Le paradoxe américain : entre risques climatiques inéluctables et investissements dans l’adaptation

Contrairement à ce qu’on pourrait imaginer, les émissions de GES aux États-Unis se sont fortement réduites depuis vingt ans, indépendamment de la couleur politique de l’administration au pouvoir. Les enquêtes d’opinion montrent une population sensible au changement climatique et des actions tant privées que publiques prennent en compte ce défi écologique. On sent pourtant monter le scepticisme dans les régions républicaines, par ailleurs pourtant les plus concernées par les effets climatiques, et la nouvelle administration Trump a d’emblée commencé à appliquer son programme climatosceptique. Il n’est cependant pas certain qu’elle ne doive faire marche arrière devant la réalité des impacts sur son électorat.
Le retour de Donald Trump au pouvoir en 2025 soulève une question centrale : quelle sera la contribution des États-Unis, responsables de 14 % des émissions mondiales de CO₂, dans la lutte contre le réchauffement climatique ? Nous vivons un paradoxe américain : la réduction des émissions de gaz à effet de serre a été quantitativement significative à la fois sous la première présidence Trump et sous la présidence Biden, malgré une rhétorique politique suggérant des efforts faibles sous la présidence Trump et élevés sous la présidence Biden ; néanmoins les efforts américains d’atténuation des émissions de GES restent insuffisants. La communauté financière américaine en a largement conclu que cette atténuation des émissions n’était pas suffisamment rapide et que l’adaptation aux effets du changement climatique devenait une nécessité, surtout dans les régions exposées aux inondations, aux ouragans, à la montée du niveau de la mer, aux feux de forêt et à la sécheresse.
La conscience du risque
Le retrait de la Réserve fédérale du Network for Greening the Financial System, le retrait de l’accord de Paris, la nomination d’un commissaire de la Securities and Exchange Commission (SEC) plus favorable aux industries fossiles et l’octroi de droits de forage pétrolier ralentiront la transition. Pourtant, des États républicains comme le Texas ont accéléré l’investissement dans les énergies renouvelables. Et, dans les conversations privées, les effets des risques climatiques sont identifiés : des gestionnaires texans de fonds immobiliers (REITs) m’ont exprimé leur inquiétude quant à l’impact des risques climatiques ; des maires républicains m’ont présenté leurs plans de construction de digues ; les gestionnaires de portefeuille à Wall Street estiment l’exposition aux risques climatiques de chacun de leurs actifs.
Des actions en cours
La recherche en finance s’est tournée vers l’étude des conséquences du réchauffement climatique, tout en dépriorisant la recherche sur la carboneutralité et les métriques ESG. Pourtant, les enquêtes de Yale montrent que les Américains sont de plus en plus conscients du risque climatique et cherchent à s’y adapter. Depuis 2020, institutions financières et agences fédérales affinent leurs outils de mesure du risque climatique, dont l’impact économique s’accélère. Mon travail, cité au Congrès en 2019, a contribué à cette prise de conscience.
La Federal Housing Finance Agency (FHFA) – qui supervise un marché de 9 200 milliards de dollars – a créé des équipes de recherche sur le climat en réponse à mes travaux, confirmés par les analyses de la Réserve fédérale de Richmond ainsi que par les articles de la Columbia Business School. Les nouvelles directives à la Réserve fédérale, parmi les régulateurs, ont créé une onde de choc dont les conséquences sont difficiles à mesurer.

Des investissements concrets mais insuffisants
Les États-Unis ont réduit l’intensité carbone de leur PIB. Depuis 2005, les émissions de CO₂ ont baissé de 18 %, de 6 000 Mt à 5 000 Mt en 2023, tandis que le PIB a augmenté de 45 %. Cela représente une chute de 63 % des émissions par dollar de PIB. Cette baisse, commençant durant la fin du deuxième mandat Bush, s’est accélérée durant la première présidence Trump. Le rythme de cette décarbonation est toutefois très insuffisant pour atteindre l’objectif de neutralité carbone en 2050 et éviter le scénario RCP 8.5 du GIEC, le scénario « à fortes émissions mondiales ».
La croissance entravée des énergies renouvelables
Cette décarbonation de l’économie américaine s’est faite par le déclin du charbon, la croissance du gaz naturel et la croissance du solaire et de l’éolien. Le potentiel éolien est élevé au centre « conservateur » du pays, dans un couloir qui s’étend, au nord, du Montana à l’Illinois, jusqu’au sud, à la pointe de l’État du Texas. Le potentiel éolien off-shore est également élevé, mais les résidents de la côte atlantique s’opposent à ces projets. Le Vermont, bien que démocrate, a refusé la construction de lignes de haute tension venant du Québec, fournisseur d’hydroélectricité « verte » pour la ville de New York.
