel­a­tive­ment chers, alors qu’elle est moins per­ti­nente dès lors qu’il s’ag­it de pro­duire et de ven­dre des vins d’en­trée de gamme. Ce que les respon­s­ables de l’ex­ten­sion à tout va des appel­la­tions d’o­rig­ine con­trôlée n’ont pas voulu voir est que la notion de ter­roir est for­cé­ment hiérar­chique, voire même — hor­resco ref­er­ens — éli­tiste. Il s’ag­it en effet de déter­min­er quel est le lieu qui va pro­duire un cru d’ex­cep­tion. Ce n’est man­i­feste­ment pas le cas de tous les vignobles.

L’analyse sci­en­tifique ne per­met pas de ren­dre compte de la supéri­or­ité d’un terroir

Le sens com­mun accepte facile­ment l’idée que les sols sont iné­gale­ment pro­pres aux dif­férentes cul­tures : c’est ain­si que cha­cun admet­tra que les plaines de la Beauce sont plus adap­tées à une pro­duc­tion céréal­ière à haut ren­de­ment que les con­tre­forts du Mas­sif Cen­tral. Il est plus dif­fi­cile de com­pren­dre pourquoi et com­ment cer­taines vignes, séparées d’autres vignes par quelques mètres seule­ment sont aptes à pro­duire des grands crus alors que leurs voisines ne le sont pas. Ceci est d’au­tant plus dif­fi­cile à com­pren­dre que l’analyse sci­en­tifique ne per­met pas de ren­dre compte de la supéri­or­ité d’un ter­roir car dans toutes les régions, les affleure­ments géologiques (appelés roches-mères) qui con­stituent les assis­es des grands vig­no­bles sont d’une grande diver­sité. Il n’ex­iste donc pas une seule for­ma­tion géologique qui per­me­tte d’i­den­ti­fi­er un grand terroir. 

Un certain mystère

La notion de ter­roir incor­pore donc une cer­taine dose de mys­tère : un ter­roir se con­state par une obser­va­tion sans défail­lance basée sur plusieurs fac­teurs (dont la dégus­ta­tion), mais il ne peut jamais se pré­sumer. Cette part de mys­tère est favor­able à la com­mu­ni­ca­tion des grands vins qui se vendent comme des pro­duits de luxe et doivent donc incor­por­er une dimen­sion qui fait rêver. Elle est moins favor­able aux ventes des vins qui se bat­tent en bas de gamme sur la notion de rap­port qual­ité-prix. Un prési­dent de l’I­NAO a pro­posé récem­ment de dis­tinguer des ” AOC d’ex­cel­lence ” qui seraient soumis­es à des règles très strictes et de sim­ples AOC qui seraient grosso modo des indi­ca­tions d’o­rig­ine avec peu de règles. Cette évo­lu­tion irait dans le sens des réformes déjà adop­tées par nos voisins espag­nols et ital­iens. C’est man­i­feste­ment l’in­térêt de la viti­cul­ture française que de faire une dis­tinc­tion entre les règles qui s’ap­pliquent aux grands vins et les autres. D’une manière ou d’une autre, il fau­dra bien recon­naître l’év­i­dence, à savoir que tous les ter­roirs ne sont pas égaux et ne peu­vent donc pas être soumis à la même régle­men­ta­tion. Laiss­er comme aujour­d’hui le soin au seul marché de faire cette dis­tinc­tion est con­traire à l’in­térêt des pro­duc­teurs les plus mod­estes, pour lesquels le sys­tème des AOC ” pures et dures ” à la française est un miroir aux alouettes.

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