Art vs commerce. Audemars Piguet engage un dialogue avec la culture artistique à travers une série de collaborations, comme l’illustre ce garde-temps créé en partenariat avec l’artiste contemporain KAWS.

Le luxe, un monde de paradoxes

Dossier : Le luxe et ses paradoxesMagazine N°805 Mai 2025
Par François GROUILLER

Le sec­teur du luxe est un monde de para­doxes, et c’est ce qui fait son inté­rêt mais aus­si sa dif­fi­cul­té pour le mana­geur. Ce sec­teur, où la France excelle mon­dia­le­ment, génère des cen­taines de mil­liers d’emplois et repré­sente une part signi­fi­ca­tive des ventes mon­diales. Pour­tant, il doit sans cesse réin­ven­ter son équi­libre entre rare­té et dési­ra­bi­li­té de masse, tra­di­tion et inno­va­tion. Navi­guer dans cet uni­vers exige un lea­der­ship capable de jon­gler avec des ten­sions per­ma­nentes et de trans­for­mer les para­doxes en moteurs d’innovation. Les ingé­nieurs, avec leur pen­sée sys­té­mique, ont un rôle clé à jouer dans cette alchi­mie moderne, appor­tant finesse stra­té­gique et créa­ti­vi­té pour répondre aux défis contem­po­rains du luxe.

Le luxe ne m’a pas tou­jours fas­ci­né. Au début, je le voyais comme un jeu d’apparences, super­fi­ciel, jouant sur des cordes faciles de psy­cho­lo­gie col­lec­tive. Mais, au fil de mes mis­sions de conseil auprès de grandes mai­sons, j’ai appris à appré­cier la finesse de ses res­sorts – ou, devrais-je dire, la pré­ci­sion de ses cou­tures. Ce qui m’a sur­tout frap­pé, c’est la puis­sance des para­doxes qui le façonnent et lui donnent sa profondeur.


REPÈRES

  • La France, lea­der mon­dial : La France est le 1er acteur mon­dial de la mode et du luxe. 
  • Emplois dans le sec­teur : 615 600 emplois directs et indi­rects sont géné­rés par la filière. 
  • Impact mon­dial : 25 % des ventes mon­diales de luxe sont réa­li­sées par des entre­prises françaises. 
  • Postes à pour­voir : 20 000 postes manuels sont à pour­voir dans les ate­liers, notam­ment dans les domaines du cuir, de la maro­qui­ne­rie, de la haute cou­ture, de la joaille­rie et de l’horlogerie.
  • Attrac­ti­vi­té pour les étu­diants : le luxe est le 5e sec­teur pré­fé­ré sur 49 par les étu­diants en écoles de com­merce (Uni­ver­sum 2021). 

Les paradoxes au cœur du luxe

Le luxe est un équi­libre instable. Il doit être rare, mais il doit aus­si faire rêver un grand nombre. Il se veut intem­po­rel, mais ne peut igno­rer le mou­ve­ment des époques et l’air du temps. Aspi­ra­tion­nel, il écha­faude des fan­tasmes, mais doit ancrer ces pro­jec­tions dans des récits qui honorent l’authenticité et les savoir-faire. Cette ten­sion est brillam­ment cap­tu­rée dans une phrase que j’ai enten­due au sein d’une grande mai­son il y a une dizaine d’années : A dream for eve­ryone ; a rea­li­ty for a few. Cette for­mule, bien qu’ayant per­du un peu de sa moder­ni­té, conti­nue d’expliquer com­ment le luxe conjugue l’exceptionnel et l’universel.

La liste des para­doxes au cœur du luxe, déjà longue, ne cesse de s’étendre, au rythme des nou­veaux enjeux socié­taux. Com­ment, par exemple, conju­guer les poten­tia­li­tés infi­nies de l’intelligence arti­fi­cielle avec la sacra­li­té du geste créa­tif ? Com­ment, à l’ère de l’urgence cli­ma­tique, repen­ser un modèle qui a célé­bré l’excès, afin de mieux conci­lier l’élan du désir avec un indis­pen­sable esprit de modé­ra­tion ? Ces contra­dic­tions imposent une réin­ven­tion per­ma­nente, et c’est pré­ci­sé­ment ce mou­ve­ment qui rend le luxe irrésistible.

