Le luxe et l’intelligence artificielle : risque ou aubaine ?

L’intégration de l’intelligence artificielle dans le secteur du luxe comporte des risques, mais ouvre ce secteur sur des perspectives fascinantes et prometteuses. En optimisant la chaîne d’approvisionnement, en personnalisant l’expérience client et en augmentant la créativité, l’IA est en train de redéfinir les standards de l’industrie du luxe.
Le luxe et l’IA ne sont pas nés pour s’entendre. Pourquoi ? Parce que le luxe, c’est avant tout l’appréciation de la parfaite qualité des produits, de leur fabrication artisanale. Le luxe, c’est la création artistique, la désirabilité de ses marques. Le luxe, c’est aller au-delà des attentes de ses clients, les surprendre, leur proposer des expériences sensorielles extraordinaires…
Le luxe est fondamentalement une expérience humaine. N’est-il pas un havre de paix, à l’abri du tourbillon incessant de la technologie ? Prendre le temps, n’est-ce pas ça le vrai luxe ? Et pourtant… n’y aurait-il pas un chemin où la technologie pourrait se mettre au service des valeurs du luxe, sans chercher à prendre leur place ? Sans doute mais, en tout état de cause, ce chemin est étroit. En effet, comment la technologie peut ne pas être le lierre qui viendrait étouffer l’arbre sain ? Peut-elle seulement être ambitieuse sans faire de l’ombre aux prestations sublimes du secteur ? C’est ce chemin que nous allons explorer ensemble dans cet article.
L’engagement environnemental et sociétal
Au début de la chaîne de valeur du luxe, les matières premières : ces matières premières sont souvent exceptionnelles. Des cuirs, des peaux exotiques, des soies, des laines, des pierres précieuses, des métaux précieux, des fleurs aux parfums uniques, etc. Nombreuses sont les raisons pour lesquelles rien ne doit être perdu ou surconsommé. Le coût bien sûr, mais pas seulement. Aussi, de nombreuses réglementations se renforcent tout autour de la planète. Mais enfin, et surtout, l’engagement environnemental du secteur du luxe : parce qu’il est un secteur d’exception, le luxe se doit d’être exemplaire dans ce domaine. Il en va de sa réputation, de son image et de sa désirabilité. C’est l’engagement sociétal de toutes les marques du luxe et de nombre de leurs créateurs.
« L’IA offre une assistance considérable dans la gestion d’un portefeuille de produits en constante évolution et renouvellement. »
L’IA est particulièrement bienvenue pour aider à relever ce défi, en particulier en fournissant des prévisions de vente beaucoup plus précises que les modèles statistiques traditionnels. Parce que les séries peuvent être beaucoup plus limitées, parce que l’analyse des données peut se faire en temps réel, etc. L’IA, dans ce cas, ne se contente pas d’étendre les statistiques classiques, mais offre une assistance considérable dans la gestion d’un portefeuille de produits en constante évolution et renouvellement. Sa capacité à comprendre les cycles de vie permet de compenser la tendance naturelle de ce secteur à la surprévision, améliorant ainsi de manière significative l’écoulement des stocks.
L’expérience le prouve : on peut gagner un ordre de grandeur dans la précision des prévisions de ventes, et cela a une importance considérable pour la gestion des matières premières. Cette bonne gestion a de nombreux impacts positifs complémentaires. Sur la production, la logistique ou la distribution. Elle permet par exemple d’améliorer le ratio air-mer (le « RAMA »), en privilégiant le transport maritime par rapport au transport aérien. Elle permet également d’optimiser les stocks et la production, de l’adapter aux premiers signaux de ventes quelques jours ou quelques semaines après le lancement d’un produit ou d’une collection. Finalement, elle permet une disponibilité optimale des produits et une satisfaction accrue des clients.

La relation client
À l’autre bout de la chaîne de valeur du luxe, l’achat d’un produit de luxe doit être une expérience en soi. Ce n’est pas la praticité que le client vient d’abord chercher. Elle va de soi. Le client veut bien plus ; il veut vivre un moment d’exception, où l’on vient prendre soin de lui. Être bien accueilli, personnellement. Être bien conseillé bien sûr mais, au-delà, être emmené dans le rêve, dans l’histoire de la marque, du produit ou du créateur. Recevoir des attentions uniquement pour lui, être chéri. Au cœur de tout cela ? Les conseillers en clientèle. Ce sont eux qui sont chargés de cette relation intime avec les clients. Et c’est la raison pour laquelle les clients sont en général affectés à un conseiller en clientèle fixe.
Ces conseillers en clientèle sont souvent désormais équipés d’apps qui les aident dans leur travail au quotidien. Par exemple pour leur donner la disponibilité d’un stock, pour recevoir les paiements, etc. Il y a là une bonne occasion pour l’IA, qui permet de booster la performance de ces apps. Par exemple pour aider un conseiller en clientèle à détecter un client à haut potentiel au sein de centaines de clients dont il a la charge. Ou encore pour déterminer à quels clients il aurait intérêt à proposer telle ou telle nouvelle collection, en fonction des goûts du client… et de la probabilité de réaliser une vente. Ou encore quels clients inviter à un événement.
« Les possibilités sont très nombreuses avec l’IA traditionnelle comme avec l’IA générative. »
Les possibilités sont très nombreuses avec l’IA traditionnelle comme avec l’IA générative. Les conseillers en clientèle peuvent ainsi être assistés dans la rédaction de leurs messages à leurs clients, pour envoyer un message de qualité, avec le bon contenu, au bon moment, au travers du canal le plus approprié à chaque client. Finalement, ces apps deviennent de très puissantes aides pour les conseillers en clientèle.
