Le luxe, ou comment être utile sans être nécessaire

Dossier : Le luxe et ses paradoxesMagazine N°805 Mai 2025

Le sec­teur du luxe, qui a mau­vaise presse dans une par­tie du monde intel­lec­tuel, a pour­tant des ver­tus qu’il convient de ne pas oublier avant de por­ter un juge­ment moral sur lui. Oublions les cri­tères esthé­tiques ou hédo­nistes : le luxe est pro­fon­dé­ment redis­tri­bu­tif. Il trans­fère à la col­lec­ti­vi­té des agents éco­no­miques natio­naux, qui ne sont en moyenne pas par­ti­cu­liè­re­ment for­tu­nés, des res­sources pro­ve­nant de clients qui le sont, qui paient de manière volon­taire et qui en outre sont sou­vent étran­gers. C’est un peu ce que fait, de façon plus dou­lou­reuse, un impôt… En outre, si le sec­teur doit faire et fait effec­ti­ve­ment des efforts pour réduire son empreinte envi­ron­ne­men­tale, la qua­li­té et la dura­bi­li­té de ses pro­duits leur confèrent un coût envi­ron­ne­men­tal bien infé­rieur à celui des pro­duits courants.

Les sec­teurs de l’économie portent en géné­ral le nom de ce qu’ils pro­duisent. On parle d’industries auto­mo­bile, tex­tile, agroa­li­men­taire, de l’hôtel­lerie… Le sec­teur du luxe est en ce sens sin­gu­lier, puisque son nom ne donne pas d’indication sur ce qu’est le pro­duit. Ce peut être une auto­mo­bile, un vête­ment, un pro­duit de bouche ou une pres­ta­tion hôte­lière, entre autres. Le nom informe seule­ment sur une de ses carac­té­ris­tiques : il est « luxueux ».

Où commence le luxe ?

Si le luxe est un concept très sub­jec­tif, les pro­duits de luxe ont tous deux points com­muns. Ils ont, bien sûr, de la valeur. Ce qui n’a pas de valeur n’est pas luxueux. Cepen­dant, la valeur ne suf­fit pas. Le néces­saire, l’indispensable, le strict uti­li­taire, ont indéniable­ment de la valeur. Mais ce n’est pas un luxe. Pour être luxueux, le pro­duit doit trans­cen­der la simple fonc­tion. Il peut, bien sûr, être utile. Mais il doit aus­si être beau, qua­li­ta­tif, pré­cieux, dési­rable, aspi­ra­tion­nel… et éven­tuel­le­ment tout cela à la fois. En tout cas, sa valeur doit dépas­ser celle de sa stricte uti­li­té pra­tique. En d’autres termes, ce qui fait les pro­duits de luxe, c’est la part de non-néces­saire, sou­vent imma­té­rielle, qui s’ajoute à leur fonction.

Par­tant de là, il serait ten­tant de conclure à l’inutilité sociale, à la futi­li­té d’une indus­trie qui mobi­lise des res­sources pour pro­duire essen­tiel­le­ment de l’intangible, du sub­jec­tif, du super­flu. Ce serait, d’abord, nier l’indéniable valeur de ce qui n’est pas néces­saire. L’utilité de l’inutile. Qui aspire à un monde sans art, sans culture, sans savoir, sans beau­té ? Mais ce serait aus­si igno­rer une autre contri­bu­tion, très concrète et tan­gible, de l’industrie du luxe. Qui ne dérive pas, comme pour la plu­part des autres indus­tries, prin­ci­pa­le­ment des qua­li­tés et fonc­tions des pro­duits qu’elle met à dis­po­si­tion de la socié­té. Mais plu­tôt de sa capa­ci­té, en tant que sys­tème, à orches­trer un sys­tème de redis­tri­bu­tion de richesses remar­qua­ble­ment efficace.

