Le marché américain des télécoms

Dossier : Les X en Amérique du NordMagazine N°617 Septembre 2006
Par Michel HUET (67)
Par Benoît de BOURSETTY (96)
Par Anis ZOUARI (96)
Par Etienne ARDANT (97)

Le secteur améri­cain des télé­coms est engagé dans une muta­tion struc­turelle intense. Con­sol­i­da­tion, appari­tion de nou­veaux acteurs, rup­tures tech­nologiques, évo­lu­tions régle­men­taires : il peut être dif­fi­cile de don­ner un sens à ces évo­lu­tions com­plex­es quand on les observe à tra­vers le relais de la presse française. Nous pro­posons quelques points de com­para­i­son entre le marché améri­cain et le marché français ou européen.

Les mobiles : un retard tout relatif

Sur le marché mobile, l’idée la plus répan­due est que les États-Unis sont « en retard » sur l’Eu­rope. Il est vrai que l’adop­tion des télé­phones porta­bles y est plus faible : fin 2006, env­i­ron 68% des améri­cains pos­sé­daient un télé­phone portable, à com­par­er à plus de 100% (plus d’une carte SIM par habi­tant) pour cer­tains pays d’Eu­rope. Il faut recon­naître toute­fois que les opéra­teurs améri­cains par­taient avec un dou­ble hand­i­cap : celui de la dis­per­sion plus impor­tante de la pop­u­la­tion, qui pose des prob­lèmes de cou­ver­ture, et celui du sys­tème de tar­i­fi­ca­tion qui fait pay­er les appels à l’abon­né mobile « dans les deux sens » (qu’on appelle ou qu’on soit appelé, la minute est décomp­tée du for­fait). His­torique­ment, ces deux fac­teurs struc­turels expliquent que les États-Unis aient con­nu un développe­ment plus lent.

Mais il serait sim­pliste de s’ar­rêter à ce con­stat. Les améri­cains, par exem­ple, sont des util­isa­teurs certes moins nom­breux mais plus inten­sifs. Le mon­tant de leurs fac­tures men­su­elles est plus élevé qu’en Europe. L’abon­né moyen par­le plus de dix heures par mois sur son télé­phone portable ! Quel pas­sager d’un fameux « taxi jaune » de New York n’a pas été incom­modé par le bavardage per­ma­nent du chauf­feur, rivé à son oreil­lette ! On peut attribuer cet usage inten­sif aux for­faits com­prenant générale­ment appels illim­ités le soir, les week-ends et vers les autres abon­nés du réseau, créés dans une péri­ode de con­cur­rence féroce entre opéra­teurs ; en 2003, ils étaient en effet six à se dis­put­er les faveurs du pub­lic. (Suite aux méga­fu­sions du secteur, le nom­bre est depuis descen­du à qua­tre, sans compter la myr­i­ade — plusieurs cen­taines — de petits opéra­teurs locaux et ruraux ; le choix de l’u­til­isa­teur améri­cain est donc main­tenant sem­blable à celui de l’u­til­isa­teur européen).

Opéra­teurs mobiles : nom­bre d’abonnés et parts de marché Opéra­teur Cap­i­tal Tech­nolo­gies
Cingular 60% AT & T,
40% BellSouth
TDMA, GSM,
UMTS HSDPA
Ver­i­zon Wireless 55% Verizon,
45% Vodafone
CDMA2000 1x
CDMA2000 1xEVDO
Sprint Nextel Coté en Bourse
iDEN, CDMA2000 1x
CDMA2000 1xEVDO
TMobile
100% Deutsche Telekom
GSM


Quant aux ser­vices de don­nées mobiles et aux réseaux de troisième généra­tion (3G), l’Asie et l’Eu­rope ont incon­testable­ment pris, au départ, de l’a­vance sur les États-Unis. L’é­cart s’est main­tenant réduit. Sur cer­tains ser­vices, par con­tre, les opéra­teurs améri­cains sont en avance sur leurs homo­logues européens. Ain­si, des ser­vices équiv­a­lents à l’UMTS HSDPA1 (lancé par quelques opéra­teurs européens début 2006) sont disponibles depuis fin 2003 pour cer­taines villes cou­vertes par le réseau de Ver­i­zon Wire­less au moyen de la tech­nolo­gie CDMA2000 1xEV-DO. Les réseaux 3G améri­cains occu­pent les mêmes ban­des de fréquences que les réseaux 2G (GSM, TDMA et CDMA2000 1x). À la dif­férence du choix européen pour l’at­tri­bu­tion des licences 3G IMT2000, les licences des opéra­teurs améri­cains ne les con­traig­nent pas à un type de tech­nolo­gie en par­ti­c­uli­er, ce qui leur per­met de déploy­er rapi­de­ment des réseaux innovants.

