Le luxe, ou comment être utile sans être nécessaire
Le secteur du luxe, qui a mauvaise presse dans une partie du monde intellectuel, a pourtant des vertus qu’il convient de ne pas oublier avant de porter un jugement moral sur lui. Oublions les critères esthétiques ou hédonistes : le luxe est profondément redistributif. Il transfère à la collectivité des agents économiques nationaux, qui ne sont en moyenne pas particulièrement fortunés, des ressources provenant de clients qui le sont, qui paient de manière volontaire et qui en outre sont souvent étrangers. C’est un peu ce que fait, de façon plus douloureuse, un impôt… En outre, si le secteur doit faire et fait effectivement des efforts pour réduire son empreinte environnementale, la qualité et la durabilité de ses produits leur confèrent un coût environnemental bien inférieur à celui des produits courants.
Les secteurs de l’économie portent en général le nom de ce qu’ils produisent. On parle d’industries automobile, textile, agroalimentaire, de l’hôtellerie… Le secteur du luxe est en ce sens singulier, puisque son nom ne donne pas d’indication sur ce qu’est le produit. Ce peut être une automobile, un vêtement, un produit de bouche ou une prestation hôtelière, entre autres. Le nom informe seulement sur une de ses caractéristiques : il est « luxueux ».
Où commence le luxe ?
Si le luxe est un concept très subjectif, les produits de luxe ont tous deux points communs. Ils ont, bien sûr, de la valeur. Ce qui n’a pas de valeur n’est pas luxueux. Cependant, la valeur ne suffit pas. Le nécessaire, l’indispensable, le strict utilitaire, ont indéniablement de la valeur. Mais ce n’est pas un luxe. Pour être luxueux, le produit doit transcender la simple fonction. Il peut, bien sûr, être utile. Mais il doit aussi être beau, qualitatif, précieux, désirable, aspirationnel… et éventuellement tout cela à la fois. En tout cas, sa valeur doit dépasser celle de sa stricte utilité pratique. En d’autres termes, ce qui fait les produits de luxe, c’est la part de non-nécessaire, souvent immatérielle, qui s’ajoute à leur fonction.
Partant de là, il serait tentant de conclure à l’inutilité sociale, à la futilité d’une industrie qui mobilise des ressources pour produire essentiellement de l’intangible, du subjectif, du superflu. Ce serait, d’abord, nier l’indéniable valeur de ce qui n’est pas nécessaire. L’utilité de l’inutile. Qui aspire à un monde sans art, sans culture, sans savoir, sans beauté ? Mais ce serait aussi ignorer une autre contribution, très concrète et tangible, de l’industrie du luxe. Qui ne dérive pas, comme pour la plupart des autres industries, principalement des qualités et fonctions des produits qu’elle met à disposition de la société. Mais plutôt de sa capacité, en tant que système, à orchestrer un système de redistribution de richesses remarquablement efficace.
Un système de redistribution efficace
Toutes les industries transfèrent de la richesse de leurs clients ou financeurs vers leurs fournisseurs, employés, actionnaires. Mais, au jeu de la redistribution, les maisons de luxe sont singulièrement performantes pour plusieurs raisons fondamentales. À l’inverse de l’agroalimentaire, la pharmacie, l’automobile ou l’énergie par exemple, qui sont, pour beaucoup de leurs clients, des dépenses contraintes, les produits de luxe relèvent de dépenses purement discrétionnaires. Les clients y consacrent une partie de leur budget qu’ils choisissent librement, sans grever leur capacité à subvenir à leurs besoins de base. Les produits de luxe étant aussi, par construction, onéreux, la clientèle est très majoritairement constituée de gens aisés, voire fortunés. Le secteur du luxe, qui est par ailleurs peu subventionné par la puissance publique, tire donc ses revenus exclusivement de clients du monde entier, plutôt riches et parfaitement consentants. Dans les faits, ces ressources sont intégralement redistribuées par trois canaux principaux.