Un système de redistribution efficace

Toutes les indus­tries trans­fèrent de la richesse de leurs clients ou finan­ceurs vers leurs four­nis­seurs, employés, action­naires. Mais, au jeu de la redis­tri­bu­tion, les mai­sons de luxe sont sin­gu­liè­re­ment per­for­mantes pour plu­sieurs rai­sons fon­da­men­tales. À l’inverse de l’agroalimentaire, la phar­ma­cie, l’automobile ou l’énergie par exemple, qui sont, pour beau­coup de leurs clients, des dépenses contraintes, les pro­duits de luxe relèvent de dépenses pure­ment dis­cré­tion­naires. Les clients y consacrent une par­tie de leur bud­get qu’ils choi­sissent libre­ment, sans gre­ver leur capa­ci­té à sub­ve­nir à leurs besoins de base. Les pro­duits de luxe étant aus­si, par construc­tion, oné­reux, la clien­tèle est très majo­ri­tai­re­ment consti­tuée de gens aisés, voire for­tu­nés. Le sec­teur du luxe, qui est par ailleurs peu sub­ven­tion­né par la puis­sance publique, tire donc ses reve­nus exclu­si­ve­ment de clients du monde entier, plu­tôt riches et par­fai­te­ment consen­tants. Dans les faits, ces res­sources sont inté­gra­le­ment redis­tri­buées par trois canaux principaux.

Les salariés du secteur

D’abord, pour la plus grande par­tie, sous forme de salaires rému­né­rant le tra­vail des acteurs de la filière, sala­riés des mai­sons de luxe ou de leurs four­nis­seurs et par­te­naires. Ils sont bien sûr, en moyenne, moins riches que les clients. Ils sont ven­deurs dans les bou­tiques, employés et cadres dans les bureaux, arti­sans dans les manu­fac­tures. Par­mi eux, des dizaines de mil­liers tra­vaillant, pour la plu­part en France et en Europe, dans des domaines et bas­sins d’emploi qui ont for­te­ment souf­fert des délo­ca­li­sa­tions et qui ne doivent leur dyna­misme et par­fois leur sur­vie qu’au suc­cès des marques de luxe, seules à même de jus­ti­fier et faire payer par leurs clients la qua­li­té et le coût du made in Europe.

Cer­tains exercent des pro­fes­sions dont les savoir-faire seraient obso­lètes et auraient dis­pa­ru si les mai­sons de luxe n’avaient su entre­te­nir ou par­fois même créer la demande. Les salaires de ces emplois directs et indi­rects font vivre des cen­taines de mil­liers de foyers en France et revi­ta­lisent des ter­ri­toires entiers.

Les impôts et les fondations

Ensuite, sous forme de taxes et impôts divers, dont les impôts sur les socié­tés, taxes sur la valeur ajou­tée ou taxes de vente, ce qui revient à des contri­bu­tions directes aux sys­tèmes de redis­tri­bu­tion des États dans les­quels les mai­sons de luxe opèrent. Les acti­vi­tés non com­mer­ciales, comme le mécé­nat et le finan­ce­ment de fon­da­tions dédiées à l’art ou la phi­lan­thro­pie, aux­quelles les marques et groupes de luxe consacrent des mon­tants signi­fi­ca­tifs, sont un autre méca­nisme de redis­tri­bu­tion. Ce fai­sant, ils joignent leurs efforts à ceux de la puis­sance publique pour sou­te­nir les mondes de l’art, de la culture ou des causes d’intérêt géné­ral. Dans leur propre inté­rêt, qui concourt en l’occurrence avec celui de la communauté.

Les financeurs

La der­nière par­tie est la rému­né­ra­tion du capi­tal des action­naires et finan­ceurs des entre­prises de la chaîne de valeur. Si l’on peut débattre du carac­tère redis­tri­bu­tif de ce flux dans la mesure où les béné­fi­ciaires sont, pour par­tie, for­tu­nés (ce n’est évi­dem­ment pas vrai de tous), on note­ra que les divi­dendes consti­tuent, dans le cas spé­ci­fique du luxe, un trans­fert depuis des clients eux aus­si plu­tôt riches et sur­tout par­fai­te­ment consen­tants. Auquel il est donc dif­fi­cile de trou­ver à redire. 

Sur­tout quand cette par­tie, qui repré­sente typi­que­ment autour d’un dixième des mon­tants ver­sés par les clients, en rétri­buant une contri­bu­tion réelle et essen­tielle au déve­lop­pe­ment de la filière péren­nise l’existence d’un sys­tème qui redis­tri­bue les neuf dixièmes res­tants. En tout état de cause, il est clair que la très grande majo­ri­té de la valeur créée par les entre­prises du luxe est trans­fé­rée vers des béné­fi­ciaires ultimes qui sont en moyenne moins riches que les clients.