Enfin, les opéra­teurs mobiles améri­cains font égale­ment preuve d’in­no­va­tion dans leur poli­tique com­mer­ciale. Ils n’hési­tent pas à s’as­soci­er volon­taire­ment avec des spé­cial­istes pour cibler un marché par­ti­c­uli­er ; ain­si, ESPN, la plus impor­tante chaîne télévisée de sport du pays, lançait récem­ment en parte­nar­i­at avec Sprint Nex­tel un télé­phone pour les fans de sport. MTV, la chaîne de référence pour les jeunes de 18 à 25 ans, pro­pose égale­ment une offre spé­ci­fique en ayant accès au réseau 3G de Ver­i­zon Wire­less, et Dis­ney est atten­du d’i­ci la fin de l’an­née 2006. Il existe ain­si plus d’une douzaine de parte­nar­i­ats de ce type ciblant des marchés spé­ci­fiques : ado­les­cents, enfants, com­mu­nauté hispanophone…

Téléphonie fixe : une structure très particulière

La struc­ture du marché de la télé­phonie fixe aux États-Unis est assez par­ti­c­ulière. En effet, le déman­tèle­ment du mono­pole d’AT&T en 1984 a don­né nais­sance à sept opéra­teurs régionaux (Region­al Bell Oper­at­ing Com­pa­ny ou RBOC), opérant cha­cun de manière exclu­sive dans sa région, et un opéra­teur longue-dis­tance (AT&T). Dans un pre­mier temps, les RBOC n’ont pas été con­fron­tés à la con­cur­rence sur le marché de la télé­phonie locale. Au con­traire, le marché longue-dis­tance s’est mon­tré très con­cur­ren­tiel et a vu la nais­sance de cen­taines d’ac­teurs dont la plu­part a fini par dis­paraître par une série de fail­lites et de rachats, alors que la valeur se con­cen­trait sur l’ac­cès avec le développe­ment du haut-débit. Les évo­lu­tions tech­nologiques et économiques ont sor­ti le marché de la logique dans laque­lle le régu­la­teur améri­cain avait ini­tiale­ment prévu qu’il se développe.

Les plus grands opéra­teurs longue-dis­tance en 1996 : que sont-ils devenus ?
Opéra­teur Statut
AT&T Rachat par SBC
MCI(ex-Worldcom) Rachat par Verizon
Sprint  Développe­ment des ser­vices mobiles, puis fusion avec Nex­tel qui fait des mobiles le cœur de méti­er de Sprint au détri­ment des ser­vices longue-distance.
Excel communications Pas­sage sous la pro­tec­tion du chapitre 11 sur les fail­lites en 2004
LCI International Rachat par Qwest en 1998
Fron­tier communications Rachat par Cit­i­zens Com­mu­ni­ca­tions en 2001
Cable and Wire­less America Rachat par Savvis en 2004

Afin de pro­mou­voir la con­cur­rence dans le marché de télé­phonie locale, le lég­is­la­teur améri­cain a voté le Tele­com Act en 1996, intro­duisant ain­si la notion de dégroupage et en a lais­sé les modal­ités d’ap­pli­ca­tion à l’ap­pré­ci­a­tion de la Fed­er­al Com­mu­ni­ca­tion Com­mis­sion (FCC2). 
 
Cette lég­is­la­tion a per­mis la créa­tion d’opéra­teurs alter­nat­ifs qui n’ont cepen­dant pas investi dans leur infra­struc­ture réseau, se con­tentant d’en­granger les béné­fices d’un con­texte régle­men­taire favor­able. Cette sit­u­a­tion fut stop­pée début 2004, suite à l’in­val­i­da­tion par un tri­bunal de la façon dont la FCC appli­quait le dégroupage. Le régu­la­teur améri­cain mise main­tenant sur la con­cur­rence des infra­struc­tures, pour stim­uler les investisse­ments et la con­cur­rence dans les tech­nolo­gies d’ac­cès alter­na­tives, filaires ou radio.

Cette con­cur­rence vient prin­ci­pale­ment des câblo-opéra­teurs qui ont investi plus de 80 mil­liards de dol­lars pour met­tre à niveau leur infra­struc­ture réseau, se sont lancés en pio­nnier dans le marché du haut-débit et pro­posent main­tenant de la télé­phonie sur IP. Ils déti­en­nent env­i­ron 55% des 40 mil­lions d’abon­nés au haut-débit et prof­i­tent aujour­d’hui de leur avance en investis­sant le marché de la voix locale, grap­pil­lant des parts aux opéra­teurs his­toriques grâce à leurs offres « triple-play » : voix, télévi­sion et Inter­net haut-débit, le tout pour… env­i­ron 100 dol­lars par mois.