Le risque est qu’elles soient tellement fortes qu’elles deviennent plus qu’une aide : à force de puissance et de pertinence, ces apps peuvent faire perdre la richesse de relation humaine que le client vient chercher auprès de son conseiller en clientèle. Rien de pire que ce dernier se cache derrière son écran de smartphone et ne s’engage plus humainement et émotionnellement avec son client. À lui de continuer à savoir observer un client qui entre dans la boutique, d’avoir des intuitions, de savoir parler de sa marque ou de ses produits avec une conviction intime, etc.
La création artistique
Cette prudence dans l’utilisation de l’intelligence artificielle est encore plus importante quand on en vient à la création artistique, qui est souvent la source ou l’origine des produits de luxe. Le risque est celui d’une standardisation de la création. Le risque est intrinsèque, car les modèles d’intelligence artificielle se perfectionnent tous les jours pour réduire les biais et la volatilité, pour éviter à tout prix les hallucinations.
Or ce sont précisément ces dernières qui peuvent être source d’inspiration pour le créateur, qui peuvent être l’« accident créatif » recherché par l’artiste. La standardisation de la création est un oxymore dangereux pour toute l’industrie du luxe. Dans la mode par exemple, en utilisant l’intelligence artificielle, un directeur artistique risque de voir ses créations influencées par les tendances du moment, qui se vendent bien.
“Les hallucinations de l’IA peuvent être source d’inspiration pour les créateurs.”
La marque aura du succès auprès du public à court terme, etc. Mais toutes les marques se ressembleront et, petit à petit, la création ne sera plus création, la mode ne sera plus la mode, aucune nouvelle tendance ne verra le jour. Un directeur artistique ne cherche pas à plaire ou à suivre les tendances, il veut les créer. Il exprime sa vision du monde au travers de sa création. Et ensuite, il trouve son public. Le groupe LVMH mène des travaux de recherche avec l’Institut français de la mode (l’IFM) sur le processus créatif, notamment sur l’influence de l’utilisation de l’intelligence artificielle sur la création dans la mode.
Ce sont des travaux passionnants, car l’IA se révèle être plus qu’un outil au service de la création. Pourquoi ? parce que l’outil est si puissant qu’il en vient à changer la manière de créer. Le créateur peut explorer bien plus de pistes, il peut mélanger plus d’inspirations, il peut facilement multiplier les interactions et les allers et retours, il peut se projeter dans plus de mondes. Nous le voyons avec les étudiants qui utilisent l’intelligence artificielle pour créer : ils se saisissent de l’outil et le questionnent comme personne. Ils ne créent plus de la même manière et en arrivent sans doute à un autre type de création.
Les designers perçoivent l’IA non comme une menace ou une rivale, mais comme un outil créatif à maîtriser, dont les « hallucinations » peuvent même être une source d’inspiration. Cette alchimie se produit lorsque ingénieurs et designers collaborent, une expérience nouvelle et passionnante où le designer voit l’IA devenir progressivement « son » IA.
Les trois commandements de l’IA
De la même manière qu’il existe les trois lois d’Asimov pour la robotique, on peut dire que l’IA s’accompagne de trois « commandements » essentiels pour la créativité : d’abord l’IA explore, l’humain découvre (AI seeks, human finds), idée très puissante qui précise le rôle de chacun et qui indique qu’à la fin c’est l’humain qui trouve. Ensuite chaque créatif, quel que soit son modèle de création, doit s’approprier et personnaliser son modèle d’IA, doit presque hacker son modèle d’IA, comme Jimmy Hendrix allant jusqu’à faire brûler sa guitare, ce qu’aucun technicien ne fera jamais.
La technique en effet ne remplacera pas le processus créatif. Enfin, la cocréation avec l’IA (coexistence in the making) implique un dialogue continu entre le créateur et l’IA, permettant d’aller au-delà des limites traditionnelles de la créativité, ce que l’IA ne peut faire seule. Je pense que l’IA peut nous faire aller vraiment au-delà de ce que nous connaissons et peut étendre, par sa surpuissance, le champ de la créativité, qu’elle devient une extension de la créativité. Les créateurs de mode sont peut-être en train d’inaugurer un nouveau cycle de création en s’emparant et surtout en s’appropriant les outils d’IA, et peut-être même en en détournant l’usage…
En intégrant la connaissance et l’expérimentation, le débat dépasse la simple opposition entre intelligence artificielle et créativité. Les équipes découvrent ainsi une évolution de leur savoir-faire, s’approprient la technologie en pleine conscience et avec toutes les précautions nécessaires. Une alliance entre tradition et innovation peut ouvrir une nouvelle ère dans le paysage du luxe, offrant aux consommateurs des produits de qualité toujours supérieure et des expériences toujours plus exclusives et raffinées.
Créativité et IA
La théorie de la créativité combinatoire de Margaret Boden définit trois types distincts : premièrement, la combinaison inédite d’idées familières (unfamiliar combinations of familiar ideas), comme nous avons pu en voir un exemple lors de l’exposition « Louvre couture » qui a tissé ensemble deux mondes, peinture et haute couture. Deuxièmement, l’exploration approfondie d’espaces
conceptuels (exploring conceptual spaces), illustrée par le détournement d’objets, tel que le fait Louis Vuitton – marque connue du voyage – qui a évolué des malles aux sacs à main, incarnant l’idée du voyage jusque dans ses créations vestimentaires, en poussant cette exploration à ses limites.
Troisièmement, la transformation d’un espace conceptuel (transforming the space) permet d’explorer des lieux totalement nouveaux. Le génie créatif humain nous emmène dans des espaces que nous n’aurions pas imaginés, comme l’histoire de la peinture le montre à travers les siècles. L’IA promet ainsi de conduire les créateurs vers des territoires inexplorés, de renforcer le génie créatif humain également d’une manière que nous ne pouvons imaginer.