Le logiciel libre, autre modèle de propriété intellectuelle

Dossier : La propriété intellectuelle : Défendre la créationMagazine N°672 Février 2012
Par Pascal AGOSTI
Par Jean-Séverin LAIR (87)

Les débuts libres du logiciel

Au com­men­ce­ment de l’informatique, les grands construc­teurs comme IBM ou DEC aidaient leurs clients à prendre en main les logi­ciels en leur four­nis­sant les codes sources et en ani­mant des clubs uti­li­sa­teurs pour favo­ri­ser l’enrichissement et l’échange des logi­ciels entre clients. Cer­tains de ces clubs, comme Decus (Digi­tal Equip­ment Com­pu­ter Users Socie­ty), sont consi­dé­rés comme les pré­cur­seurs des com­mu­nau­tés de logi­ciels libres actuelles.

REPÈRES
En 1984, Richard Stall­man lance le déve­lop­pe­ment de sys­tème d’exploitation libre bap­ti­sé GNU (Gnu’s Not Unix). Les uti­li­sa­teurs doivent accep­ter les condi­tions d’utilisation défi­nies dans la « GNU Gene­ral Public License » (GNU GPL), contrat d’adhésion qui consti­tue aujourd’hui le modèle de la plu­part des logi­ciels libres. Le copy­right étant la base de la pro­tec­tion des logi­ciels « pro­prié­taires », Richard Stall­man pro­pose le terme de copy­left pour défi­nir les droits des utilisateurs.

Du milieu des années 1970 au milieu des années 1980, la vision de plus en plus res­tric­tive de la pro­prié­té intel­lec­tuelle sur le logi­ciel a fini par abou­tir au mode des licences dites « pro­prié­taires », actuel­le­ment majo­ri­taires, avec dif­fu­sion des seuls exé­cu­tables, boîtes fer­mées intou­chables par les uti­li­sa­teurs. La micro-infor­ma­tique a été un moteur puis­sant pour le déve­lop­pe­ment de ce modèle, qui n’était pas une pre­mière sur le logiciel.

Le logiciel libre, un rêve flower power ?

Suc­cès
La vision nova­trice et très ouverte de la pro­prié­té des logi­ciels pro­po­sée par la FSF a per­mis la mise en place de nom­breux groupes d’intérêts sur les « souches » de logi­ciels libres. Ces groupes sont appe­lés des « com­mu­nau­tés », confor­mé­ment à l’esprit qui les anime. Les plus connues de nos jours sont GNU-Linux, Apache, Mozilla (Fire­fox, Thun­der­bird), Docu­ment Fon­da­tion (LibreOf­fice).

Au milieu des années 1980, cer­tains infor­ma­ti­ciens, se ren­dant compte du chan­ge­ment de modèle, s’y sont oppo­sés. Un en par­ti­cu­lier, Richard Stall­man, a posé les fon­de­ments du logi­ciel libre avec la créa­tion de la Free Soft­ware Foun­da­tion. Par­tant du prin­cipe que le logi­ciel allait être au centre du fonc­tion­ne­ment du monde à venir, ce qui se confirme, il vou­lut éta­blir les règles qui per­met­traient de garan­tir que les uti­li­sa­teurs res­te­raient maîtres de ce qui devait res­ter un outil, et res­te­rait donc « libre ».

Le logi­ciel sera au centre du fonc­tion­ne­ment du monde à venir

Ces règles prennent dif­fé­rentes formes mais, au fond, éta­blissent la liber­té d’exécuter le pro­gramme pour tous les usages, d’étudier le fonc­tion­ne­ment du pro­gramme et de l’adapter à ses besoins, de redis­tri­buer des copies du pro­gramme, et enfin d’améliorer le pro­gramme et de dis­tri­buer ces amé­lio­ra­tions au public pour en faire pro­fi­ter toute la com­mu­nau­té. Cela implique bien sûr que le code source soit libre­ment accessible.

Et pourtant, pas si naïf

Un logi­ciel libre n’est pas libre de droit

Mais, contrai­re­ment à une idée reçue, le recours à des logi­ciels libres ne signi­fie en rien que les uti­li­sa­teurs n’aient aucune obli­ga­tion à res­pec­ter. Un logi­ciel libre n’est pas libre de droit, puisqu’il a un créa­teur. Les ini­tia­teurs du logi­ciel libre, réa­listes, se sont insé­rés dans le monde du droit en for­mu­lant dans des licences les droits et obli­ga­tions qui s’appliquaient.