Avec 9 % de la population américaine, le Texas a 18 % de la capacité nationale de production d’énergies renouvelables. L’Iowa a 1 % de la population américaine et ces énergies représentent 29,4 % de sa consommation. L’État de New York, avec 5,8 % de la population, ne produit que 2,8 % de la capacité nationale d’énergies renouvelables et elles ne représentent que 7,8 % de sa consommation. La décarbonation requiert un remplacement du charbon par une croissance majeure des énergies renouvelables.

Le rôle des assurances
Les États-Unis investissent dans l’adaptation au changement climatique, afin d’améliorer la résilience des ménages et des entreprises au risque. Cela passe par l’innovation dans l’assurance et par la construction d’infrastructures en partenariat public-privé (PPP) avec le U.S. Army Corps of Engineers (USACE). L’approche américaine de l’adaptation, depuis 1968, passe par l’offre d’une assurance à taux réduits, par un programme fédéral subventionné, le National Flood Insurance Program (NFIP). Ce programme couvre un peu plus de 4,6 millions de logements en 2024 et collecte 5,1 milliards de primes. Il constitue un transfert redistributif vers les zones à risques. Le NFIP est déficitaire et financé par des emprunts fédéraux aux taux des bons du Trésor.
Un phénomène nouveau est la croissance récente du secteur des assurances privées, avec des entreprises telle Neptune. Ce secteur privé représentait en 2023 un total de 1,4 milliard de dollars annuels de primes d’assurance inondation. Les économistes Ben Keys de Wharton et Philip Mulder de l’université du Wisconsin ont décrit un impact croissant des risques climatiques sur les primes.
Le rôle du fédéral
Le fédéral, en partenariat avec les États et les municipalités, finance des infrastructures d’adaptation au changement climatique qui couvrent plus de 5 % du territoire et protègent 100 millions d’hectares – sans compter les infrastructures locales. Pour les infrastructures fédérales, le gouvernement utilise une formule de financement 75 %-25 % de partage entre le fédéral et les gouvernements locaux. Un exemple est la municipalité de Foster City, Californie, qui a récemment voté sur une proposition visant à choisir entre une approche assurance de l’adaptation, qui aurait laissé la digue se déprécier et les primes d’assurance croître, et une approche infrastructure, qui visa à reconstruire la digue avec l’aide d’USACE. La « mesure P », approuvée en 2018, utilise les fonds levés par les 90 millions de dollars de bons municipaux pour financer la maintenance des digues.
Une question importante est de mesurer l’impact causal des financements fédéraux : peut-on financer l’adaptation sans aide substantielle de l’État ? Le financement de cette infrastructure a nécessité une réinterprétation de la Constitution américaine pour justifier la légalité du financement fédéral. Le système de digue actuel est le résultat du Flood Control Act signé par le président Franklin Roosevelt en 1936. La majorité des zones couvertes par le système de digues est dans le Sud et le long du Mississipi, en raison des ouragans et des inondations fluviales. Les États républicains sont en première ligne, du Texas à la Floride, face aux risques d’inondations.
Des portefeuilles d’actifs diversifiés
Les ouragans Katrina et Harvey, ainsi que les autres désastres ayant causé plus d’un milliard de dommages, ont montré les limites de ces infrastructures. Ce risque physique affecte le secteur immobilier, le secteur de l’assurance, les secteurs du transport et de la logistique et d’autres secteurs. Ce sont ces impacts qui amenèrent Larry Fink, PDG de BlackRock, à déclarer en 2022 que le risque climatique était un risque financier. En réponse, un marché de la donnée climatique se développe rapidement, mené par Jupiter Intelligence, Moody’s, First Street Foundation. Ce secteur développe une offre de données au niveau de la parcelle de terrain, que les investisseurs apparient avec leurs données géographiques d’actifs.
“Le risque climatique est un risque financier.”
