Le retour de la finance en société

Dossier : Le nouvel espace financierMagazine N°652 Février 2010
Par Philippe HERZOG (59)

REPÈRES

REPÈRES
La place de l’argent dans la société a tou­jours préoc­cupé les philosophes et moral­istes. Les Grecs se sont demandé déjà com­ment inté­gr­er l’argent dans la Cité, le soumet­tre à une éthique de bien pub­lic. Aris­tote a saisi son ambiva­lence : la mon­naie est source de prospérité mais aus­si de vio­lence. La loi doit trou­ver un équili­bre. La mon­naie est juste quand par elle les travaux s’échangent équitable­ment, la mon­naie-spécu­la­tion est con­damnée parce que c’est une appro­pri­a­tion privée du temps naturel, une acqui­si­tion sans réciproc­ité. Mais plus tard le prêt à intérêt sera jus­ti­fié. Gagé sur une ressource, il finance une crois­sance de l’activité. Le prix du temps traduit une réciproc­ité au sein de la société puisque le gain d’aujourd’hui est équili­bré par l’élévation de la prospérité de demain.

La réforme du sys­tème financier est engagée. Elle vise un objec­tif pru­den­tiel : le ren­dre plus sta­ble et prévenir ses crises les plus graves. Elle s’in­téresse très peu à un autre objec­tif : amélior­er son effi­cac­ité au ser­vice du développe­ment durable et de la cohé­sion sociale. La sta­bil­ité n’est pour­tant pas le seul bien pub­lic dont la finance doive se souci­er ! Gillian Tett a rai­son d’écrire : Si nous ne trou­vons pas un moyen de démys­ti­fi­er la finance et de la réin­té­gr­er dans la société, il sera dif­fi­cile de bâtir des ban­ques plus saines.

La finance a inven­té un ” court ter­misme ” aigu

Qu’est-ce qu’on reproche à la finance aujour­d’hui ? Elle a fait son tra­vail (en prenant des risques et à prix fort !) : elle a financé la con­som­ma­tion, elle l’a même dopée, parce que la société occi­den­tale ne voulait pas savoir qu’elle vit au-dessus de ses moyens. Elle a résor­bé de grands déséquili­bres économiques, la Chine finançant les déficits améri­cains, ce qui a per­mis de préserv­er l’in­ter­dépen­dance des nations et de pour­suiv­re une crois­sance mon­di­ale sans précé­dent. Elle a financé l’in­no­va­tion qui a été à la base de cette crois­sance, même si c’est au prix de bulles qui finale­ment ont détru­it de la valeur.


Les Grecs se sont demandés déjà com­ment inté­gr­er l’ar­gent dans la cité

Argent et société

Dans Philoso­phie de l’argent, Georg Sim­mel a exposé en pro­fondeur le rôle de l’argent comme out­il de liber­té et de socialisation.
L’argent se présente comme un phénomène soci­ologique, une forme de la réciproc­ité d’action entre les hommes. Il per­met à un nom­bre d’hommes tou­jours crois­sant d’entrer en rela­tion par l’échange. La méfi­ance envers l’argent traduit une préférence pour les liens per­son­nels et une aver­sion du risque de l’échange. Mais cha­cun sait que l’argent est aus­si source de pré­da­tion et de rup­ture des liens, donc une affaire de bien et de mal.

Finance et développement

Le type de crois­sance que nous avons con­nu n’é­tait pas souten­able car la finance a dopé la rentabil­ité et la valeur pat­ri­mo­ni­ale bien au-delà du ren­de­ment réel de l’in­vestisse­ment.? La finance a inven­té un ” court ter­misme ” aigu au point que tout investisse­ment est devenu liq­uide, au détri­ment des engage­ments de long terme.

Ratios pru­den­tiels
L’une des clés de la pru­dence en matière ban­caire est le rap­port entre fonds pro­pres et total du bilan des risques : en éle­vant ce rap­port, les autorités dimin­u­ent les risques de défail­lance des étab­lisse­ments ban­caires. Mais Michel Pébereau a rai­son de dire que cette poli­tique risque de réduire l’of­fre de crédit pour l’é­conomie. Mieux vaudrait réserv­er la mor­sure en fonds pro­pres aux activ­ités de type spécu­latif et à hauts risques. Retour à l’e­sprit d’Aris­tote ! Mais quel super­viseur pub­lic sera assez puis­sant et infor­mé pour exercer le contrôle ?