Plu­sieurs grands types de licences ont été défi­nis, dont les prin­ci­paux sont la GNU Gene­ral Public License (GPL), la Ber­ke­ley Soft­ware Dis­tri­bu­tion (BSD) et la licence Apache. Il en existe aus­si une en droit fran­çais, la licence CEA CNRS INRIA Logi­ciel libre (CECILL). Les carac­té­ris­tiques (effet conta­mi­nant ou non, mul­ti­li­cen­sing, droit appli­cable, garan­ties juri­diques) varient en fonc­tion de leur auteur, mais ces licences sont oppo­sables aux uti­li­sa­teurs et com­mencent à être recon­nues, y com­pris devant les tribunaux.

Juris­pru­dence
Un arrêt de la cour d’appel de Paris du 16 sep­tembre 2009 a condam­né une socié­té infor­ma­tique aux motifs qu’elle n’avait pas four­ni à son client (l’AFPA) les sources d’un logi­ciel libre et avait sup­pri­mé le texte de la licence GNUGPL. Suite à un appel d’offres impor­tant (plu­sieurs mil­lions d’euros), l’AFPA a rete­nu la socié­té EDU4. Lors de la recette de la phase 1 du mar­ché, l’AFPA découvre que le logi­ciel VNC est un logi­ciel libre qui a été modi­fié par la socié­té EDU4 et elle demande les sources à plu­sieurs reprises au pres­ta­taire, y com­pris par l’intermédiaire de la Free Soft­ware Foun­da­tion France. Ce der­nier refuse d’accéder à sa demande et, lorsqu’il les four­nit, ce ne sont pas celles qui cor­res­pon­daient à la ver­sion livrée en 2001. Cette déci­sion met en exergue l’inexécution des obli­ga­tions contrac­tuelles jus­ti­fiant la réso­lu­tion du contrat aux torts exclu­sifs du pres­ta­taire informatique.
Copy­left
Ce terme désigne un ensemble d’obligations contrac­tuelles repo­sant sur un prin­cipe simple : si je dif­fuse libre­ment quelque chose, j’interdis aux autres de le pri­va­ti­ser et de l’utiliser dans leur seul inté­rêt. Cela implique donc que, si je modi­fie un logi­ciel, je dois mettre à dis­po­si­tion toutes les modi­fi­ca­tions que j’ai effec­tuées. La contri­bu­tion à l’effort col­lec­tif devient une obli­ga­tion et per­met de main­te­nir la dyna­mique de développement.

Contrat d’adhésion

Photo de gnou (en anglais gnu)Le gnou (en anglais gnu), emblème de la com­mu­nau­té GNU/Linux issu d’une définition
récur­sive : What is GNU ? Gnu is Not Unix.
© MICHA L. RIESER

Qui télé­charge une licence de logi­ciel libre se trouve dans le cas d’un contrat d’adhésion, c’est-à-dire dans la même situa­tion qu’en cas d’achat d’un logi­ciel pro­prié­taire (par exemple, la shrink wrap license, où l’acheteur du pro­duit est lié par la licence du simple fait d’avoir déchi­ré l’emballage). Impo­sées par l’auteur, les clauses de la licence sont non négo­ciables. In fine, soit le licen­cié accepte la licence et peut faire ce qui y est men­tion­né, soit il ne peut pas béné­fi­cier de toutes les liber­tés inhé­rentes au logi­ciel libre (modi­fi­ca­tion et distribution).

Toute modi­fi­ca­tion ou adap­ta­tion peut avoir des impli­ca­tions fortes. C’est un des points impor­tants, et pour­tant sou­vent négli­gés, du logi­ciel libre. Il convient de connaître les obli­ga­tions asso­ciées à un logi­ciel libre, en par­ti­cu­lier en cas d’utilisation dans un sys­tème d’information pro­fes­sion­nel. Les déci­deurs publics ou pri­vés et les socié­tés de ser­vices (SSII ou SSLL) qui recourent à des logi­ciels libres doivent donc por­ter une atten­tion par­ti­cu­lière au choix des licences et à ses consé­quences juri­diques. Le simple uti­li­sa­teur en revanche, qui ne modi­fie en rien le logi­ciel, est tou­jours cou­vert par une entière liber­té d’usage.

Un autre modèle de propriété intellectuelle

Pri­vi­lé­gier le tra­vail local d’amélioration plu­tôt que la rente globale

Ce qui pou­vait être consi­dé­ré comme un doux rêve de baba cool est en fait un véri­table modèle alter­na­tif de ges­tion de pro­prié­té intel­lec­tuelle pen­sé avec une réelle effi­ca­ci­té. Comme tout modèle de pro­prié­té intel­lec­tuelle, il tend à s’auto-entretenir : le logi­ciel libre le plus dif­fu­sé l’est selon le mode dit copy­left de la licence GNU-GPL, qui pro­tège sa nature de logi­ciel libre.