Les cinq dernières années ont vu une rencontre entre gestionnaires de portefeuille et scientifiques du climat, des investisseurs tel PIMCO reliant les actifs financiers aux risques, avec un bon niveau de précision spatiale et sur la durée de détention de l’actif, par exemple un prêt immobilier sur une durée de 5 à 7 ans. Des entreprises comme DeltaTerra Capital de Dave Burt fournissent des mesures d’exposition climatique des actifs, en partenariat avec le propriétaire du New York Stock Exchange. Cette adaptation au changement climatique passe par des portefeuilles d’actifs financiers diversifiés, qui incluent mais ne se limitent pas au risque climatique.
La réalité des perceptions américaines
La Yale Climate Opinion Survey, du Program on Climate Change Communication, créé en 2005, réalise des enquêtes d’opinion à travers les États-Unis. Cette enquête suggère que les Américains sont conscients du réchauffement climatique anthropogénique. L’enquête inclut 73 questions : si « je pense que le réchauffement climatique a lieu », si « je suis plutôt/tout à fait d’accord avec le fait que le réchauffement climatique affecte le climat aux États-Unis » ou si « je soutiens quelque peu/fortement la réglementation du CO₂ en tant que polluant ».
En 2023, 73 % des répondants déclaraient que le réchauffement climatique avait lieu, 58 % qu’il était majoritairement causé par des activités humaines, 63 % qu’il affectait la météorologie et 56 % disaient que les opinions d’un candidat à la présidence sur le changement climatique affectaient leur vote. Et pourtant en juin 2023 Larry Fink, PDG de BlackRock, déclarait avoir « honte » d’être impliqué dans les objectifs ESG. Le terme ESG est devenu politisé et la validité de la mesure ESG est remise en question.
La politisation de l’ESG
Ces commentaires interviennent un an après la publication de « Aggregate Confusion : The Divergence of ESG Ratings », un article de la Review of Finance. Les auteurs y démontrent que les mesures ESG fournies par différents organismes – KLD, Sustainalytics, Moody’s, S&P Global, Refinitiv et MSCI – sont faiblement corrélées. Pourtant, comme évoqué précédemment, il est possible de mesurer rigoureusement le « E » d’ESG grâce aux données de l’Environmental Protection Agency, le National Renewable Energy Laboratory et l’Energy Information Agency. De même, l’exposition aux risques physiques peut être évaluée avec précision grâce à la National Oceanic Atmospheric Administration, la U.S. Geological Survey et la Nasa.
La politisation croissante du terme ESG trouve en partie son origine dans les controverses entourant les volets S (social) et G (gouvernance). Cette tendance est particulièrement visible dans les votes des actionnaires. Une étude de la Harvard Law School révèle une forte progression des votes anti-ESG : de moins de 10 en 2021 à plus de 80 en 2024. Ces votes ciblent les initiatives de diversité (40 %), tandis que les mesures environnementales demeurent relativement épargnées, représentant moins de 5 % des oppositions.

Source : Ouazad, A. and Kahn, M.E., 2019. Mortgage finance and climate change : Securitization dynamics in the aftermath of natural disasters. National Bureau of Economic Research.
Un clivage partisan
L’enquête de Yale suggère que les opinions climatiques exprimées sont déterminées par les préférences partisanes. Le sud de la Louisiane est la région la plus climato-sceptique, bien qu’elle soit la plus affectée par le risque d’ouragan. L’essentiel est dû à un clivage urbain-rural dans les préférences politiques. Les travaux d’Asaf Bernstein montrent que cela est aussi dû, à la marge, à une mobilité plus limitée des électeurs républicains hors des zones à risque. Le collège électoral et le système de découpage des circonscriptions entraînent l’élection de candidats climatosceptiques dans un pays plutôt favorable aux politiques climatiques. Une communication scientifique neutre sur le « E » pourrait favoriser un consensus sur les mesures de risque climatique.
Optimisme ou pessimisme ?
Akshat Rathi de Bloomberg adopte une position optimiste dans son ouvrage Climate Capitalism, soulignant que les forces du marché peuvent seules accélérer la décarbonation, car il est désormais « plus cher de produire de l’électricité avec des énergies fossiles ». Chris Wright, actuel secrétaire d’État à l’énergie, lui donne raison : il est actionnaire dans Fervo Energie, une entreprise qui utilise les techniques de forage du secteur pétrolier pour exploiter les sources de chaleur souterraine. Un article récent d’Akshaya Jha (Carnegie Mellon) exprime un scepticisme marqué envers les réglementations.
