Marc Ferracci, ministre de l’Industrie et de l’Énergie, aux Assises du NewSpace 2025.

Le NewSpace en France : vers un nouvel équilibre public–privé ?

Dossier : L'espace | Magazine N°807 Septembre 2025
Par Florian MARMUSE (X12)
	Le spacevan d’Exotrail, système de logistique 
en orbite destiné à acheminer des petits satellites 
vers leur orbite finale.
Le spacevan d’Exotrail, système de logistique en orbite destiné à acheminer des petits satellites
vers leur orbite finale. © Exotrail

Les dix dernières années ont connu dans le domaine spatial des évolutions majeures, notamment aux États-Unis, mais aussi en France et en Europe. Le secteur des start-up représente désormais plus de 9 000 emplois en Europe. Aujourd’hui il s’agit pour la puissance publique d’accompagner la transformation d’un écosystème autrefois purement institutionnel en un écosystème au moins partiellement commercial. La prise de risque est avérée, le danger d’éparpiller des fonds limités est réel et les limites difficiles à placer. Mais cette prise de risque est indispensable, sauf à courir le danger de la marginalisation.

Le présent dossier sur l’espace a un précédent : en juin 2018, motivés par les changements en cours dans le secteur spatial, nous publiions un dossier intitulé « Reconquête spatiale, la voie de l’Europe ». À cette époque, SpaceX commençait à réutiliser des boosters pour ses vols commerciaux, Falcon Heavy venait de lancer une Tesla dans l’espace, la Nasa préparait son premier appel pour le programme d’alunisseurs commerciaux CLPS (Commercial Lunar Payload Services), Rocket Lab préparait le premier vol commercial d’Electron.

L’Europe n’était pas en reste, Nicolas Chamussy (X87), alors patron du spatial chez Airbus Defence and Space, écrivait dans son article que « l’industrie européenne semble avoir bien pris le virage du NewSpace », tout en décrivant le NewSpace et ses entrepreneurs comme un défi à l’industrie spatiale européenne, dans un marché qui restait « majoritairement institutionnel et au service de missions étatiques ». Ce même dossier présentait des articles de Ane Aanesland (ThrustMe) et Romain Lucken (X12 – Aldoria), tous deux jeunes fondateurs de start-up. Alain Bories (X76) et Vivien Croes (X10), dans leur propre article, mettaient en évidence les nécessaires évolutions pour un véritable succès européen : « […] Que les acteurs clés montrent leur faculté d’adaptation : capacité des acteurs privés à prendre en main leur propre écosystème industriel, capacité du secteur public à accompagner et encourager les nécessaires transformations. »

Depuis lors, SpaceX a réutilisé 46 boosters, avec plusieurs cumulant plus de 20 lancements et un record de 28 lancements pour le B1067 ; Falcon Heavy vole relativement peu (seulement 11 lancements à ce jour, contre près de 500 pour Falcon 9) ; 11 missions ont été contractées par la Nasa pour des atterrisseurs lunaires privés ; Electron a effectué plus de 60 lancements.

	Dans l’usine d’Anywaves, fabricant français d’antennes innovantes pour les petits satellites et constellations.
Dans l’usine d’Anywaves, fabricant français d’antennes innovantes pour les petits satellites et constellations. © Anywaves

La situation en France

En France, ThrustMe a livré plus de 150 moteurs de satellites et engrange des contrats de chaque côté de l’Atlantique, tandis qu’Aldoria opère ses propres stations de détection d’objets en orbite sur plusieurs points du globe et vend ses données, traitées avec ses propres algorithmes, à différents acteurs institutionnels. Mais prenons un peu de recul, que voit-on dans le NewSpace français aujourd’hui ? Le NewSpace français, ce sont certes des évolutions de pratiques au sein des institutions publiques ou des entreprises historiques, mais ce sont surtout des dizaines de nouvelles entreprises avec des centaines d’employés qui ont vu le jour dans la dernière décennie.

