Le nucléaire : de l’énergie pour le XXIe siècle ?

Dossier : Le dossier nucléaireMagazine N°569 Novembre 2001
Par Rémy CARLE (51)

Une problématique périlleuse

Une problématique périlleuse

Il est sou­vent reproché aux ingénieurs — et aux poly­tech­ni­ciens plus qu’à d’autres — d’être ” bardés de cer­ti­tudes “. Cer­tains arti­cles rassem­blés dans ce numéro devraient au con­traire avoir con­va­in­cu leurs lecteurs que les per­spec­tives énergé­tiques du XXIe siè­cle sont un océan d’in­cer­ti­tudes. Au cours de la dernière décen­nie du xxe siè­cle, oubliées les deux crises du pét­role des années soix­ante-dix et qua­tre-vingt, la plu­part de nos con­tem­po­rains se sont per­suadés que l’ap­pro­vi­sion­nement en énergie n’é­tait pas un prob­lème. Tout au plus ont-ils réa­gi en tant qu’au­to­mo­bilistes quand, sous pré­texte d’en­vi­ron­nement, cer­tains ont touché à l’é­conomie de leur véhicule favori. N’est-il pas temps de remet­tre les pen­d­ules à l’heure, c’est-à-dire de réalis­er que la pro­duc­tion d’én­ergie devra faire face au XXIe siè­cle à des défis con­sid­érables, telle­ment con­sid­érables qu’on peut se deman­der si nos suc­cesseurs seront capa­bles de trou­ver la ” porte étroite ” entre ces mul­ti­ples contraintes ?

À quelle demande cette pro­duc­tion devra-t-elle faire face ? Certes le gise­ment d’é­conomies d’én­ergie existe et doit être exploité à fond. Mais si, même dans nos pays dévelop­pés, sat­urés et sou­vent gaspilleurs, les con­som­ma­tions d’én­ergie con­tin­u­ent à croître sous l’in­flu­ence de l’aug­men­ta­tion du nom­bre et de l’in­ten­sité des usages, com­bi­en plus vont-elles le faire dans les pays émer­gents ? Pou­vons-nous refuser aux deux mil­liards d’hommes qui ne dis­posent pra­tique­ment d’au­cune énergie com­mer­ciale ce qui est la con­di­tion sine qua non de leur décol­lage ? Ne pas voir croître la con­som­ma­tion mon­di­ale ne pour­rait être que le signe que des con­ti­nents entiers restent dans un état de pro­fonde détresse économique et sociale. Et bien sûr, cette crois­sance est la seule façon d’ar­riv­er à réduire l’é­cart scan­daleux — dis­ons grossière­ment de un à dix — qui sépare con­som­ma­tion des rich­es et con­som­ma­tion des pau­vres, écart qui ne saurait sub­sis­ter à ce niveau sans que nous cour­rions le risque de crises géopoli­tiques majeures.

Mais com­ment aug­menter la con­som­ma­tion d’én­ergie (en pra­tique la mul­ti­pli­er par un fac­teur au moins égal à 2) sans accroître cor­réla­tive­ment les dom­mages à notre envi­ron­nement ? Ceux-ci sont partout. Locale­ment les oxy­des de soufre et d’a­zote émis par la com­bus­tion des com­bustibles fos­siles, l’o­zone qui en résulte, pol­lu­ent l’air de nos villes, aus­si bien à Pékin qu’à Paris, mais aus­si de nos cam­pagnes, comme en témoignent les forêts de Bohême ou d’ailleurs. Au niveau plané­taire, nous prenons con­science chaque jour davan­tage du risque de réchauf­fe­ment cli­ma­tique que nous font courir les gaz à effet de serre ; sur ce point essen­tiel reportez-vous à l’ex­cel­lent numéro de La Jaune et la Rouge, daté de mai 2000, qui lui est consacré.