Une réduction des inégalités

Il n’est donc pas absurde de dire que l’activité du sec­teur du luxe contri­bue à la réduc­tion des inéga­li­tés. De plus, cette valeur, cap­tée prin­ci­pa­le­ment auprès de clien­tèles étran­gères, est très lar­ge­ment redis­tri­buée dans les pays euro­péens, ber­ceaux his­to­riques du luxe. Au pre­mier rang des­quels la France, mais aus­si la Suisse et l’Italie, qui hébergent une grande par­tie des sièges et des acti­vi­tés de créa­tion et de pro­duc­tion des plus grandes marques mon­diales. Ain­si, le sec­teur contri­bue for­te­ment au solde de leurs balances com­mer­ciales et au ren­for­ce­ment de leurs économies.

De l’avantage de la valeur immatérielle

On l’a dit, la plus grande par­tie de la valeur des pro­duits de luxe ne découle pas, par défi­ni­tion, de leur stricte fonc­tion. En pra­tique, cette valeur est sou­vent très lar­ge­ment imma­té­rielle, déri­vée d’éléments sub­jec­tifs propres au pro­duit, comme son desi­gn, sa beau­té, ou héri­tés de l’image et de la répu­ta­tion de la mai­son qui les com­mer­cia­lise. Ces élé­ments sont à la fois le fac­teur de dif­fé­ren­cia­tion per­met­tant d’attirer les clients et le prin­ci­pal levier de pro­fi­ta­bi­li­té en per­met­tant de jus­ti­fier les prix éle­vés. Cela fait de l’image de marque, au centre d’entre eux, l’actif prin­ci­pal des mai­sons de luxe.

“Aligner les intérêts et donc les actions des maisons de luxe avec ceux de la collectivité.”

Sa sau­ve­garde et son déve­lop­pe­ment sont donc une prio­ri­té abso­lue. Cela contri­bue à ali­gner les inté­rêts et donc les actions des mai­sons de luxe avec ceux de la col­lec­ti­vi­té, en les pous­sant, indé­pen­dam­ment du contexte régle­men­taire ou des convic­tions per­son­nelles de leurs diri­geants, à être exem­plaires sur toutes les dimen­sions de leurs acti­vi­tés. Elles sont donc fonda­mentalement inci­tées à réduire autant que pos­sible leurs exter­na­li­tés néga­tives, tant sociales qu’environ­nementales.

Les externalités négatives

La prin­ci­pale exter­na­li­té néga­tive est bien sûr l’impact envi­ron­ne­men­tal. Les pro­duits de luxe res­tent lar­ge­ment des pro­duits phy­siques, fabri­qués par trans­for­ma­tion de res­sources natu­relles donc avec un impact sur l’environnement. Si elle est clai­re­ment loin d’être par­faite sur ce plan, l’industrie a cepen­dant plu­sieurs avan­tages clés. Pre­nons l’exemple d’un article de maroquinerie.

La pro­duc­tion d’un sac à main de luxe néces­si­te­ra, en ordre de gran­deur, la même quan­ti­té de res­sources natu­relles qu’un sac à main clas­sique, pour une fonc­tion­na­li­té équi­va­lente. Mais une par­tie impor­tante de la valeur ajou­tée de pro­duc­tion aura été réa­li­sée dans des pays dans les­quels le cadre nor­ma­tif et régle­men­taire est exi­geant, ce qui contri­bue à mini­mi­ser l’impact de la fabrication.

La qua­li­té et la ges­tion de l’après-vente étant des élé­ments déter­mi­nants de la pro­messe des marques de luxe, sa durée de vie utile sera vrai­sem­bla­ble­ment supé­rieure, rédui­sant l’impact sur le cycle de vie com­plet d’un article. Si l’impact envi­ron­ne­men­tal du pro­duit sur son cycle de vie sera, tout bien consi­dé­ré, pro­ba­ble­ment équi­valent, le prix de vente du sac de luxe sera – lui – très net­te­ment supé­rieur, por­té par la part de valeur imma­té­rielle. L’impact envi­ron­ne­men­tal rame­né à la valeur sera donc signi­fi­ca­ti­ve­ment infé­rieur. Il en résulte deux choses.

