Luxe et intelligence artificielle.

Le luxe et l’intelligence artificielle : risque ou aubaine ?

Dossier : Le luxe et ses paradoxesMagazine N°805 Mai 2025
Par Gonzague de PIREY (X93)

L’intégration de l’intelligence arti­fi­cielle dans le sec­teur du luxe com­porte des risques, mais ouvre ce sec­teur sur des pers­pec­tives fas­ci­nantes et pro­met­teuses. En opti­mi­sant la chaîne d’approvisionnement, en per­son­na­li­sant l’expérience client et en aug­men­tant la créa­ti­vi­té, l’IA est en train de redé­fi­nir les stan­dards de l’industrie du luxe.

Le luxe et l’IA ne sont pas nés pour s’entendre. Pour­quoi ? Parce que le luxe, c’est avant tout l’appréciation de la par­faite qua­li­té des pro­duits, de leur fabri­ca­tion arti­sa­nale. Le luxe, c’est la créa­tion artis­tique, la dési­ra­bi­li­té de ses marques. Le luxe, c’est aller au-delà des attentes de ses clients, les sur­prendre, leur pro­po­ser des expé­riences sen­so­rielles extraordinaires…

Le luxe est fon­da­men­ta­le­ment une expé­rience humaine. N’est-il pas un havre de paix, à l’abri du tour­billon inces­sant de la tech­no­lo­gie ? Prendre le temps, n’est-ce pas ça le vrai luxe ? Et pour­tant… n’y aurait-il pas un che­min où la tech­no­lo­gie pour­rait se mettre au ser­vice des valeurs du luxe, sans cher­cher à prendre leur place ? Sans doute mais, en tout état de cause, ce che­min est étroit. En effet, com­ment la tech­no­lo­gie peut ne pas être le lierre qui vien­drait étouf­fer l’arbre sain ? Peut-elle seule­ment être ambi­tieuse sans faire de l’ombre aux pres­ta­tions sublimes du sec­teur ? C’est ce che­min que nous allons explo­rer ensemble dans cet article.

L’engagement environnemental et sociétal

Au début de la chaîne de valeur du luxe, les matières pre­mières : ces matières pre­mières sont sou­vent excep­tion­nelles. Des cuirs, des peaux exo­tiques, des soies, des laines, des pierres pré­cieuses, des métaux pré­cieux, des fleurs aux par­fums uniques, etc. Nom­breuses sont les rai­sons pour les­quelles rien ne doit être per­du ou sur­con­som­mé. Le coût bien sûr, mais pas seule­ment. Aus­si, de nom­breuses régle­men­ta­tions se ren­forcent tout autour de la pla­nète. Mais enfin, et sur­tout, l’engagement envi­ron­ne­men­tal du sec­teur du luxe : parce qu’il est un sec­teur d’exception, le luxe se doit d’être exem­plaire dans ce domaine. Il en va de sa répu­ta­tion, de son image et de sa dési­ra­bi­li­té. C’est l’engagement socié­tal de toutes les marques du luxe et de nombre de leurs créateurs.

« L’IA offre une assistance considérable dans la gestion d’un portefeuille de produits en constante évolution et renouvellement. »

L’IA est par­ti­cu­liè­re­ment bien­ve­nue pour aider à rele­ver ce défi, en par­ti­cu­lier en four­nis­sant des pré­vi­sions de vente beau­coup plus pré­cises que les modèles sta­tis­tiques tra­di­tion­nels. Parce que les séries peuvent être beau­coup plus limi­tées, parce que l’analyse des don­nées peut se faire en temps réel, etc. L’IA, dans ce cas, ne se contente pas d’étendre les sta­tis­tiques clas­siques, mais offre une assis­tance consi­dé­rable dans la ges­tion d’un por­te­feuille de pro­duits en constante évo­lu­tion et renou­vel­le­ment. Sa capa­ci­té à com­prendre les cycles de vie per­met de com­pen­ser la ten­dance natu­relle de ce sec­teur à la sur­pré­vi­sion, amé­lio­rant ain­si de manière signi­fi­ca­tive l’écoulement des stocks.

L’expérience le prouve : on peut gagner un ordre de gran­deur dans la pré­ci­sion des pré­vi­sions de ventes, et cela a une impor­tance consi­dé­rable pour la ges­tion des matières pre­mières. Cette bonne ges­tion a de nom­breux impacts posi­tifs com­plé­men­taires. Sur la pro­duc­tion, la logis­tique ou la dis­tri­bu­tion. Elle per­met par exemple d’améliorer le ratio air-mer (le « RAMA »), en pri­vi­lé­giant le trans­port mari­time par rap­port au trans­port aérien. Elle per­met éga­le­ment d’optimiser les stocks et la pro­duc­tion, de l’adapter aux pre­miers signaux de ventes quelques jours ou quelques semaines après le lan­ce­ment d’un pro­duit ou d’une col­lec­tion. Fina­le­ment, elle per­met une dis­po­ni­bi­li­té opti­male des pro­duits et une satis­fac­tion accrue des clients.