Certes les émis­sions des cen­trales con­ven­tion­nelles ont été réduites ; mais on peut douter des pos­si­bil­ités de ” séquestr­er ” le gaz car­bonique. Dans tous ces domaines, la prise de con­science de la néces­sité de con­trôles tou­jours plus pré­cis et de lim­i­ta­tions tou­jours plus strictes est en con­stante évo­lu­tion et nul ne peut raisonnable­ment prédire quelles seront les con­traintes en vigueur demain : que va devenir le pro­to­cole de Kyoto ? Que sera-t-il dans vingt ans ? Bien enten­du n’omet­tons pas une autre inter­ro­ga­tion : les rejets des cen­trales nucléaires sont-ils, quant à eux, inof­fen­sifs ? Dès l’o­rig­ine, ils ont été con­trôlés et leur impact mesuré, mais l’ex­péri­ence en ce domaine est encore lim­itée ; au plan inter­na­tion­al notam­ment, de vives dis­cus­sions se pour­suiv­ent qui pour­raient aboutir à de plus strictes limitations.

N’omet­tons pas non plus de soulign­er l’im­por­tance crois­sante dans nos sociétés de la sen­si­bil­ité aux risques, et cor­réla­tive­ment de l’ap­pli­ca­tion sys­té­ma­tique, et sans doute par­fois abu­sive, du ” principe de pré­cau­tion “. Et cela peut aller jusqu’à l’at­ti­tude de cet opposant au nucléaire qui me dis­ait dès les années soix­ante-dix : ” Inutile de me dire que la prob­a­bil­ité de votre acci­dent est très faible, même infin­i­ment faible, de toute façon je la refuse. ”

Or pro­duire ou dis­tribuer de l’én­ergie entraîne for­cé­ment des risques, car cela implique d’en con­cen­tr­er cer­taines quan­tités et donc la pos­si­bil­ité qu’en se libérant cette énergie fasse des dégâts. À quand, sous pré­texte de principe de pré­cau­tion, l’in­ter­dic­tion des mines de char­bon, des trans­ports de pét­role, des pipe-lines et des cen­trales nucléaires ?

Garder en mains toutes les cartes

Face à ces con­traintes, et aux évo­lu­tions qu’elles subiront à l’avenir, il n’y a de solu­tion que dans la flex­i­bil­ité et la diver­sité. Certes il y a des rigid­ités dont nous ne nous affranchi­rons que difficilement :

  • des rigid­ités techniques
    com­ment nous pass­er du pét­role dans le domaine des trans­ports ? La mise au point de nou­veaux vecteurs tels l’hy­drogène ou la pile à com­bustible doit être pour­suiv­ie mais la date de son aboutisse­ment indus­triel demeure incer­taine ; et de toute façon, il ne s’ag­it que de ” vecteurs ” : quelle énergie pro­duira l’hydrogène ?
  • des rigid­ités géopolitiques
    com­ment inter­dire à cer­tains pays émer­gents d’u­tilis­er leurs ressources fos­siles domes­tiques, très émet­tri­ces de gaz à effet de serre, comme nous l’avons fait nous-mêmes lors de notre démar­rage industriel ?

Mais il est clair qu’à l’échelle mon­di­ale, nous devrons tir­er avan­tage de la var­iété et de la com­plé­men­tar­ité des dif­férentes fil­ières énergé­tiques. C’est, au vu des chiffres avancés par les experts de tous bor­ds, la seule façon d’e­spér­er boucler le bilan ; c’est aus­si la seule façon d’e­spér­er maîtris­er les impacts envi­ron­nemen­taux et les risques de cha­cune des voies mis­es en œuvre. N’ou­blions jamais que les risques les plus préoc­cu­pants provi­en­nent tou­jours d’in­stal­la­tions de type uni­forme et en quan­tité juste suff­isante, que la néces­sité de ” tourn­er ” empêche d’en­tretenir con­ven­able­ment et d’ar­rêter quand la sûreté l’imposerait.

N’op­posons pas éner­gies décen­tral­isées et gros out­ils de pro­duc­tion, nous aurons besoin des uns et des autres. N’op­posons pas éner­gies renou­ve­lables et nucléaire : ce sont toutes des fil­ières non émet­tri­ces de gaz car­bonique, ayant des car­ac­téris­tiques économiques sem­blables (coût pro­por­tion­nel faible mais coût d’in­vestisse­ment élevé). Par cela même elles s’op­posent con­join­te­ment aux éner­gies fos­siles, ces ressources bon marché que nous a pré­parées Mère Nature (sans nous prévenir du piège du réchauf­fe­ment plané­taire !). En tout cas, n’en dou­tons pas, nous n’al­lons pas stop­per l’usage du char­bon, du pét­role ou du gaz, nous avons besoin d’eux aussi.