Elle est dev­enue le sym­bole de l’en­richisse­ment sans jus­ti­fi­ca­tion, con­tribuant à la perte du sens de la valeur tra­vail. De sur­croît les ban­ques se sont débar­rassées des risques tout en béné­fi­ciant d’im­menses garanties et sub­ven­tions implicites : c’est l’aléa moral dont par­lent les écon­o­mistes. Mar­tin Wolf va jusqu’à dire que les insti­tu­tions finan­cières sont dans l’É­tat en ce sens que la for­tune privée est assurée par l’É­tat. La réforme en cours de la régu­la­tion pru­den­tielle ne traite pas encore ces soucis. Si elle vise bien à prévenir des crises cat­a­strophiques, elle con­tribue aus­si à con­serv­er les fonde­ments du sys­tème. Elle vise à réduire les excès du lever­age et de l’en­det­te­ment, c’est nor­mal puisque c’est là que la crise a pris source.

Nature et champ d’application des règles

Une autre ques­tion cen­trale est celle du périmètre de la régu­la­tion. Les Améri­cains veu­lent qu’on se con­cen­tre sur les très grands étab­lisse­ments, ceux qui présen­tent un risque sys­témique parce qu’ils sont too big to fail. Ils ont été, dans le monde anglo-sax­on, les foy­ers prin­ci­paux de la crise.

Pro­mou­voir l’in­vestisse­ment de long terme
Un prob­lème essen­tiel est la restau­ra­tion de l’in­vestisse­ment de long terme. Les investis­seurs insti­tu­tion­nels ont joué un rôle pas­sif dans la finance de marché. Ils devront revoir leurs délé­ga­tions de ges­tion et se don­ner une capac­ité stratégique pour le développe­ment. Ils auront besoin d’un cadre de règles spé­ci­fique, l’en­gage­ment en act­ifs de long terme et leur val­ori­sa­tion devant être mis en regard de pas­sifs eux-mêmes de longue durée. Être respon­s­able d’une épargne ce n’est pas la même chose que faire du crédit. Michel Agli­et­ta a avancé des propo­si­tions en ce sens. 

Mais le prob­lème n’est-il pas mal posé ? Ne faut-il pas surtout remet­tre les ban­ques dans leur rôle d’in­ter­mé­di­a­tion — quand elles l’ont délais­sé, et donc, comme le souhait­ent les Européens du con­ti­nent, régle­menter les marchés en pro­fondeur pour bris­er les sources de prof­its exor­bi­tants et de con­ta­gion des risques ?

En même temps on ne doit pas entraver l’in­no­va­tion : après avoir pro­mu la ” banal­i­sa­tion ” des ser­vices financiers et cru dans l’ef­fi­cience des marchés, les financiers vont-ils diriger l’in­no­va­tion finan­cière, hier acca­parée par le souci de rentabil­ité, vers des domaines en friche, le développe­ment durable et le cap­i­tal humain, l’in­clu­sion sociale, comme le pro­pose le grand écon­o­miste Robert Shiller ? L’au­torégu­la­tion ne pro­duira pas cette inflex­ion, ni la seule régu­la­tion pru­den­tielle ; il faut envis­ager une social­i­sa­tion de la finance qui ne soit pas une étati­sa­tion mais qui exig­era de puis­santes incitations.

Il faut envis­ager une social­i­sa­tion de la finance qui ne soit pas une étatisation

Com­ment, d’autre part, éviter que les ban­ques ne se recap­i­talisent tout en con­ser­vant les mêmes garanties publiques ? Rétablir une sépa­ra­tion entre banque de détail et banque d’in­vestisse­ment ? L’in­dus­trie est vent debout con­tre, et les con­séquences pour l’in­vestisse­ment pour­raient fort bien être néga­tives. Récupér­er les sub­ven­tions publiques déguisées par la tax­a­tion : elle ris­querait d’être très élevée ! Faire pren­dre des réso­lu­tions pour prévenir les risques de fail­lite ? Sans doute, mais qui pren­dra soin de la sol­i­dar­ité entre les étab­lisse­ments dif­férents dans les proces­sus de trans­mis­sion des risques au sein d’un espace globalisé ?

