Le Magnan une histoire de la table polytechnicienne


Qu’il soit appelé le Magnan ou le Réfec’, aimé ou décrié, fréquenté ou délaissé, tous les polytechniciens connaissent ce lieu emblématique, bien que souvent oublié, de la vie polytechnicienne. Retour sur son histoire mouvementée.
Lorsque fut décidée, en l’an XIII de la République, l’installation du casernement de l’École polytechnique, chaque détail fit l’objet d’un examen minutieux. L’alimentation des élèves n’a pas été laissée pour compte, loin de là : tout, jusqu’au choix du verre ou de la timbale pour les couverts, fut objet de débat. Il fallait nourrir les élèves avec rigueur et discipline, tout en assurant un service efficace. C’est dans ce cadre que se structura ce qui devient plus tard le Magnan, pivot du ravitaillement des polytechniciens.
Aux origines : un réfectoire militaire
Sous l’Empire et la Restauration, la nourriture servie aux élèves obéit aux exigences des institutions militaires. Trois repas cadencent la journée : un déjeuner frugal à base de pain, un dîner composé de soupe, viande bouillie, légumes et un verre de vin, enfin un souper simple. Si l’on en croit Auguste Comte en 1814, la qualité est jugée correcte « pour un établissement public », bien qu’elle ne rivalise pas avec celle de la cuisine familiale. Les repas se prennent à des tables de dix élèves, équipées de tiroirs contenant serviettes et couverts. Plus tard, ces tiroirs seront remplacés par des casiers. Les tables, en marbre, sont réparties sous les vastes voûtes du réfectoire, conférant au lieu une atmosphère solennelle et imposante.
Du réfec’ au Magnan
Dès le début du XIXe siècle, l’administration des vivres est confiée à un commis d’intendance, que les élèves surnomment « le Magnan ». L’origine du terme demeure incertaine : il pourrait dériver du nom d’un ancien pourvoyeur, Lemeignan, ou du terme provençal « magnan », désignant l’éleveur de vers à soie, par extension celui qui nourrit les élèves, surnommés « cocons ».
Ce Magnan devient rapidement une figure centrale, autant crainte que raillée. Lorsque le menu déçoit, le réfectoire résonne du cri « la tête au Magnan ! », une exclamation marquant la contestation des élèves. Les topos (petits messages rédigés par les élèves et placardés sur la planche aux topos) adressés à l’administration foisonnent, réclamant gigot froid, pommes sautées ou homard.
Certains sont restés célèbres, comme celui de Kerviler, qui obtint des pommes de terre nouvelles après une demande bien tournée. Le voici : « Jusques à quand verrons-nous donc les tubercules printaniers joncher les rues de Paris depuis la Madeleine jusqu’à la cité Doré (en passant par la rue Mouffetard) et éviter dans leur parcours la Grande École ? En d’autres termes, monsieur Lemeignan, quand les frites feront-elles place aux pommes de terre sautées dans le beurre ? » La cité Doré, également nommée villa des Chiffonniers, était un groupe d’habitations situé dans le quartier de la gare dans le 13e arrondissement de Paris, aujourd’hui disparu.
René Kerviler
René Kerviler (X1861, Ponts), ingénieur, archéologue et bibliographe, est l’auteur du Répertoire général de bio–bibliographie bretonne, une œuvre inachevée.
La modernisation du Magnan à la fin du XIXe siècle.
À la fin du XIXe siècle, les cuisines de l’École polytechnique connaissent une véritable modernisation, marquée par l’introduction de nouvelles techniques de cuisson et une attention accrue à l’équilibre alimentaire, afin de mieux répondre aux besoins des élèves. Situées sous le réfectoire, elles deviennent un élément clé de l’organisation du Magnan. La rôtisserie, dotée d’immenses cheminées, permet de cuire jusqu’à 80 poulets simultanément, tandis que le général Gallimard (1880−1883) fait installer un système de grilles innovant pour la friture, garantissant une production abondante de frites, un mets très apprécié des X.

Dès les débuts du Magnan, celles-ci s’imposent comme un incontournable de l’alimentation polytechnicienne. Jamais rassasiés, les X réclament sans cesse un « gigon » de frites, baptisé d’après le camarade Gigon, un élève de la promotion 1853 connu pour toujours demander un supplément du tubercule chéri. Certains poussent même la gourmandise à l’extrême en dégustant leurs frites brûlantes accompagnées de confiture de groseilles ou d’azeroles. Outre les frites, les saucisses occupent aussi une place de choix dans les traditions culinaires polytechniciennes. Suivant leur diamètre, elles sont surnommées « guytons » ou « bicquelleys », en référence à deux camarades aux physiques opposés : l’un petit et gras, l’autre maigre et élancé.
Quant au déjeuner du dimanche matin, il se distingue par un repas plus raffiné composé entre autres de bifteck, un privilège attribué à un legs de la veuve du savant Laplace, donnant ainsi naissance à l’expression bien connue du « bifteck Laplace ».
Un Magnan métamorphosé
Avec la modernisation de l’École et le déménagement à Palaiseau, le Magnan évolue. Le service militaire disparaissant, l’organisation du réfectoire se flexibilise. La table unique cède la place à un self-service. Les repas deviennent plus variés et l’on distingue aujourd’hui la cafétéria du Magnan-self. Si autrefois les élèves bataillaient pour améliorer leur ordinaire, ils collaborent désormais avec le Magnan pour animer la restauration : semaines à thème, repas régionaux, binets culinaires.
“Le rapport de force s’est mué en dialogue.”
Le Magnan demeure ainsi un pilier du quotidien polytechnicien, mais le rapport de force s’est mué en dialogue, témoignant de l’évolution des traditions et des mentalités au sein de l’École. Aujourd’hui encore, le Magnan reste une pierre angulaire de la vie polytechnicienne. En témoignent les innombrables traditions et mythes qui entourent ce lieu emblématique : Magnan tangente, le mystérieux Major Magnan, le redouté stage Magnan, le Magnan interdit de 11 h 58 et bien d’autres encore…
Ressources :
- Albert-Lévy et G. Pinet, L’argot de l’X : illustré par les X, Émile Testard, éditeur, Paris, 1894
- Gaston Claris, Notre École polytechnique, 1895
- WikiX article « Magnan », https://wikix.polytechnique.org/Magnan (consulté le 18/03/2025)
- École polytechnique, restauration et autres services, https://www.polytechnique.edu/campus/restauration-et-autres-services (consulté le 18/03/2025)