Ce cock­tail, ce ” mix ” d’én­er­gies, comme dis­ent les Améri­cains, n’est défi­ni ni de façon uni­verselle ni de façon défini­tive. Il est for­cé­ment un com­pro­mis entre ressources locales, régle­men­ta­tions nationales (ou européennes), influ­ence du marché, etc., qu’il appar­tient à chaque acteur de définir et de faire approu­ver par la col­lec­tiv­ité des citoyens con­cernés. En ce sens aus­si, par­ler de tout pét­role ou de tout nucléaire ne peut être qu’un abus de langage.

Cer­tains hommes poli­tiques, notam­ment dans les pays les plus en pointe sur la voie du libéral­isme, se plaisent à dire : ” Il n’est plus besoin aujour­d’hui de poli­tique énergé­tique, qu’elle soit française, anglaise ou européenne, lais­sons le marché régler le problème.

” C’est à la fois vrai et faux. Sans doute n’y aura-t-il plus de plan énergé­tique français, comme il y en eut un dans les années soix­ante-dix, pour défendre notre sécu­rité d’ap­pro­vi­sion­nement men­acée. Et on peut douter qu’il y ait jamais un plan énergé­tique européen.

Mais il est clair que les con­di­tions de fonc­tion­nement du marché dépen­dent des gou­verne­ments : l’in­stau­ra­tion d’une taxe sur les émis­sions de gaz car­bonique ne mod­i­fierait-elle pas pro­fondé­ment le rap­port entre éner­gies émet­tri­ces de gaz à effet de serre et éner­gies non émet­tri­ces ? Par ailleurs il est clair que, demain, la mul­ti­plic­ité des acteurs sur le marché énergé­tique, l’ou­ver­ture des fron­tières, le rapetisse­ment de la planète sont autant de fac­teurs sup­plé­men­taires de nova­tion, donc d’op­por­tu­nités et d’incertitudes.

Qui peut dire quelle sera la part du nucléaire dans ce mix d’én­er­gies ? Cer­tains, frap­pés par les réti­cences de l’opin­ion publique à son égard, prédis­ent sa dis­pari­tion prochaine. Alors que cer­tains imag­i­nent a con­trario qu’au moin­dre signe de pénurie il fera un retour en force, dans le désor­dre et l’impréparation.

En fait, aucune hypothèse ne peut être écartée. Mais ne serait-il pas totale­ment irre­spon­s­able, face aux incer­ti­tudes de toutes sortes, de décréter a pri­ori que l’on s’en passera à l’avenir ? Il ne s’ag­it pas présen­te­ment, tout au moins en Europe et en Amérique, de décider de nou­veaux investisse­ments énergé­tiques, puisqu’il se trou­ve que les à‑coups de la crois­sance les ren­dent pour le moment non néces­saires. Il s’ag­it de con­tin­uer à tir­er l’ex­péri­ence des instal­la­tions exis­tantes, de pour­suiv­re, dans ce qui demeure une tech­nolo­gie jeune, recherche et développe­ment et de pré­par­er les out­ils dont nous pour­rions avoir besoin demain.

Et nous déciderons — nous et d’autres — le moment venu, d’u­tilis­er ou non cette pos­si­bil­ité, en fonc­tion de l’ex­péri­ence acquise à cette date et des néces­sités et des con­traintes qui appa­raîtront alors. En fonc­tion égale­ment des pro­grès qui seront inter­venus sur les fil­ières con­cur­rentes ; qui ne se réjouirait de l’émer­gence d’une nou­velle tech­nolo­gie capa­ble de rem­plac­er les procédés actuels de pro­duc­tion de kwh de base, à bas coût et sans nui­sance notable dans l’en­vi­ron­nement ? Mais même les experts se refusent à ce jour à dire si et quand la fusion nucléaire pour­rait devenir une réal­ité industrielle.

Le nucléaire ? Ni diable ni bon Dieu

Autant que nous puis­sions en juger aujour­d’hui, c’est à l’aune de qua­tre critères fon­da­men­taux que seront jugées les fil­ières énergé­tiques en com­péti­tion : la sûreté (y com­pris l’im­pact sur la san­té), le prob­lème des émis­sions et des déchets, la com­péti­tiv­ité et, last but not least, l’im­age dans l’opin­ion. Les arti­cles que vous venez de lire dans ce numéro vous ont fourni sur trois de ces domaines des élé­ments d’in­for­ma­tion touchant au nucléaire. Per­me­t­tez-moi d’y ajouter quelques réflex­ions glob­ales, et d’évo­quer un peu plus longue­ment la ques­tion de la compétitivité.

