Le retail de luxe

Le retail de luxe

Dossier : Le luxe et ses paradoxesMagazine N°805 Mai 2025
Par Jean-Baptiste VOISIN (X88)

La vente des pro­duits de luxe est une alchi­mie fas­ci­nante. On vend le luxe… luxueu­se­ment. C’est-à-dire dans des bou­tiques de plus en plus grandes et avec des ven­deurs de plus en plus atten­tifs au client. Lequel client n’est pas néces­sai­re­ment un habi­tué, mais est sus­cep­tible de le deve­nir si l’on s’y prend bien.

Le retail, la dis­tri­bu­tion, est un monde qui fas­cine les ingé­nieurs ; et ce n’est pas un hasard si nombre de nos cama­rades en par­ti­cu­lier ont choi­si leur car­rière dans ce domaine. Parce que l’équation qui condi­tionne les ventes et qu’ils cherchent à maxi­mi­ser com­prend un nombre très impor­tant de variables et de para­mètres : les pro­duits, leurs empla­ce­ments, leurs prix, les employés, les clients… et cette équa­tion a un nombre qua­si infi­ni de solu­tions qui vont du 0 au… wahou. On a cou­tume de dire dans le retail que Retail is detail ou bien qu’un « bon direc­teur de bou­tique fera toutes choses égales par ailleurs 20 à 30 % de chiffre d’affaires de plus qu’un direc­teur moyen ». Façons dif­fé­rentes d’exprimer la même chose : il y a des façons de faire qui marchent bien, et beau­coup d’autres qui ne marchent pas du tout ; et la dif­fé­rence entre les deux est… subtile.

Fiat luxe !

Qu’est-ce que le luxe ? Et par exten­sion qu’est-ce que le retail de luxe ? L’industrie du luxe est la seule indus­trie qui se défi­nit non pas par ce qui y est fait, mais par la façon dont les choses y sont faites. Il y a des pro­duits assez com­muns, comme une robe, un rouge à lèvres, une montre, une bou­teille d’alcool, qui pour­ront être selon les cas un pro­duit de luxe ; et beau­coup d’autres de ces mêmes caté­go­ries qui ne le seront pas. La dif­fé­rence entre les deux réside dans la façon dont ces pro­duits ont été conçus, puis fabriqués.

Dans le cas d’une robe dite de luxe, il y aura néces­sai­re­ment une atten­tion par­ti­cu­lière aux matières uti­li­sées, qui devront être des matières nobles, à l’artisanat sous-jacent, aux talents créa­tifs qui ont défi­ni le modèle. Cha­cun de ces élé­ments pou­vant être expli­ci­té, racon­té, et ils le sont le plus sou­vent. Et, puisque cette robe, pour pour­suivre cet exemple, a en elle une recherche d’excellence dans tous les détails qui la com­posent, de son desi­gn à sa pro­duc­tion en pas­sant par sa com­po­si­tion, elle sort du lot com­mun des robes… elle a une his­toire, des élé­ments tan­gibles qui viennent nour­rir sa spé­ci­fi­ci­té, son uni­ci­té et sa valeur per­çue, et c’est ain­si que cette robe devient un pro­duit de luxe. Elle a aus­si un prix, mais celui-ci n’est que la résul­tante de tout cela. Sou­vent plus éle­vé certes, parce que l’excellence a un coût.

Façade de la boutique Dior, avenue Montaigne.
Façade de la bou­tique Dior, ave­nue Montaigne.

Vendre le luxe

Le retail de luxe n’est que le pro­lon­ge­ment au domaine de la vente de ce qui pré­cède. Une bou­tique de luxe aura de la même façon cette recherche d’excellence dans tous les détails de son exé­cu­tion : dans le choix de son empla­ce­ment, son archi­tec­ture, les décors, les éclai­rages, la pré­sen­ta­tion des pro­duits, mais aus­si l’accueil des clients, les dis­cours, le sui­vi par le personnel.

Cha­cun de ces élé­ments aura été pen­sé de façon à asso­cier les meilleurs des créa­tifs aux meilleurs maté­riaux et aux meilleurs arti­sans pour les mettre en œuvre. Parce que l’écrin doit être aus­si beau que le pro­duit. Et, parce que cet écrin sera accueillant, ras­su­rant, et riche des détails qui se retrouvent aus­si dans les pro­duits, alors l’acte de vente pour­ra se réa­li­ser, c’est-à-dire le moment où, le pro­duit à la main ou sur soi, le client aura toute la récep­ti­vi­té néces­saire pour écou­ter l’histoire du pro­duit, de sa concep­tion à sa réa­li­sa­tion, nour­ris­sant son envie, pour fina­le­ment pas­ser de l’envie à l’acte.

C’est la rai­son pour laquelle on dit sou­vent que « l’on vend mieux en bou­tique lorsque l’on ne cherche pas à vendre » (mais que l’on prend plu­tôt le temps de racon­ter l’histoire). C’est aus­si pour cela que les marques de luxe ont pro­gres­si­ve­ment quit­té le monde des mul­ti­marques pour se consa­crer au déve­lop­pe­ment de leurs propres bou­tiques, pour maî­tri­ser tota­le­ment la rela­tion avec leur client et ces ins­tants pas­sés ensemble, les plus déter­mi­nants. De même que le prix d’un pro­duit n’est que la résul­tante de l’excellence de sa genèse, de même la taille d’une bou­tique de luxe n’est que la résul­tante du confort auquel chaque visi­teur aura droit, et du temps qu’il vou­dra bien y passer.

