le réfectoire du magnan

Le Magnan une histoire de la table polytechnicienne

Dossier : Arts, lettres et sciencesMagazine N°805 Mai 2025
Par Alexandre JIAO (X23)
Par Brieux MADELINE-DEROU (X23)

Qu’il soit appe­lé le Magnan ou le Réfec’, aimé ou décrié, fré­quen­té ou délais­sé, tous les poly­tech­ni­ciens connaissent ce lieu emblé­ma­tique, bien que sou­vent oublié, de la vie poly­tech­ni­cienne. Retour sur son his­toire mouvementée.

Lorsque fut déci­dée, en l’an XIII de la Répu­blique, l’installation du caser­ne­ment de l’École poly­tech­nique, chaque détail fit l’objet d’un exa­men minu­tieux. L’alimentation des élèves n’a pas été lais­sée pour compte, loin de là : tout, jusqu’au choix du verre ou de la tim­bale pour les cou­verts, fut objet de débat. Il fal­lait nour­rir les élèves avec rigueur et dis­ci­pline, tout en assu­rant un ser­vice effi­cace. C’est dans ce cadre que se struc­tu­ra ce qui devient plus tard le Magnan, pivot du ravi­taille­ment des polytechniciens.

Aux origines : un réfectoire militaire

Sous l’Empire et la Res­tau­ra­tion, la nour­ri­ture ser­vie aux élèves obéit aux exi­gences des ins­ti­tu­tions mili­taires. Trois repas cadencent la jour­née : un déjeu­ner fru­gal à base de pain, un dîner com­po­sé de soupe, viande bouillie, légumes et un verre de vin, enfin un sou­per simple. Si l’on en croit Auguste Comte en 1814, la qua­li­té est jugée cor­recte « pour un éta­blis­se­ment public », bien qu’elle ne riva­lise pas avec celle de la cui­sine fami­liale. Les repas se prennent à des tables de dix élèves, équi­pées de tiroirs conte­nant ser­viettes et cou­verts. Plus tard, ces tiroirs seront rem­pla­cés par des casiers. Les tables, en marbre, sont répar­ties sous les vastes voûtes du réfec­toire, confé­rant au lieu une atmo­sphère solen­nelle et imposante.

Du réfec’ au Magnan

Dès le début du XIXe siècle, l’administration des vivres est confiée à un com­mis d’intendance, que les élèves sur­nomment « le Magnan ». L’origine du terme demeure incer­taine : il pour­rait déri­ver du nom d’un ancien pour­voyeur, Lemei­gnan, ou du terme pro­ven­çal « magnan », dési­gnant l’éleveur de vers à soie, par exten­sion celui qui nour­rit les élèves, sur­nom­més « cocons ».

Ce Magnan devient rapi­de­ment une figure cen­trale, autant crainte que raillée. Lorsque le menu déçoit, le réfec­toire résonne du cri « la tête au Magnan ! », une excla­ma­tion mar­quant la contes­ta­tion des élèves. Les topos (petits mes­sages rédi­gés par les élèves et pla­car­dés sur la planche aux topos) adres­sés à l’administration foi­sonnent, récla­mant gigot froid, pommes sau­tées ou homard.

Cer­tains sont res­tés célèbres, comme celui de Ker­vi­ler, qui obtint des pommes de terre nou­velles après une demande bien tour­née. Le voi­ci : « Jusques à quand ver­rons-nous donc les tuber­cules prin­ta­niers jon­cher les rues de Paris depuis la Made­leine jusqu’à la cité Doré (en pas­sant par la rue Mouf­fe­tard) et évi­ter dans leur par­cours la Grande École ? En d’autres termes, mon­sieur Lemei­gnan, quand les frites feront-elles place aux pommes de terre sau­tées dans le beurre ? » La cité Doré, éga­le­ment nom­mée vil­la des Chif­fon­niers, était un groupe d’habitations situé dans le quar­tier de la gare dans le 13e arron­dis­se­ment de Paris, aujourd’hui disparu.