Nul ne peut raisonnable­ment con­tester que le niveau de sûreté atteint dans le nucléaire ne soit très élevé. Encore n’est-il pas uni­forme et il con­vient d’élim­in­er pro­gres­sive­ment les instal­la­tions qui sont moins sûres que les autres ; les procé­dures inter­na­tionales mis­es en place per­me­t­tent cet audit mutuel entre exploitants et entre gou­verne­ments ; il faut les utilis­er pleine­ment. Faut-il encore accroître ce niveau de sûreté pour les instal­la­tions à venir ? Sans doute, si cela peut se faire à moin­dres frais et surtout sans com­plex­i­fi­er encore les sys­tèmes mis en œuvre. La com­plex­ité est un fac­teur de moin­dre sûreté et sim­pli­fi­er les instal­la­tions, à sûreté sen­si­ble­ment égale, me paraît être un axe de tra­vail important.

Quoi que l’on fasse, nous le savons, le risque zéro n’ex­iste pas. Mais à celui qui refuse le risque résidu­el, aus­si petit qu’il soit, la réponse ne peut con­sis­ter qu’à met­tre en face du risque du nucléaire le risque de l’ab­sence du nucléaire. Cette dialec­tique, nous l’avons vécue en Ukraine où la fer­me­ture bru­tale de la cen­trale de Tch­er­nobyl, après les événe­ments dra­ma­tiques d’avril 1986, bien que souhaitable, aurait eu des con­séquences égale­ment dra­ma­tiques dans la pop­u­la­tion. Ce même prob­lème ne se poserait-il pas en cas d’a­ban­don du nucléaire au plan mon­di­al ? Il faut au moins peser ce risque.

Les opposants au nucléaire dis­ent : ” Il n’est pas raisonnable d’échang­er des tonnes de CO2 con­tre des déchets radioac­t­ifs. ” Il me sem­ble pour­tant que l’on peut au con­traire raisonnable­ment répon­dre pos­i­tive­ment à la ques­tion. Pourquoi ? Parce que les déchets radioac­t­ifs sont mis sous une forme et stock­és de telle façon qu’ils sont sous con­trôle, ren­dus pra­tique­ment inof­fen­sifs (et aus­si parce que, même si, par un phénomène extra­or­di­naire, ils échap­paient à ce con­trôle, ils seraient repérables et mesurables, grâce pré­cisé­ment à leur radioac­tiv­ité, et ce bien en dessous des quan­tités ou teneurs dan­gereuses) alors qu’à l’in­verse toute tonne de CO2 relâchée venant s’a­jouter à toutes celles qui se sont déjà accu­mulées autour de nous représente un dan­ger et échappe dès son émis­sion à tout con­trôle. Au demeu­rant, les déchets nucléaires sont là, le CO2 aus­si ; la ques­tion n’est pas de choisir entre les deux, mais d’ap­pren­dre à les maîtriser.

Vous avez dit compétitivité ?

Cer­tains n’hési­tent pas à dire : ” Inutile de con­tin­uer à se bat­tre con­tre le nucléaire, il suf­fit de le laiss­er mourir de sa belle mort, car il n’est pas com­péti­tif. ” Une telle affir­ma­tion n’est pas sans ramen­er les plus anciens d’en­tre nous quelque trente-cinq ans en arrière, alors que le nucléaire sem­blait bien près de dis­paraître face à un pét­role ” dont le prix allait encore baisser “.

On sait ce qu’il en advint quelques années plus tard. Les investisse­ments nucléaires faits en France à par­tir des années soix­ante-dix (comme d’ailleurs ceux faits aux États-Unis dans les années soix­ante, puis en Alle­magne, au Japon, et dans bien d’autres pays à économie de marché) le furent, non seule­ment pour chas­s­er le spec­tre de la pénurie d’én­ergie, mais aus­si parce qu’ils étaient le moyen le meilleur marché pour faire face à la demande crois­sante d’élec­tric­ité. Il n’est pas inutile de le répéter, face à ceux qui per­sis­tent à dire et à écrire le con­traire : le pro­gramme nucléaire français a été totale­ment réal­isé sans sub­ven­tion d’au­cune sorte, inté­grale­ment financé par un pro­duc­teur d’élec­tric­ité, certes nation­al­isé, mais agis­sant en l’oc­cur­rence comme une entre­prise privée.