Le damier Louis Vuitton par Marc Jacobs, prêt-à-porter féminin printemps-été 2013.
Le damier Louis Vuit­ton par Marc Jacobs, prêt-à-por­ter fémi­nin prin­temps-été 2013. © M. Bureau / AFP

La relation client

À l’autre bout de la chaîne de valeur du luxe, l’achat d’un pro­duit de luxe doit être une expé­rience en soi. Ce n’est pas la pra­ti­ci­té que le client vient d’abord cher­cher. Elle va de soi. Le client veut bien plus ; il veut vivre un moment d’exception, où l’on vient prendre soin de lui. Être bien accueilli, per­son­nel­le­ment. Être bien conseillé bien sûr mais, au-delà, être emme­né dans le rêve, dans l’histoire de la marque, du pro­duit ou du créa­teur. Rece­voir des atten­tions uni­que­ment pour lui, être ché­ri. Au cœur de tout cela ? Les conseillers en clien­tèle. Ce sont eux qui sont char­gés de cette rela­tion intime avec les clients. Et c’est la rai­son pour laquelle les clients sont en géné­ral affec­tés à un conseiller en clien­tèle fixe.

Ces conseillers en clien­tèle sont sou­vent désor­mais équi­pés d’apps qui les aident dans leur tra­vail au quo­ti­dien. Par exemple pour leur don­ner la dis­po­ni­bi­li­té d’un stock, pour rece­voir les paie­ments, etc. Il y a là une bonne occa­sion pour l’IA, qui per­met de boos­ter la per­for­mance de ces apps. Par exemple pour aider un conseiller en clien­tèle à détec­ter un client à haut poten­tiel au sein de cen­taines de clients dont il a la charge. Ou encore pour déter­mi­ner à quels clients il aurait inté­rêt à pro­po­ser telle ou telle nou­velle col­lec­tion, en fonc­tion des goûts du client… et de la pro­ba­bi­li­té de réa­li­ser une vente. Ou encore quels clients invi­ter à un événement.

« Les possibilités sont très nombreuses avec l’IA traditionnelle comme avec l’IA générative. »

Les pos­si­bi­li­tés sont très nom­breuses avec l’IA tra­di­tion­nelle comme avec l’IA géné­ra­tive. Les conseillers en clien­tèle peuvent ain­si être assis­tés dans la rédac­tion de leurs mes­sages à leurs clients, pour envoyer un mes­sage de qua­li­té, avec le bon conte­nu, au bon moment, au tra­vers du canal le plus appro­prié à chaque client. Fina­le­ment, ces apps deviennent de très puis­santes aides pour les conseillers en clientèle.

Le risque est qu’elles soient tel­le­ment fortes qu’elles deviennent plus qu’une aide : à force de puis­sance et de per­ti­nence, ces apps peuvent faire perdre la richesse de rela­tion humaine que le client vient cher­cher auprès de son conseiller en clien­tèle. Rien de pire que ce der­nier se cache der­rière son écran de smart­phone et ne s’engage plus humai­ne­ment et émo­tion­nel­le­ment avec son client. À lui de conti­nuer à savoir obser­ver un client qui entre dans la bou­tique, d’avoir des intui­tions, de savoir par­ler de sa marque ou de ses pro­duits avec une convic­tion intime, etc.

La création artistique

Cette pru­dence dans l’utilisation de l’intelligence arti­fi­cielle est encore plus impor­tante quand on en vient à la créa­tion artis­tique, qui est sou­vent la source ou l’origine des pro­duits de luxe. Le risque est celui d’une stan­dar­di­sa­tion de la créa­tion. Le risque est intrin­sèque, car les modèles d’intelligence arti­fi­cielle se per­fec­tionnent tous les jours pour réduire les biais et la vola­ti­li­té, pour évi­ter à tout prix les hallucinations. 

Or ce sont pré­ci­sé­ment ces der­nières qui peuvent être source d’inspiration pour le créa­teur, qui peuvent être l’« acci­dent créa­tif » recher­ché par l’artiste. La stan­dar­di­sa­tion de la créa­tion est un oxy­more dan­ge­reux pour toute l’industrie du luxe. Dans la mode par exemple, en uti­li­sant l’intelligence arti­fi­cielle, un direc­teur artis­tique risque de voir ses créa­tions influen­cées par les ten­dances du moment, qui se vendent bien.

“Les hallucinations de l’IA peuvent être source d’inspiration pour les créateurs.”

La marque aura du suc­cès auprès du public à court terme, etc. Mais toutes les marques se res­sem­ble­ront et, petit à petit, la créa­tion ne sera plus créa­tion, la mode ne sera plus la mode, aucune nou­velle ten­dance ne ver­ra le jour. Un direc­teur artis­tique ne cherche pas à plaire ou à suivre les ten­dances, il veut les créer. Il exprime sa vision du monde au tra­vers de sa créa­tion. Et ensuite, il trouve son public. Le groupe LVMH mène des tra­vaux de recherche avec l’Institut fran­çais de la mode (l’IFM) sur le pro­ces­sus créa­tif, notam­ment sur l’influence de l’utilisation de l’intelligence arti­fi­cielle sur la créa­tion dans la mode. 