Depuis les précurseurs dans les années 2011-2015, surtout des spin-offs de grands groupes ou du Cnes fondés par des employés attirés par l’aventure entrepreneuriale (on peut citer par exemple Syntony, Syrlinks, Cailabs), la France a connu un pic de création d’entreprises dans les années 2016-2018, quand une nouvelle génération d’entrepreneurs, pour beaucoup issus des universités, s’est jointe au mouvement (Aldoria, Exotrail, Kayrros, ThrustMe, Anywaves, U-Space, Zephalto…).

Ces entreprises ont été les premières à voir (ou provoquer !) de vrais changements de politique au sein du Cnes, à une époque où la « start-up nation » n’était qu’un thème de campagne et où France 2030 et son milliard et demi pour le spatial géré par la BPI n’existaient pas encore. Après cette vague surtout orientée vers les smallsats, on a assisté à une autre série de création d’entreprises de 2019 à 2022 dans le secteur des lanceurs (Latitude, HyPrSpace, Sirius Space Services, Dark, Ride!) et dans l’économie en orbite basse au sens large (Interstellar Lab, The Exploration Company, Osmos X, Gama Space), et bien sûr une variété d’autres secteurs (Look Up Space, SpaceAble, Ion-X, SpaceLocker, Loft Orbital, Skynopy et tant d’autres).

Des succès majeurs et beaucoup de promesses

Le secteur des start-up représente désormais plus de 9 000 emplois en Europe, soit près de 15 % des 65 000 emplois de l’industrie spatiale. Si une grande partie de ces entreprises fonctionne encore sur du venture capital – plus d’un milliard d’euros levé en Europe pour le spatial en 2023 et 2024, soit une croissance d’environ 25 % par an les dix dernières années ­– et donc sur des promesses de future rentabilité, les succès commerciaux sont déjà présents, assurant des revenus à la filière. La rentabilité est encore loin pour la plupart, mais beaucoup des entreprises mentionnées dans les paragraphes précédents livrent régulièrement à des clients commerciaux dans le monde entier, s’insèrent dans des consortiums industriels, ouvrent des bureaux à travers l’Europe ou le monde pour s’approcher de leurs clients.


“Une croissance de l’investis­sement privé
en Europe d’environ 25 % par an les dix dernières années.”

Les discussions sur la consolidation du secteur par fusions ou acquisitions, caractéristiques de ces milieux gourmands en fonds privés, ont commencé avec le rachat par Safran en 2022 de Syrlinks, fondé en 2011, ou en 2024 de Preligens, fondé en 2016. Dans un mouvement miroir de nos entreprises ouvrant un bureau aux USA, il n’est plus rare de voir des entreprises américaines qui s’étendent en rachetant des entreprises européennes, avec par exemple le rachat de Qinetiq Space NV par Redwire en 2022, de BlackBrige et VanderSat par Planet respectivement en 2015 et 2021.

Enfin, on peut mentionner que le secteur s’organise, avec la fondation en 2021 de l’Alliance NewSpace France qui rassemble beaucoup d’acteurs du secteur, l’ouverture du GIFAS (Groupement des industries françaises aéronautiques) aux start-up et PME, et l’organisation annuelle en région parisienne de la conférence Assises du NewSpace depuis 2022, avec une forte présence d’acteurs politiques, ministres ou députés.

Le rôle des institutions publiques

Au-delà de nos frontières françaises ou européennes, c’est au niveau mondial que le secteur spatial a connu une évolution rapide, avec un déplacement relatif de l’initiative vers le secteur privé. Les agences spatiales et les gouvernements ont partiellement conduit ces changements et s’y sont adaptés, en mettant à jour leurs modes de fonctionnement et leurs relations avec l’industrie en fonction des conditions du marché et des capacités industrielles. En Europe, c’est un changement de paradigme encore en cours : jusqu’aux années 2010, soutenir un écosystème commercial consistait essentiellement à privatiser, ou au moins à permettre un usage commercial d’infrastructures développées par la puissance publique. L’accueil d’applications commerciales sur le laboratoire Columbus de l’ISS, l’accès aux données Copernicus pour les entrepreneurs, la commercialisation du lanceur Ariane par Arianespace sont des exemples de succès au moins partiels, alors que l’exploitation en concession des systèmes EGNOS ou Galileo ne s’est pas matérialisée.