Le rôle et la nécessaire coopération des États

On ne peut ren­voy­er à l’É­tat tous les devoirs de l’in­vestisse­ment de long terme et de la sol­i­dar­ité. Il en est actuelle­ment inca­pable : la dépense publique est désor­mais plus un amor­tis­seur social nation­al qu’un mul­ti­pli­ca­teur de croissance.

Une OMC financière ?
Dans une inter­view à La Croix, Pas­cal Lamy, directeur général de l’OMC, appelle les États à tra­vailler ensem­ble : ” Pour une régu­la­tion mon­di­ale, il faut d’abord la volon­té poli­tique pour sor­tir de l’at­trac­tion de l’É­tat sou­verain défen­dant ses intérêts par­ti­c­uliers comme au temps de Met­ter­nich. Forts de cette volon­té, ils devront ensuite s’en­ten­dre sur l’ob­jet et le périmètre de cette régu­la­tion. Elle ne pour­ra pas aujour­d’hui être qu’en­tre Européens et Améri­cains. Il n’y aura pas de régu­la­tion finan­cière sans que les Chi­nois, les Indi­ens, les Sud-Africains, les Saou­di­ens, les Brésiliens et les Indonésiens soient autour de la table. Enfin, il faut une machiner­ie juridique et insti­tu­tion­nelle de sur­veil­lance, de voies de recours pour que les dis­ci­plines négo­ciées soient respectées. ”

Et les moyens de la sol­i­dar­ité finan­cière mul­ti­latérale, en dehors de ceux, lim­ités, du FMI, restent à établir. Il faut tra­vailler à un nou­veau rôle des insti­tu­tions publiques, en asso­ci­a­tion avec le privé et en coopéra­tion inter­na­tionale pour que l’in­dus­trie finan­cière, perçue comme une machine qui se sert elle-même, rede­vi­enne patiente et soit mise au ser­vice de la société tout entière. Ques­tion qui touche à sa struc­ture et pas seule­ment à la régulation.

Ain­si le mod­èle anglo-sax­on n’a- t‑il pas for­mé des blocs de puis­sances usant des marchés et manip­u­lant les investis­seurs ? Les bonus ne sont pas une ques­tion mar­ginale, ils sont liés à la recherche de dopage des prof­its, ils sont un des fac­teurs du ” court ter­misme “, comme l’a dit Jean-Claude Trichet. La tax­a­tion est jus­ti­fiée, et Adair Turn­er évoque aus­si une réforme de la cor­po­rate gov­er­nance des ban­ques, mais leur encadrement par des super­viseurs puis­sants est l’essen­tiel. Par ailleurs le rôle des investis­seurs insti­tu­tion­nels pour financer le long terme sera crucial.

Pas de rendement sans risque

Il ne faut pas traiter la finance en bouc émis­saire, il faut se la réap­pro­prier, et c’est l’af­faire de tous. Les com­porte­ments du pub­lic doivent chang­er : les par­ti­c­uliers doivent com­pren­dre qu’il n’y a pas de ren­de­ment sans risque. Je ne suis pas de ceux qui, au pré­texte que la finance est trop com­plexe, n’imag­i­nent même pas qu’il y ait un devoir d’é­d­u­ca­tion du pub­lic. L’É­tat doit chang­er de com­porte­ment : sa dette abon­dante est financée à bas prix grâce à la finance de marché, ce qui crée aujour­d’hui une bombe sous la reprise.

Les par­ti­c­uliers doivent com­pren­dre qu’il n’y a pas de ren­de­ment sans risque

Les États doivent coopér­er, or comme le dit Pas­cal Lamy, la régu­la­tion — sans même par­ler de la sol­i­dar­ité — finan­cière glob­ale est encore plus dif­fi­cile à obtenir que celles du com­merce et de l’en­vi­ron­nement. La bonne nou­velle est que tous ces prob­lèmes sont posés. L’in­sti­tu­tion du G20 et la créa­tion d’un sys­tème européen de super­vi­sion finan­cière (mer­ci Jacques de Larosière) sont de vrais pas en avant. Finale­ment la ques­tion prin­ci­pale est la capac­ité de nos démoc­ra­ties, frag­iles et con­flictuelles, à assumer une grande transformation.


Pas de régu­la­tion finan­cière sans les chinois

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