Ce sont des tra­vaux pas­sion­nants, car l’IA se révèle être plus qu’un outil au ser­vice de la créa­tion. Pour­quoi ? parce que l’outil est si puis­sant qu’il en vient à chan­ger la manière de créer. Le créa­teur peut explo­rer bien plus de pistes, il peut mélan­ger plus d’inspirations, il peut faci­le­ment mul­ti­plier les inter­ac­tions et les allers et retours, il peut se pro­je­ter dans plus de mondes. Nous le voyons avec les étu­diants qui uti­lisent l’intelligence arti­fi­cielle pour créer : ils se sai­sissent de l’outil et le ques­tionnent comme per­sonne. Ils ne créent plus de la même manière et en arrivent sans doute à un autre type de création. 

Les desi­gners per­çoivent l’IA non comme une menace ou une rivale, mais comme un outil créa­tif à maî­tri­ser, dont les « hal­lu­ci­na­tions » peuvent même être une source d’inspiration. Cette alchi­mie se pro­duit lorsque ingé­nieurs et desi­gners col­la­borent, une expé­rience nou­velle et pas­sion­nante où le desi­gner voit l’IA deve­nir pro­gres­si­ve­ment « son » IA.

Les trois commandements de l’IA

De la même manière qu’il existe les trois lois d’Asimov pour la robo­tique, on peut dire que l’IA s’accompagne de trois « com­man­de­ments » essen­tiels pour la créa­ti­vi­té : d’abord l’IA explore, l’humain découvre (AI seeks, human finds), idée très puis­sante qui pré­cise le rôle de cha­cun et qui indique qu’à la fin c’est l’humain qui trouve. Ensuite chaque créa­tif, quel que soit son modèle de créa­tion, doit s’approprier et per­son­na­li­ser son modèle d’IA, doit presque hacker son modèle d’IA, comme Jim­my Hen­drix allant jusqu’à faire brû­ler sa gui­tare, ce qu’aucun tech­ni­cien ne fera jamais.

La tech­nique en effet ne rem­pla­ce­ra pas le pro­ces­sus créa­tif. Enfin, la cocréa­tion avec l’IA (coexis­tence in the making) implique un dia­logue conti­nu entre le créa­teur et l’IA, per­met­tant d’aller au-delà des limites tra­di­tion­nelles de la créa­ti­vi­té, ce que l’IA ne peut faire seule. Je pense que l’IA peut nous faire aller vrai­ment au-delà de ce que nous connais­sons et peut étendre, par sa sur­puis­sance, le champ de la créa­ti­vi­té, qu’elle devient une exten­sion de la créa­ti­vi­té. Les créa­teurs de mode sont peut-être en train d’inaugurer un nou­veau cycle de créa­tion en s’emparant et sur­tout en s’appropriant les outils d’IA, et peut-être même en en détour­nant l’usage…

En inté­grant la connais­sance et l’expérimentation, le débat dépasse la simple oppo­si­tion entre intel­li­gence arti­fi­cielle et créa­ti­vi­té. Les équipes découvrent ain­si une évo­lu­tion de leur savoir-faire, s’approprient la tech­no­lo­gie en pleine conscience et avec toutes les pré­cau­tions néces­saires. Une alliance entre tra­di­tion et inno­va­tion peut ouvrir une nou­velle ère dans le pay­sage du luxe, offrant aux consom­ma­teurs des pro­duits de qua­li­té tou­jours supé­rieure et des expé­riences tou­jours plus exclu­sives et raf­fi­nées.


Créativité et IA

La théo­rie de la créa­ti­vi­té com­bi­na­toire de Mar­ga­ret Boden défi­nit trois types dis­tincts : pre­miè­re­ment, la com­bi­nai­son inédite d’idées fami­lières (unfa­mi­liar com­bi­na­tions of fami­liar ideas), comme nous avons pu en voir un exemple lors de l’exposition « Louvre cou­ture » qui a tis­sé ensemble deux mondes, pein­ture et haute cou­ture. Deuxiè­me­ment, l’exploration appro­fon­die d’espaces
concep­tuels (explo­ring concep­tual spaces), illus­trée par le détour­ne­ment d’objets, tel que le fait Louis Vuit­ton – marque connue du voyage – qui a évo­lué des malles aux sacs à main, incar­nant l’idée du voyage jusque dans ses créa­tions ves­ti­men­taires, en pous­sant cette explo­ra­tion à ses limites.

Troi­siè­me­ment, la trans­for­ma­tion d’un espace concep­tuel (trans­for­ming the space) per­met d’explorer des lieux tota­le­ment nou­veaux. Le génie créa­tif humain nous emmène dans des espaces que nous n’aurions pas ima­gi­nés, comme l’histoire de la pein­ture le montre à tra­vers les siècles. L’IA pro­met ain­si de conduire les créa­teurs vers des ter­ri­toires inex­plo­rés, de ren­for­cer le génie créa­tif humain éga­le­ment d’une manière que nous ne pou­vons imaginer.

Poster un commentaire