Aujourd’hui ce paradigme change donc, et il s’agit désormais d’accompagner la transformation d’un écosystème autrefois purement institutionnel en un écosystème au moins partiellement commercial – avec de nouveaux acteurs, de nouvelles applications et de nouvelles relations entre les secteurs public et privé. Une grande partie du soutien institutionnel en France et en Europe se fait toujours par du soutien à l’innovation – contrats de recherche et développement, incubateurs d’entreprises, déploiement de normes et standards, ou de programmes de démonstration en orbite. Mais la réalité décrite par Nicolas Chamussy en 2018 n’a pas fondamentalement changé : le secteur public reste le client majoritaire sur de nombreux marchés spatiaux.

De nouveaux marchés

Les défis actuels et futurs portent donc sur le soutien à la croissance des entreprises et des marchés nés dans les dix dernières années. Constituant à elle seule la moitié de la valeur des contrats du spatial amont en Europe, l’ESA doit se porter cliente des systèmes pouvant l’aider à remplir ses missions, en acceptant une prise de risque différente et en adaptant son fonctionnement – notamment pour l’approvisionnement – à un monde plus commercial, avec un transfert partiel de responsabilités vers le privé, des méthodes de qualification parfois repensées et globalement des processus plus rapides et moins gourmands en documentation.

Mais c’est sur le développement ou la création de nouveaux marchés que les institutions sont aujourd’hui attendues, suivant l’exemple de la Nasa qui a su redynamiser son secteur de lanceurs avec ses programmes Commercial Orbital Transportation Services (COTS) et Commercial Resupply Services (CRS) – dont SpaceX est le produit le plus célèbre –, ou qui tente aujourd’hui de lancer des marchés commerciaux dans le domaine des stations privées, avec le programme Commercial Low Earth Orbit Destinations (CLD) ou des atterrisseurs lunaires avec le programme Commercial Lunar Payload Services (CLPS).

Si ces programmes ne sont pour l’instant pas tous des succès, les ingrédients à tester semblent faire consensus : achat de services et non plus de systèmes, fonction de soutien et non plus de supervision pour les agences spatiales, responsabilité accrue à l’industrie dans le choix de son design, fonction de « client de référence » par les institutions pour envoyer des signaux forts de demande à de potentiels investisseurs et permettre aux entreprises d’avoir une certaine visibilité financière, forte mise en compétition des acteurs.

Une prise de risque nécessaire

L’ESA s’y confronte de plus en plus, via des programmes tels que Moonlight, RISE, LEO Cargo Return Services, European Launcher Challenge, en essayant de tenir l’équilibre entre ces nouvelles philosophies et les fondamentaux européens : relative aversion culturelle au risque, relative rareté des capitaux privés, retour géographique à l’échelle européenne.

S’agissant de soutenir des marchés spatiaux à peine naissants par des fonds publics, la prise de risque est avérée, le danger d’éparpiller des fonds limités est réel et les limites difficiles à placer : faut-il parier sur la fabrication en orbite, les stations spatiales privées, l’extraction de minerai lunaire, la captation d’énergie solaire en orbite, les data centers spatiaux, les satellites ravitailleurs de satellites ? Les États-Unis nous ont appris que ces paris pourraient bien être en partie autoréalisateurs, avec des moyens suffisants et une organisation adaptée. Sur ces thématiques comme sur d’autres, de nombreuses entreprises sont déjà à l’œuvre, notamment aux États-Unis ou en Chine, et les Européens peuvent nourrir une certitude forte : si l’on attend de savoir si ces marchés vont vraiment se matérialiser, nous sommes sûrs de partir avec un retard qui sera impossible à combler.

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