Le prix des offres triple-play est donc beau­coup plus élevé que les 30 euros par mois de cer­taines offres équiv­a­lentes européennes. Aux États-Unis, les for­faits de voix sur IP pro­posés par des câblo-opéra­teurs ou des opéra­teurs alter­nat­ifs comme Von­age coû­tent à eux-seuls 30 dol­lars par mois, aux­quels s’a­joutent 30 autres dol­lars pour l’ac­cès haut-débit. Les États-Unis sont-ils « en retard », ou bien leurs offres sont-elles plus réal­istes au plan économique ? La ques­tion reste ouverte.

Le con­som­ma­teur améri­cain se retrou­ve ain­si dans beau­coup de sit­u­a­tions face à un duo­p­o­le opéra­teur de télé­phonie his­torique / câblo-opéra­teur, une sit­u­a­tion qui ne se retrou­ve que dans un petit nom­bre de pays européens.

Les opéra­teurs his­toriques sont dans l’im­pos­si­bil­ité tech­nique de fournir de la TV sur ADSL avec leur infra­struc­ture actuelle — les débits offerts sont com­par­a­tive­ment très bas aux États-Unis — et doivent déploy­er la fibre optique plus près de leurs clients afin d’aug­menter la capac­ité de leurs réseaux. Ain­si, libérés d’une forme de dégroupage qui aurait lim­ité leurs pos­si­bil­ités de retour sur investisse­ment, Ver­i­zon et SBC (main­tenant AT&T) se sont lancés dans des pro­grammes de déploiement mas­sif de fibre optique (env­i­ron 20 mil­liards de dol­lars sur cinq ans) dont les fruits com­men­cent à se matéri­alis­er puisque les pre­mières offres de télévi­sion sur fibre vien­nent de voir le jour.


Opéra­teurs régionaux his­toriques aux États-Unis

Des opérateurs géants

Ces dernières années, le mou­ve­ment de con­sol­i­da­tion — déjà bien entamé en ce qui con­cer­nait les ser­vices fix­es — s’est pour­suivi, avec de très gross­es opéra­tions entre opéra­teurs mobiles d’une part, et la qua­si-dis­pari­tion des opéra­teurs longue-dis­tance indépen­dants (voir encadré : récentes con­sol­i­da­tions). Avec l’an­nonce de l’ac­qui­si­tion de Bell­South par AT&T, le marché de l’ac­cès local ne con­serverait plus que deux acteurs majeurs : Ver­i­zon (Nord-Est) et AT&T (Sud, Cal­i­fornie et région des Grands Lacs), en dehors des câblo-opérateurs.

Récentes con­sol­i­da­tions sur le marché télé­com américain
Date Acquéreur Cible Montant
Jan­vi­er 2004 Cin­gu­lar Mobiles AT & T Wire­less Mobiles 41 mil­liards de dollars
Décem­bre 2004 Sprint Mobiles et longue distance Nex­tel Mobiles 35 mil­liards de dollars
Jan­vi­er 2005 SBC Opéra­teur local AT & T Longue distance 16 mil­liards de dollars
Févri­er 2005 Ver­i­zon Opéra­teur local MCI Longue distance 7 mil­liards de dollars
Mars 2006 (annonce) AT & T (exS­BC) Local et longue distance Bell­South Local 89 mil­liards de dollars


Quoi qu’il en soit, avec 300 mil­lions d’habi­tants, les États-Unis con­stituent un marché de taille impor­tante et homogène, ce qui est un avan­tage pour les opéra­teurs améri­cains. À l’in­verse des opéra­teurs européens, ils n’ont pas besoin de s’é­ten­dre au-delà de leurs fron­tières pour attein­dre la taille cri­tique qui per­met de sur­vivre dans la con­cur­rence mon­di­ale. L’im­por­tance rel­a­tive de leurs chiffres d’af­faires issus du marché nation­al leur donne un avan­tage struc­turel impor­tant par rap­port à leurs con­cur­rents européens, sur le marché inter­na­tion­al, tant fixe que mobile.

Cet état de fait explique égale­ment pourquoi le marché télé­com améri­cain est actuelle­ment rel­a­tive­ment peu pénétré par les groupes étrangers (pour le moment, des acteurs comme T‑Mobile USA ou BT-Infonet font fig­ure d’ex­cep­tions). Alors que la vague de con­sol­i­da­tion sem­ble s’achev­er côté améri­cain, se pour­suiv­ra-t-elle avec des fusions transat­lan­tiques au cours de la prochaine décennie ?

Des sources d’innovation extérieures


La recon­sol­i­da­tion des opéra­teurs issus d’AT&T

La plu­part des grands groupes français font repos­er leur crois­sance sur l’in­no­va­tion interne. À cet effet, ils dis­posent et entre­ti­en­nent des capac­ités de recherche et développe­ment impor­tantes : à titre d’ex­em­ple, France Télé­com compte plus de 4 000 chercheurs et ingénieurs dans sa divi­sion R&D.