Devenir client du luxe

Y a‑t-il une clien­tèle du luxe ? À quoi res­semble-t-elle ? Plu­tôt pour les tou­ristes ? Adapte-t-on les pro­duits aux clien­tèles, par exemple par géo­gra­phie ? Les bou­tiques sont-elles elles aus­si dif­fé­rentes selon les géo­gra­phies ? Pour résu­mer, il n’y a pas de clien­tèle de luxe ou de clien­tèle 100 % luxe. Il y a des gens qui connaissent bien les marques de luxe et y consacrent une part plus ou moins impor­tante de leurs achats, on parle alors de client affluent, et un nombre bien plus impor­tant de clients qui achètent un pro­duit de luxe peut-être une seule fois dans leur vie ou bien très rare­ment. On parle alors de clients aspi­ra­tion­nels.

Pour don­ner une idée de la part entre les deux types de clien­tèle, une marque de luxe, comme une mai­son de joaille­rie par exemple, sui­vra typi­que­ment la loi des 3–30, 4–40 ou 5–50. C’est-à-dire qu’elle réa­li­se­ra 30 %, 40 % ou même 50 % de son chiffre d’affaires avec seule­ment 3 %, 4 % ou bien 5 % de ses clients. Cela a des impli­ca­tions consi­dé­rables ! Parce que cette mai­son, plus spé­ci­fi­que­ment les bou­tiques de cette mai­son de luxe, devra être capable d’accueillir une masse consi­dé­rable de visi­teurs qui la connaissent peu et qui sont en recherche d’information et d’éducation. Tout en étant capable éga­le­ment de satis­faire ses clients bien plus experts et bien plus exigeants.

“On ne naît pas client du luxe, on le devient.”

Un excellent exemple est la bou­tique Dior de l’avenue Mon­taigne, pro­ba­ble­ment la plus belle bou­tique de luxe au monde, qui contient, entre autres, un musée dédié à son his­toire de plus de 2 000 mètres car­rés… « On ne naît pas client du luxe, on le devient ». Autre­ment dit, « un client affluent n’est qu’un ancien client aspi­ra­tion­nel ». Et ce sont les marques de luxe qui réa­lisent l’éducation et la trans­for­ma­tion de ces curieux en ache­teurs de plus en plus fidèles, au sein de lieux qu’elles maî­trisent : leurs bou­tiques et leurs vendeurs.

Boutique Dior, avenue Montaigne.
Bou­tique Dior, ave­nue Montaigne.

L’effet prix

Les bou­tiques et les pro­duits sont les mêmes dans toutes les géo­gra­phies. Les lan­ce­ments des col­lec­tions et des nou­veau­tés sont mon­diaux. Et cela depuis très long­temps. Mais les prix, eux, peuvent varier entre les dif­fé­rents pays, en fonc­tion de la fluc­tua­tion des mon­naies. L’afflux mas­sif de tou­ristes chi­nois au Japon en 2024 n’a pas d’autres rai­sons qu’un écart RMB/Yen his­to­ri­que­ment favo­rable au RMB. Et, parce que les pro­duits sont les mêmes par­tout et que leurs prix peuvent être éle­vés, réa­li­ser une éco­no­mie de 15 % grâce aux taux de change à laquelle se rajoute une part de la TVA locale soit par exemple 15 % en France (pour un total de 30 %) repré­sente une moti­va­tion très forte pour ache­ter un pro­duit de luxe pen­dant son voyage. Pour cette rai­son, la part des ventes d’une marque de luxe aux tou­ristes est tou­jours impor­tante, jamais majo­ri­taire cependant.

Deux tendances de fond

Il y a deux ten­dances de fond dans le retail de luxe : le gigan­tisme des bou­tiques et l’attention tou­jours plus grande por­tée à la force de vente. « Plus les bou­tiques sont grandes, plus elles vendent. » Il y a une part de vrai que l’on com­prend avec ce qui pré­cède : une bou­tique plus grande offri­ra un plus grand confort à ses clients, pré­sen­te­ra plus de pro­duits et aura plus d’occasions de se racon­ter par d’autres moyens, comme le musée Dior. Géné­rant ain­si plus d’occasions de venir, plus d’occasions d’essayer et plus d’occasions de décou­vrir et d’écouter toutes les histoires.

« Un grand ven­deur part avec ses clients. » Cela semble a prio­ri contra­dic­toire… mais cela se véri­fie pour­tant dans les faits. Parce qu’aucun client affluent n’est exclu­sif d’une seule marque et parce que le lien qui s’établit entre la marque et son client passe par la bou­tique et ses ven­deurs, le ven­deur prend pro­gres­si­ve­ment une part de plus en plus impor­tante, avec la pro­fon­deur de la rela­tion qui se noue entre le client et la marque. Un jeu à 3 plu­tôt qu’un jeu à 2 en quelque sorte.

Enfin, et pour finir de se convaincre que la bou­tique de luxe est au centre de toute l’économie du luxe, cette phrase libre­ment ins­pi­rée d’Yves Car­celle (X66), pré­sident de Louis Vuit­ton pen­dant plus de vingt ans : « The com­mu­ni­ca­tion is the invi­ta­tion, the store is the par­ty. »

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