Les salariés du secteur
D’abord, pour la plus grande partie, sous forme de salaires rémunérant le travail des acteurs de la filière, salariés des maisons de luxe ou de leurs fournisseurs et partenaires. Ils sont bien sûr, en moyenne, moins riches que les clients. Ils sont vendeurs dans les boutiques, employés et cadres dans les bureaux, artisans dans les manufactures. Parmi eux, des dizaines de milliers travaillant, pour la plupart en France et en Europe, dans des domaines et bassins d’emploi qui ont fortement souffert des délocalisations et qui ne doivent leur dynamisme et parfois leur survie qu’au succès des marques de luxe, seules à même de justifier et faire payer par leurs clients la qualité et le coût du made in Europe.
Certains exercent des professions dont les savoir-faire seraient obsolètes et auraient disparu si les maisons de luxe n’avaient su entretenir ou parfois même créer la demande. Les salaires de ces emplois directs et indirects font vivre des centaines de milliers de foyers en France et revitalisent des territoires entiers.
Les impôts et les fondations
Ensuite, sous forme de taxes et impôts divers, dont les impôts sur les sociétés, taxes sur la valeur ajoutée ou taxes de vente, ce qui revient à des contributions directes aux systèmes de redistribution des États dans lesquels les maisons de luxe opèrent. Les activités non commerciales, comme le mécénat et le financement de fondations dédiées à l’art ou la philanthropie, auxquelles les marques et groupes de luxe consacrent des montants significatifs, sont un autre mécanisme de redistribution. Ce faisant, ils joignent leurs efforts à ceux de la puissance publique pour soutenir les mondes de l’art, de la culture ou des causes d’intérêt général. Dans leur propre intérêt, qui concourt en l’occurrence avec celui de la communauté.
Les financeurs
La dernière partie est la rémunération du capital des actionnaires et financeurs des entreprises de la chaîne de valeur. Si l’on peut débattre du caractère redistributif de ce flux dans la mesure où les bénéficiaires sont, pour partie, fortunés (ce n’est évidemment pas vrai de tous), on notera que les dividendes constituent, dans le cas spécifique du luxe, un transfert depuis des clients eux aussi plutôt riches et surtout parfaitement consentants. Auquel il est donc difficile de trouver à redire.
Surtout quand cette partie, qui représente typiquement autour d’un dixième des montants versés par les clients, en rétribuant une contribution réelle et essentielle au développement de la filière pérennise l’existence d’un système qui redistribue les neuf dixièmes restants. En tout état de cause, il est clair que la très grande majorité de la valeur créée par les entreprises du luxe est transférée vers des bénéficiaires ultimes qui sont en moyenne moins riches que les clients.
Une réduction des inégalités
Il n’est donc pas absurde de dire que l’activité du secteur du luxe contribue à la réduction des inégalités. De plus, cette valeur, captée principalement auprès de clientèles étrangères, est très largement redistribuée dans les pays européens, berceaux historiques du luxe. Au premier rang desquels la France, mais aussi la Suisse et l’Italie, qui hébergent une grande partie des sièges et des activités de création et de production des plus grandes marques mondiales. Ainsi, le secteur contribue fortement au solde de leurs balances commerciales et au renforcement de leurs économies.
De l’avantage de la valeur immatérielle
On l’a dit, la plus grande partie de la valeur des produits de luxe ne découle pas, par définition, de leur stricte fonction. En pratique, cette valeur est souvent très largement immatérielle, dérivée d’éléments subjectifs propres au produit, comme son design, sa beauté, ou hérités de l’image et de la réputation de la maison qui les commercialise. Ces éléments sont à la fois le facteur de différenciation permettant d’attirer les clients et le principal levier de profitabilité en permettant de justifier les prix élevés. Cela fait de l’image de marque, au centre d’entre eux, l’actif principal des maisons de luxe.
“Aligner les intérêts et donc les actions des maisons de luxe avec ceux de la collectivité.”
Sa sauvegarde et son développement sont donc une priorité absolue. Cela contribue à aligner les intérêts et donc les actions des maisons de luxe avec ceux de la collectivité, en les poussant, indépendamment du contexte réglementaire ou des convictions personnelles de leurs dirigeants, à être exemplaires sur toutes les dimensions de leurs activités. Elles sont donc fondamentalement incitées à réduire autant que possible leurs externalités négatives, tant sociales qu’environnementales.
Les externalités négatives
La principale externalité négative est bien sûr l’impact environnemental. Les produits de luxe restent largement des produits physiques, fabriqués par transformation de ressources naturelles donc avec un impact sur l’environnement. Si elle est clairement loin d’être parfaite sur ce plan, l’industrie a cependant plusieurs avantages clés. Prenons l’exemple d’un article de maroquinerie.