À l’in­verse, les groupes améri­cains n’ont ni la capac­ité ni l’am­bi­tion de repos­er sur leurs ressources internes pour leurs besoins d’in­no­va­tion. Par con­tre, ils utilisent forte­ment le dynamisme de l’é­cosys­tème Inter­net. Ils sont plus enclins que les opéra­teurs européens à utilis­er des parte­naires extérieurs four­nisseurs de solu­tions inno­vantes et val­orisantes pour leurs pro­duits. Par exem­ple, AT&T s’est asso­cié avec le por­tail web Yahoo pour com­mer­cialis­er son offre ADSL. Le parte­nar­i­at per­met aux deux acteurs de fournir aux clients une solu­tion inté­grant cha­cun de leurs ser­vices et de met­tre en com­mun leurs forces de mar­ket­ing et de dis­tri­b­u­tion. Cer­tains équipemen­tiers télé­coms comme Cis­co, réalisent égale­ment la majeure par­tie de leur développe­ment par l’ac­qui­si­tion de tech­nolo­gies ou d’en­tre­pris­es extérieures.

Les deux mod­èles sont claire­ment dif­férents mais il est dif­fi­cile de déter­min­er si l’un est meilleur que l’autre. Le risque pour les opéra­teurs améri­cains est de repos­er trop forte­ment sur des four­nisseurs de tech­nolo­gie extérieurs et donc, d’avoir des dif­fi­cultés à se dif­férenci­er avec de nou­veaux services.

Contexte réglementaire

Ce marché très dynamique com­porte cepen­dant des prob­lèmes struc­turels et régle­men­taires encore en sus­pens, le plus fla­grant étant la ges­tion du ser­vice uni­versel, qui est encore débattue au Congrès.

L’amélio­ra­tion de la mau­vaise posi­tion des États-Unis en ter­mes de péné­tra­tion du haut-débit est un autre prob­lème que le gou­verne­ment actuel s’est fixé comme objec­tif poli­tique majeur. En effet les États-Unis ne sont qu’en 19ème posi­tion mon­di­ale avec 30% des foy­ers con­nec­tés au haut-débit, loin der­rière les pays asi­a­tiques telles que la Corée du Sud ou Hong Kong qui se tar­guent d’un taux avoisi­nant les 70%. Les poli­tiques ont com­pris qu’une fois la con­cur­rence établie sur les ser­vices, il fal­lait don­ner un sig­nal fort pour inciter aux investissements.

L’a­gen­da régle­men­taire est égale­ment chargé en ce qui con­cerne les rela­tions entre four­nisseurs d’ac­cès à Inter­net et four­nisseurs d’ap­pli­ca­tions en ligne. Les four­nisseurs d’ac­cès haut-débit réfléchissent à faire financer la qual­ité et la main­te­nance de leur infra­struc­ture par les four­nisseurs de ser­vices Inter­net (Google, Yahoo, eBay et autres) en échange d’un traite­ment priv­ilégié de leurs appli­ca­tions. La ques­tion de la « neu­tral­ité du réseau » est essen­tielle­ment économique mais s’y mêlent des aspects socié­taux et poli­tiques. En tout cas, elle est encore loin d’être résolue.

Conclusion

Même s’il est en retard par rap­port à l’Eu­rope ou à l’Asie sur cer­tains domaines, le marché télé­com améri­cain con­serve une influ­ence mon­di­ale : d’une part il dis­pose d’un dynamisme et d’une forte capac­ité d’in­no­va­tion, notam­ment dans le domaine des ser­vices avec la présence d’ac­teurs de portée mon­di­ale comme Google, Yahoo et eBay ; d’autre part, la taille des opéra­teurs ren­force leur poten­tiel : si elle est con­clue, la fusion entre AT&T et Bell­South don­nera nais­sance à un opéra­teur qui prévoit 121 mil­liards de dol­lars de chiffre d’af­faires en 2007.

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1. High Speed Down­link Pack­et Access : un ser­vice de don­nées mobile faisant par­tie du sys tème UMTS et per­me­t­tant des débits de 400 à 700 kb/s en pra­tique et jusqu’à 14,4 Mb/s en théorie.
2. Organ­isme de régu­la­tion des télé­coms aux ÉtatsUnis.

France Télé­com aux ÉtatsUnis
• Implan­té depuis 1979, coté au New York Stock Exchange depuis 1997.
• Une activ­ité de plus d’un mil­liard de dol­lars et de plus de 2 000 personnes.
• Activ­ités : réseaux pour entre­pris­es, out­sourc­ing, rela­tions interopéra­teurs, com­mu­ni­ca­tions satel­lites, recherche et développe­ment, fonds d’investissement.

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