Et cette opéra­tion s’est révélée for­mi­da­ble­ment rentable puisqu’elle per­met aujour­d’hui à cet élec­tricien de se plac­er sur le marché européen et même mon­di­al, en util­isant les ressources finan­cières qu’elle dégage. Et alors que les indus­triels four­nisseurs des équipements nucléaires ont eux aus­si tiré des béné­fices très raisonnables de l’opération.

Par ailleurs le nucléaire, une fois con­stru­it et amor­ti, béné­fi­cie, comme les éner­gies renou­ve­lables, d’un coût pro­por­tion­nel par­ti­c­ulière­ment bas. Certes, aux États-Unis, quelques unités nucléaires ont été arrêtées ” pour des raisons économiques ” ; ne nous y trompons pas, il y avait à la clé la néces­sité de réalis­er sur ces tranch­es anci­ennes des travaux de mise à niveau impor­tants. Bien au con­traire aujour­d’hui, con­scients de la source de prof­it qu’ils ont en mains, les élec­triciens améri­cains pos­sesseurs de nucléaire font valid­er leurs instal­la­tions pour des durées de fonc­tion­nement crois­santes (jusqu’à soix­ante ans actuelle­ment) alors que, par­al­lèle­ment, les instal­la­tions mis­es sur le marché par les tur­bu­lences d’une com­péti­tion de plus en plus vive s’achè­tent à des valeurs de plus en plus élevées. Oui, le nucléaire, celui qui fonc­tionne aujour­d’hui, est com­péti­tif et n’est pas près de cess­er de l’être.

À l’év­i­dence, dans un monde décidé­ment libéral, il devra en être de même du nucléaire de demain. Le nucléaire sera com­péti­tif ou ne sera pas. Mais, atten­tion, la com­péti­tiv­ité n’est pas une pro­priété inhérente à un pro­duit ; elle doit s’ap­préci­er à un moment don­né et en un lieu don­né. Or quand nous dis­ons com­péti­tiv­ité du nucléaire futur, de quoi par­lons- nous ? De la posi­tion respec­tive des coûts de kWh pro­duits, les uns à par­tir de gaz naturel, les autres à par­tir d’u­ra­ni­um, et ce entre 2025 et 2075, péri­ode de vie prob­a­ble des instal­la­tions que nos enfants vont devoir bâtir pour rem­plac­er celles d’aujourd’hui.

Qui peut dire quel sera le coût d’un kWh pro­duit à par­tir du gaz, ne serait-ce que dans une dizaine d’an­nées, alors que nous avons vu récem­ment le prix du gaz (qui con­stitue les trois quarts du coût du kWh pro­duit en le brûlant) aug­menter de 50 % en quelques semaines ? Ne restera-t-il pas, hélas, le jou­et d’une géopoli­tique bien mal maîtrisée ? Sans pré­ten­dre mieux con­naître ce que sera le coût du kWh que pour­ra nous pro­pos­er l’in­dus­trie nucléaire en 2015 ou 2030, je voudrais soulign­er une dif­férence fon­da­men­tale : celui-ci sera ce que nous le ferons.

Le coût du kWh nucléaire est essen­tielle­ment un coût de main-d’œu­vre, il est peu sen­si­ble aux aléas du cours de l’u­ra­ni­um qui n’en représente qu’en­v­i­ron 5 %. Et demain, avec les surgénéra­teurs (dont le pro­to­type a été malen­con­treuse­ment et injuste­ment arrêté), nous pour­rions nous affranchir com­plète­ment des fluc­tu­a­tions et des risques du marché des matières premières.

Par ailleurs, le nucléaire est une indus­trie jeune, n’ayant exploré que quelques-unes de ses poten­tial­ités. Il n’est pas pens­able que de l’ex­péri­ence de 10 000 années-réac­teurs il ne sur­gisse pas de nou­velles idées, pour sim­pli­fi­er les sys­tèmes exis­tants, pour ouvrir de nou­velles voies. Les idées ne man­quent pas, encore fau­dra-t-il avoir la per­sévérance néces­saire à leur val­i­da­tion et à leur industrialisation.