L’impact environnemental

Si l’on se place du point de vue du client d’une part. Pour ceux qui rai­sonnent à bud­get constant, ache­ter des pro­duits de luxe, plus oné­reux, revient à en ache­ter un nombre infé­rieur. Et donc à limi­ter l’impact envi­ron­ne­men­tal de cette dépense dis­cré­tion­naire. Pour le dire autre­ment, il est net­te­ment pré­fé­rable pour l’environnement qu’un client achète, pour le même prix, une paire de chaus­sures de luxe plu­tôt que cinq ou dix paires issues de la fast fashion. Si l’on se place du point de vue du sys­tème redis­tri­bu­tif, d’autre part. À niveau d’impact envi­ron­ne­men­tal équi­valent, le niveau d’activité éco­no­mique géné­ré par les pro­duits de luxe, et donc les mon­tants redis­tri­bués, sont net­te­ment supé­rieurs à l’ensemble des autres industries. 

L’horlogerie est à ce titre un exemple paroxys­tique. Les mai­sons hor­lo­gères, fortes de leur image, tech­ni­ci­té et créa­ti­vi­té, savent trans­for­mer quelques dizaines de grammes d’acier, lai­ton et autres matières cou­rantes (par ailleurs lar­ge­ment recy­clables) en montres méca­niques pou­vant faci­le­ment atteindre des prix en mil­liers d’euros. Une montre méca­nique en acier contient donc en ordre de gran­deur mille à dix mille fois plus de valeur par gramme de matière qu’une automobile.

Cette forme d’efficacité rela­tive n’empêche pas le sec­teur d’avoir un impact envi­ron­ne­men­tal abso­lu signi­fi­ca­tif. Sa réduc­tion doit être une prio­ri­té pour le sec­teur afin de garan­tir la péren­ni­té de son déve­lop­pe­ment dans un monde où les contraintes envi­ron­ne­men­tales et la ten­sion sur la dis­po­ni­bi­li­té des res­sources et donc leur uti­li­sa­tion iront crois­sant. Des leviers existent et, on l’a dit, les mai­sons de luxe sont non seule­ment for­te­ment inci­tées à s’occuper du sujet, mais encore jouissent aus­si d’une pro­fi­ta­bi­li­té sou­vent confor­table, qui leur en donne en géné­ral les moyens financiers.

Le luxe serait-il un impôt ?

La filière du luxe opère donc un sys­tème de redis­tri­bu­tion de richesses, pré­le­vées exclu­si­ve­ment auprès de clients consen­tants, dans le monde entier, pour les redis­tri­buer lar­ge­ment sous forme de salaires, taxes, impôts, divi­dendes et autres contri­bu­tions, majo­ri­tai­re­ment en France et en Europe. 

En tant que sys­tème redis­tri­bu­tif, on peut dans une cer­taine mesure assi­mi­ler le luxe à un impôt. For­te­ment pro­gres­sif, car il ne pré­lève que du reve­nu dis­cré­tion­naire de ménages aisés. Extra­ter­ri­to­rial, puisque col­lec­té dans le monde entier. Effi­cace, puisque redis­tri­buant la très grande majo­ri­té de la valeur col­lec­tée. Géné­rant, rela­ti­ve­ment aux autres acti­vi­tés éco­no­miques, peu d’externalités néga­tives et de nom­breuses exter­na­li­tés posi­tives. Mais sur­tout béné­fi­ciant d’un niveau de consen­te­ment inéga­lé, puisque les « contri­buables », plus qu’y consen­tir, s’y sou­mettent volon­tai­re­ment, pous­sés par l’amour du beau et le désir de différenciation. 

Il est vrai qu’en rétri­bu­tion de leurs ver­se­ments, en lieu et place d’un récé­pis­sé de l’administration fis­cale, ils reçoivent un objet beau et qua­li­ta­tif, qu’ils ont choi­si et dont ils pour­ront faire un usage à long terme.

Dans cette vision, la créa­ti­vi­té et la capa­ci­té à faire rêver des mai­sons de luxe consti­tuent le moteur qui fait tour­ner le sys­tème de redis­tri­bu­tion, tan­dis que le pro­duit lui-même, au centre de tout, incarne la valeur et joue le rôle de vec­teur phy­sique. L’ensemble béné­fi­ciant fina­le­ment très lar­ge­ment à la socié­té, c’est une belle illus­tra­tion de l’utilité du non-nécessaire. 

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