Être le chef d’orchestre de ces ten­sions exige une vision auda­cieuse et une capa­ci­té à arbi­trer avec jus­tesse, mais aus­si une com­pré­hen­sion fine de la mai­son dans sa dimen­sion d’élas­ti­ci­té – cette capa­ci­té à absor­ber les ten­sions tout en pré­ser­vant son inté­gri­té et son essence.


Les grands paradoxes du luxe

  • Dési­ra­bi­li­té vs responsabilité
  • Exclu­si­vi­té vs accessibilité
  • Rare­té vs volume 
  • Tra­di­tion vs disruption
  • Intem­po­ra­li­té vs air du temps
  • Art vs commerce
  • Rêve vs authenticité 
  • Qua­li­té vs scalabilité
  • Pro­duit vs expérience
  • Cool vs prestige
  • Cadre glo­bal vs per­ti­nence locale
  • Émo­tion vs rationalité

Tradition vs modernité. Une Bugatti Brescia T23 16 Valvole originale de 1923 au concours d’élégance international de Saint-Moritz, sponsorisé par Loro Piana.
Tra­di­tion vs moder­ni­té. Une Bugat­ti Bres­cia T23 16 Val­vole ori­gi­nale de 1923 au concours d’élégance inter­na­tio­nal de Saint-Moritz, spon­so­ri­sé par Loro Piana.

Un leadership de l’entre-deux

Ayant eu le pri­vi­lège d’accompagner des diri­geants de groupes de luxe, mais aus­si d’industries aus­si dif­fé­rentes que la finance ou la tech, j’ai pu obser­ver les dyna­miques propres à chaque sec­teur. Ce que j’ai consta­té, c’est que le luxe requiert un lea­der­ship d’un genre par­ti­cu­lier, un art de navi­guer dans l’entre-deux. Car il ne s’agit pas de cher­cher à éli­mi­ner les ten­sions, mais plu­tôt de les orches­trer dyna­mi­que­ment, les équi­li­brer, les séquen­cer, sou­vent même de les struc­tu­rer dans son orga­ni­sa­tion pour s’assurer qu’elles s’expriment pleinement.

Là où les indus­tries comme les FMCG (fast-moving consu­mer goods) fonc­tionnent dans un envi­ron­ne­ment rela­ti­ve­ment linéaire, le luxe, lui, évo­lue dans une dyna­mique où les incen­tives sont tou­jours légè­re­ment désa­li­gnés. Pre­nons le cas concret d’une marque à la mode. Le client, d’un côté, veut affi­cher qu’il com­prend et appré­cie l’univers de la marque. Il cherche à se signa­ler auprès de son entou­rage. Cette quête de recon­nais­sance exerce une pres­sion sur les pro­duits les plus bran­dés – un tee-shirt arbo­rant un logo, par exemple – qui offrent une vali­da­tion sur inves­tis­se­ment immé­diate et évidente.

La marque, cepen­dant, a des impé­ra­tifs dif­fé­rents. Pour pré­ser­ver sa per­ti­nence à long terme, elle doit pous­ser des pro­duits moins évi­dents, plus démons­tra­tifs de sa maî­trise arti­sa­nale. Elle sait qu’inonder le mar­ché de pro­duits à logo pour­rait rapi­de­ment diluer son aura. Entre ces deux inté­rêts se trouve un troi­sième acteur : les ven­deurs en bou­tique, sou­vent inté­res­sés sur le volume des tran­sac­tions. Leur ten­dance natu­relle est de pri­vi­lé­gier les ventes rapides et faciles, plu­tôt que d’orienter les clients vers des pro­duits plus raffinés.

Accueillir le paradoxe

Le lea­der doit alors jon­gler avec ces inté­rêts diver­gents. Pris en étau entre les gains à court terme et la construc­tion d’une dési­ra­bi­li­té durable, il doit ajus­ter en per­ma­nence les allo­ca­tions de pro­duits et mettre en place des méca­nismes d’incitation encou­ra­geant les bou­tiques à édu­quer leurs clients. L’objectif ? Trans­for­mer ces « chas­seurs de logo » en clients fidèles et connais­seurs, pro­fon­dé­ment atta­chés à l’univers de la marque. C’est ce type de pro­blé­ma­tique qui rend la ges­tion des mai­sons de luxe si sin­gu­lière et passionnante.