Dans « Carbon Rollercoaster : A Historical Analysis of Decarbonization in the United States », l’analyse d’un siècle d’émissions de GES révèle un paradoxe : en imposant des normes sur les polluants, le Clean Air Act a contribué à une hausse des émissions de GES et à une baisse de l’efficacité énergétique dans la production électrique. Les propositions de Michael Greenstone, de l’université de Chicago, suggérant des taxes énergétiques reflétant les externalités plutôt que le seul coût privé, peinent à avancer.
L’expérience canadienne, quant à elle, offre une leçon pour les libéraux américains : malgré des niveaux inférieurs aux recommandations des Impact Assessment Models (IAM) du Prix Nobel William Nordhaus, la taxe carbone canadienne reste profondément impopulaire malgré son impact limité sur les prix, estimé par Trevor Tombe. Ce scepticisme a également freiné l’adoption de règles sur l’information climatique par la Securities and Exchange Commission. Lors de mes échanges avec ses membres, j’ai constaté une difficulté à concevoir une réglementation sur le Scope 3, c.-à‑d. sur les émissions de GES indirectes, pourtant clé dans la compréhension des émissions. Une inquiétude vient du fait qu’une définition trop large aurait des effets inattendus. Elle pourrait par exemple attribuer à un portefeuille de crédits immobiliers (mREITs) l’ensemble des émissions des biens immobiliers de ces prêts.
L’avenir de la décarbonation aux États-Unis
La recherche sur le changement climatique et ses effets s’inscrit donc dans un contexte où les lois et règlements sont perçus comme inadéquats. Lors de conversations à Rutgers, l’université d’État du New Jersey, les acteurs publics et privés m’ont exprimé leur soutien à une recherche qui appuie les objectifs entrepreneuriaux plutôt que les réglementations contraignantes telles que l’obligation d’électrifier le chauffage. La nouvelle administration s’est promis de faire croître l’exploration et la production d’énergies fossiles : le drill baby drill de Michael Steele, président du comité national républicain (RNC), repris par le Président élu. C’est déjà un fait accompli.
“Drill baby drill !”
Hors pandémie, la croissance de la production américaine de pétrole est continue depuis 2009, de 5,1 millions de barils par jour en janvier 2009 à 13,2 millions en septembre 2024. La production de gaz naturel a crû de 71 % depuis 2009. La couleur politique du Président élu n’est pas corrélée avec ces tendances haussières. Cette nouvelle administration s’est promis de lutter contre les allocations de portefeuille vers des actifs ESG et d’exclure le changement climatique des décisions réglementaires des agences fédérales. Une purge des données et informations statistiques a lieu dans les agences fédérales depuis le 20 janvier 2025. Les politiques publiques de décarbonation et d’adaptation sont en jeu. Cela inclut les incitatifs et les subventions prévues dans l’Inflation Reduction Act (IRA). Ces investissements de l’IRA bénéficient aux États du Sud, majoritairement républicains.
La course vers le mur ?
Les politiques climatiques américaines reflètent les thèmes classiques de la culture économique américaine : la confiance en l’entrepreneuriat pour développer des solutions innovantes et l’optimisme de l’adaptation au changement climatique. Les capitaux et les personnes continuent d’affluer vers les zones côtières et celles exposées aux feux de forêt. Entre 1970 et 2010, la population côtière américaine a crû de 35 millions. Cet optimisme est parfois justifié par une décroissance des impacts des catastrophes naturelles sur la mortalité. Barreca et al., en 2016, dans le Journal of Political Economy, montrent que la mortalité durant les jours excédant 27 degrés a décliné de 75 % au cours du vingtième siècle. Mais Young et al, d’octobre 2024 dans Nature, suggèrent une mortalité croissante due aux tempêtes tropicales tel l’ouragan Harvey au Texas.
Ces impacts sont presque toujours dans des États de la couleur politique du Président Trump. Enfin l’État fédéral est omniprésent dans la mitigation et l’adaptation au changement climatique : les entreprises d’État Fannie Mae et Freddie Mac garantissent 13,1 trillions de dollars de prêts dont environ 29 % sont estimés exposés aux inondations selon la Réserve fédérale de Richmond ; de janvier à septembre 2024, Tesla a reçu 2 milliards de crédits réglementaires, soit 43 % de son résultat net ; le budget fédéral finance 75 % des infrastructures de protection aux inondations pour protéger les grandes métropoles côtières.
Faisant face à un risque croissant et à une forte montée des primes d’assurance dans des circonscriptions républicaines, il est probable que le Président Trump ne pourra rester inactif face aux risques climatiques. La véritable question reste : les efforts climatiques américains privés et publics suffiront-ils à préserver notre planète ?