Oui, le nucléaire futur a toutes ses chances dans la course à la com­péti­tiv­ité, s’il est affranchi des incer­ti­tudes admin­is­tra­tives qui pèsent sur lui et s’il est mené par une indus­trie qui y croit et qui a la volon­té de se plac­er sur le marché. A for­tiori l’est-il à tra­vers l’in­té­gra­tion dans les coûts de ce que les écon­o­mistes appel­lent les ” exter­nal­ités “, c’est-à-dire la valeur des impacts envi­ron­nemen­taux des dif­férentes fil­ières. Nul doute que si l’on impute aux com­bustibles fos­siles leur ” poids de car­bone émis ” (mais com­ment en appréci­er la valeur ?), les éner­gies renou­ve­lables et le nucléaire (qui inclut déjà dans ses coûts ceux de ses exter­nal­ités que sont le retraite­ment, le traite­ment de ses déchets et son déman­tèle­ment) ne devi­en­nent com­péti­tifs. On est ten­té de dire que ce serait même trop facile…

Pour un débat énergétique sérieux

Il est para­dox­al de con­stater que sur un sujet, l’én­ergie, qui ” ne pas­sionne pas les foules “, nous n’en­ten­dons guère, dans les médias et dans la bouche des hommes poli­tiques, que des dis­cours pas­sion­nés. Mais n’est-ce pas au fond la recon­nais­sance implicite qu’à la fois au plan géopoli­tique et au plan social le sujet nous con­cerne tous ?

Le nucléaire s’est dévelop­pé depuis trente ans sous le feu roulant de ses adver­saires. Je suis de ceux qui pensent que, mis­es à part les vio­lences regret­ta­bles qu’elle a entraînées, cette cri­tique a été un aigu­il­lon posi­tif oblig­eant l’in­dus­trie nucléaire à l’ex­cel­lence. La cat­a­stro­phe de Tch­er­nobyl aurait-elle eu lieu, s’il y avait eu une con­tes­ta­tion aus­si déter­minée en URSS ? Il est néces­saire, face à toute ” tech­nocratie “, qu’il y ait un con­tre-pou­voir ; il est néces­saire que cer­tains dénon­cent les imper­fec­tions ou les lacunes qui exis­tent for­cé­ment dans toute avancée sci­en­tifique ou technologique.

Mais faut-il pour autant salir les choses et les hommes avec lesquels on n’est pas d’ac­cord, pren­dre tout pré­texte pour affol­er les pop­u­la­tions, éviter soigneuse­ment de démen­tir ce qui s’avère ultérieure­ment comme une erreur, et en défini­tive créer dans l’e­sprit de beau­coup de citoyens une crainte, par­fois une pho­bie, d’au­tant plus dif­fi­cile à con­tre­bat­tre qu’elle ne repose pas sur des faits ?

Con­séquence inéluctable de ce déchaîne­ment de pas­sions, n’a-t-on pas été jusqu’à pré­ten­dre que l’ef­fet de serre était une inven­tion des ” nucléocrates ” pour défendre leur tech­nolo­gie, et ceux-ci ne soupçon­nent-ils pas leurs opposants d’en min­imiser l’im­por­tance pour éviter de favoris­er le nucléaire ?

Le sujet est trop sérieux pour qu’il ne soit pas temps de l’é­tudi­er et de le dis­cuter d’une façon véri­ta­ble­ment sci­en­tifique et d’en expos­er à l’ensem­ble de nos conci­toyens les vrais enjeux. N’est-il pas temps de recon­naître ensem­ble aux éner­gies renou­ve­lables à la fois leur intérêt et leurs lim­ites ? N’est-il pas temps d’analyser ensem­ble sci­en­tifique­ment les risques des dif­férentes fil­ières et de leur impos­er des régle­men­ta­tions cohérentes ? Ne faut-il pas, plutôt que de lancer des anathèmes, met­tre en com­mun ce que les dif­férentes sen­si­bil­ités de notre société ont à dire ?

Dans ce débat, les ingénieurs ont un rôle à jouer ; ils ont à y dire, non leurs cer­ti­tudes, mais les faits. Ce numéro de La Jaune et la Rouge sera-t-il le point de départ d’une réflex­ion de la com­mu­nauté poly­tech­ni­ci­enne sur les prob­lèmes énergé­tiques du siè­cle qui commence ? 

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