Dans son Post-scrip­tum aux Miettes phi­lo­so­phiques, Kier­ke­gaard écrit que « le para­doxe est la pas­sion de la pen­sée, et le pen­seur sans para­doxe est comme l’amoureux sans pas­sion : un médiocre ». Accueillir le para­doxe a donc comme avan­tage de nous obli­ger à défier l’évidence pre­mière ou le thin­king as usual, et exige une cer­taine gour­man­dise pour le dépas­se­ment intel­lec­tuel. Et c’est pré­ci­sé­ment là que les ingé­nieurs, avec leur pen­sée sys­té­mique et leur capa­ci­té à relier des dimen­sions com­plexes, peuvent jouer un rôle essentiel.

Les ingénieurs comme alchimistes modernes

Les para­doxes du luxe peuvent dérou­ter des talents issus de sec­teurs plus linéaires, mais les ingé­nieurs – en tout cas ceux qui ne sont pas aller­giques à l’ambiguïté – ont un rôle essen­tiel à jouer. Alchi­mistes modernes, ils peuvent contri­buer à trans­for­mer la longue liste des para­doxes du luxe en moteurs d’innovation.

Ce n’est pas un hasard si ces pro­fils apportent déjà des contri­bu­tions déci­sives dans des rôles tech­niques comme la sup­ply chain, l’industriel et l’IA, mais aus­si dans des posi­tions stra­té­giques et créa­tives. Pour­tant, lorsqu’on inter­roge les étu­diants des meilleures écoles d’ingénieurs fran­çaises, beau­coup hésitent encore à envi­sa­ger une car­rière dans le luxe. Une étude Uni­ver­sum 2022 révèle que LVMH, pre­mière entre­prise du sec­teur à être men­tion­née, n’arrive qu’en 16e posi­tion des employeurs idéaux, loin der­rière Google, EDF, Air­bus ou Apple.

Lors d’entretiens qua­li­ta­tifs menés en sep­tembre 2023, nous avons consta­té que ces jeunes per­çoivent sou­vent le luxe comme un sec­teur « enfer­mant », limi­tant leur évo­lu­tion vers d’autres indus­tries. Pour­quoi le luxe, si puis­sant à créer du désir auprès des clients, peine-t-il à séduire les meilleurs talents ? Il est temps de cla­ri­fier la pro­po­si­tion de valeur des grandes mai­sons. Loin d’être des temples de super­fi­cia­li­té, elles sont sur­tout de véri­tables écoles où l’on cultive une com­pé­tence rare et essen­tielle dans un monde de com­plexi­té expo­nen­tielle : la finesse stratégique.

Accessibilité vs rareté. Hermès plafonne généralement la croissance du volume de la production de maroquinerie à environ 7 % par an, mais prévoit d’ouvrir un nouvel atelier de 6 000 m² en Gironde.
Acces­si­bi­li­té vs rare­té. Her­mès pla­fonne géné­ra­le­ment la crois­sance du volume de la pro­duc­tion de maro­qui­ne­rie à envi­ron 7 % par an, mais pré­voit d’ouvrir un nou­vel ate­lier de 6 000 m² en Gironde.

Du plaisir à créer du désir

Cette finesse ne se limite pas à la dimen­sion com­mer­ciale. Le luxe est avant tout une affaire humaine, car son maté­riau prin­ci­pal, ne l’oublions pas, c’est le désir – celui de nous affir­mer, pour nous-mêmes et dans les yeux des autres. Dési­rer le luxe, c’est aspi­rer à ce qui nous dépasse. Der­rière cette aspi­ra­tion se cache un art sub­til : celui de navi­guer entre rigueur ana­ly­tique et intui­tions créatives.

Deve­nir l’ingénieur de ce désir, c’est aus­si avoir la capa­ci­té de créer une valeur qui trans­cende le fonc­tion­nel, qui touche à l’éternité, au Beau, et qui résonne avec nos émo­tions les plus pro­fondes. Navi­guer dans ces zones grises exige beau­coup de matière grise. Et c’est exac­te­ment ce que les métiers du luxe peuvent offrir : un espace où les esprits à l’aise avec la com­plexi­té trouvent un plai­sir unique à dépas­ser leurs limites et à cher­cher, dans un monde de ten­sions, des équi­libres tou­jours plus désirables.


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