La production d’un sac à main de luxe nécessitera, en ordre de grandeur, la même quantité de ressources naturelles qu’un sac à main classique, pour une fonctionnalité équivalente. Mais une partie importante de la valeur ajoutée de production aura été réalisée dans des pays dans lesquels le cadre normatif et réglementaire est exigeant, ce qui contribue à minimiser l’impact de la fabrication.
La qualité et la gestion de l’après-vente étant des éléments déterminants de la promesse des marques de luxe, sa durée de vie utile sera vraisemblablement supérieure, réduisant l’impact sur le cycle de vie complet d’un article. Si l’impact environnemental du produit sur son cycle de vie sera, tout bien considéré, probablement équivalent, le prix de vente du sac de luxe sera – lui – très nettement supérieur, porté par la part de valeur immatérielle. L’impact environnemental ramené à la valeur sera donc significativement inférieur. Il en résulte deux choses.
L’impact environnemental
Si l’on se place du point de vue du client d’une part. Pour ceux qui raisonnent à budget constant, acheter des produits de luxe, plus onéreux, revient à en acheter un nombre inférieur. Et donc à limiter l’impact environnemental de cette dépense discrétionnaire. Pour le dire autrement, il est nettement préférable pour l’environnement qu’un client achète, pour le même prix, une paire de chaussures de luxe plutôt que cinq ou dix paires issues de la fast fashion. Si l’on se place du point de vue du système redistributif, d’autre part. À niveau d’impact environnemental équivalent, le niveau d’activité économique généré par les produits de luxe, et donc les montants redistribués, sont nettement supérieurs à l’ensemble des autres industries.
L’horlogerie est à ce titre un exemple paroxystique. Les maisons horlogères, fortes de leur image, technicité et créativité, savent transformer quelques dizaines de grammes d’acier, laiton et autres matières courantes (par ailleurs largement recyclables) en montres mécaniques pouvant facilement atteindre des prix en milliers d’euros. Une montre mécanique en acier contient donc en ordre de grandeur mille à dix mille fois plus de valeur par gramme de matière qu’une automobile.
Cette forme d’efficacité relative n’empêche pas le secteur d’avoir un impact environnemental absolu significatif. Sa réduction doit être une priorité pour le secteur afin de garantir la pérennité de son développement dans un monde où les contraintes environnementales et la tension sur la disponibilité des ressources et donc leur utilisation iront croissant. Des leviers existent et, on l’a dit, les maisons de luxe sont non seulement fortement incitées à s’occuper du sujet, mais encore jouissent aussi d’une profitabilité souvent confortable, qui leur en donne en général les moyens financiers.
Le luxe serait-il un impôt ?
La filière du luxe opère donc un système de redistribution de richesses, prélevées exclusivement auprès de clients consentants, dans le monde entier, pour les redistribuer largement sous forme de salaires, taxes, impôts, dividendes et autres contributions, majoritairement en France et en Europe.
En tant que système redistributif, on peut dans une certaine mesure assimiler le luxe à un impôt. Fortement progressif, car il ne prélève que du revenu discrétionnaire de ménages aisés. Extraterritorial, puisque collecté dans le monde entier. Efficace, puisque redistribuant la très grande majorité de la valeur collectée. Générant, relativement aux autres activités économiques, peu d’externalités négatives et de nombreuses externalités positives. Mais surtout bénéficiant d’un niveau de consentement inégalé, puisque les « contribuables », plus qu’y consentir, s’y soumettent volontairement, poussés par l’amour du beau et le désir de différenciation.
Il est vrai qu’en rétribution de leurs versements, en lieu et place d’un récépissé de l’administration fiscale, ils reçoivent un objet beau et qualitatif, qu’ils ont choisi et dont ils pourront faire un usage à long terme.
Dans cette vision, la créativité et la capacité à faire rêver des maisons de luxe constituent le moteur qui fait tourner le système de redistribution, tandis que le produit lui-même, au centre de tout, incarne la valeur et joue le rôle de vecteur physique. L’ensemble bénéficiant finalement très largement à la société, c’est une belle illustration de l’utilité du non-nécessaire.
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