René Kerviler

René Ker­vi­ler (X1861, Ponts), ingé­nieur, archéo­logue et biblio­graphe, est l’auteur du Réper­toire géné­ral de bio–bibliographie bre­tonne, une œuvre inachevée. 


La modernisation du Magnan à la fin du XIXe siècle.

À la fin du XIXe siècle, les cui­sines de l’École poly­tech­nique connaissent une véri­table moder­ni­sa­tion, mar­quée par l’introduction de nou­velles tech­niques de cuis­son et une atten­tion accrue à l’équilibre ali­men­taire, afin de mieux répondre aux besoins des élèves. Situées sous le réfec­toire, elles deviennent un élé­ment clé de l’organisation du Magnan. La rôtis­se­rie, dotée d’immenses che­mi­nées, per­met de cuire jusqu’à 80 pou­lets simul­ta­né­ment, tan­dis que le géné­ral Gal­li­mard (1880−1883) fait ins­tal­ler un sys­tème de grilles inno­vant pour la fri­ture, garan­tis­sant une pro­duc­tion abon­dante de frites, un mets très appré­cié des X.

Gravure du gigon de frites, Notre École polytechnique, Gaston Claris, 1895.
Gra­vure du gigon de frites, Notre École poly­tech­nique, Gas­ton Cla­ris, 1895.

Dès les débuts du Magnan, celles-ci s’imposent comme un incon­tour­nable de l’alimentation poly­technicienne. Jamais ras­sa­siés, les X réclament sans cesse un « gigon » de frites, bap­ti­sé d’après le cama­rade Gigon, un élève de la pro­mo­tion 1853 connu pour tou­jours deman­der un sup­plé­ment du tuber­cule ché­ri. Cer­tains poussent même la gour­man­dise à l’extrême en dégus­tant leurs frites brû­lantes accom­pa­gnées de confi­ture de gro­seilles ou d’azeroles. Outre les frites, les sau­cisses occupent aus­si une place de choix dans les tra­di­tions culi­naires poly­tech­ni­ciennes. Sui­vant leur dia­mètre, elles sont sur­nom­mées « guy­tons » ou « bic­quel­leys », en réfé­rence à deux cama­rades aux phy­siques oppo­sés : l’un petit et gras, l’autre maigre et élancé.

Quant au déjeu­ner du dimanche matin, il se dis­tingue par un repas plus raf­fi­né com­po­sé entre autres de bif­teck, un pri­vi­lège attri­bué à un legs de la veuve du savant Laplace, don­nant ain­si nais­sance à l’expression bien connue du « bif­teck Laplace ».

Un Magnan métamorphosé

Avec la moder­ni­sa­tion de l’École et le démé­na­ge­ment à Palai­seau, le Magnan évo­lue. Le ser­vice mili­taire dis­pa­rais­sant, l’organisation du réfec­toire se flexi­bi­lise. La table unique cède la place à un self-ser­vice. Les repas deviennent plus variés et l’on dis­tingue aujourd’hui la café­té­ria du Magnan-self. Si autre­fois les élèves bataillaient pour amé­lio­rer leur ordi­naire, ils col­la­borent désor­mais avec le Magnan pour ani­mer la res­tau­ra­tion : semaines à thème, repas régio­naux, binets culinaires.

“Le rapport de force s’est mué en dialogue.”

Le Magnan demeure ain­si un pilier du quo­ti­dien poly­tech­ni­cien, mais le rap­port de force s’est mué en dia­logue, témoi­gnant de l’évolution des tra­di­tions et des men­ta­li­tés au sein de l’École. Aujourd’hui encore, le Magnan reste une pierre angu­laire de la vie poly­tech­ni­cienne. En témoignent les innom­brables tra­di­tions et mythes qui entourent ce lieu emblé­ma­tique : Magnan tan­gente, le mys­té­rieux Major Magnan, le redou­té stage Magnan, le Magnan inter­dit de 11 h 58 et bien d’autres encore…


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