Les utilisateurs d’abord

Ce modèle est orien­té par les besoins des uti­li­sa­teurs. Une com­mu­nau­té n’a pas inté­rêt à déve­lop­per une fonc­tion qui n’est utile qu’à très peu d’utilisateurs au sein d’un logi­ciel libre. Alors que le chan­ge­ment de ver­sion régu­lier est une source de reve­nu impor­tante pour le logi­ciel pro­prié­taire, que l’utilisateur en ait ou non besoin, la sta­bi­li­té est une qua­li­té pour un logi­ciel libre.

Un fork emblématique
La suite bureau­tique Ope­nOf­fice a été un exemple majeur de la capa­ci­té d’autodétermination des membres d’une com­mu­nau­té de déve­lop­pe­ment libre. Face aux orien­ta­tions d’Oracle, jugées contes­tables par une par­tie de la com­mu­nau­té, un fork a don­né lieu à la créa­tion de l’alternative LibreOf­fice, souche qui, un an après, prend clai­re­ment le pas sur l’original.

La règle est donc la mise en com­mun des besoins et la prio­ri­sa­tion des évo­lu­tions. Autre avan­tage du modèle : il per­met de résis­ter aux ten­ta­tives de détour­ne­ment. Dans cer­taines com­mu­nau­tés libres, des acteurs du logi­ciel pro­prié­taire sont très actifs. L’intérêt propre de leur socié­té peut les ame­ner à vou­loir orien­ter les déve­lop­pe­ments en s’éloignant de l’intérêt de la com­mu­nau­té. Le modèle libre per­met alors à une par­tie de celle-ci de faire ce que l’on nomme un fork, c’est-à-dire repar­tir du code source du moment dans une autre direc­tion de développement.

Émulation et créativité

Autre mérite du modèle : il crée l’émulation néces­saire pour sti­mu­ler la créa­ti­vi­té. Que ce soit par un fork ou en s’appuyant sur l’ensemble des logi­ciels libres exis­tants, ceux qui sont sûrs d’avoir une bonne idée peuvent tou­jours se lan­cer avec un faible inves­tis­se­ment et réunir une com­mu­nau­té autour de cette idée.

C’est ain­si que de nom­breuses souches se créent en per­ma­nence. Seules sur­vi­vront celles qui sont suf­fi­sam­ment per­ti­nentes pour être por­tées par un grand nombre de déve­lop­peurs et d’utilisateurs.

Une activité économique locale

Enfin, ce modèle pri­vi­lé­gie le tra­vail local d’amélioration plu­tôt que la rente glo­bale. Pour un usage au sein d’un sys­tème d’information pro­fes­sion­nel, le logi­ciel libre n’est pas gra­tuit ; il faut en effet l’intégrer et s’assurer d’avoir un sup­port de qualité.

Pour tout cela, il est sou­vent fait appel à des socié­tés de ser­vices dont cer­taines se sont spé­cia­li­sées en socié­tés de ser­vices logi­ciel libre (SSLL). Il y a là injec­tion d’argent pour entre­te­nir la dyna­mique. Le client paie un four­nis­seur proche de lui pour une inser­tion au mieux dans son envi­ron­ne­ment, et contri­bue aus­si à l’amélioration de la souche, au lieu de payer une licence à un four­nis­seur bien loin de lui.

Libre ou pas libre

Le modèle libre tend aujourd’hui à s’étendre à d’autres domaines comme les publi­ca­tions de docu­ments ou d’œuvres (licences Crea­tives Com­mons), ou même le maté­riel (OSHW, Open­Source Hard­ware). Il s’appuie sur l’intelligence col­lec­tive et reven­dique la prise en compte de l’intérêt des uti­li­sa­teurs. C’est clai­re­ment un modèle de coopé­ra­tion, et il sait rap­pe­ler à l’ordre ceux qui oublient les règles du jeu collectif.

Le modèle libre et le modèle pro­prié­taire coexistent, et il est impor­tant de prendre en compte toutes leurs pos­si­bi­li­tés et limi­ta­tions pour juger de leur effi­ca­ci­té tech­nique et éco­no­mique. Tou­te­fois, pour les logi­ciels qui couvrent des fonc­tions très cou­rantes voire stan­dar­di­sées, y com­pris dans les centres infor­ma­tiques, le logi­ciel libre pour­rait s’imposer de fait. À moins que le bre­vet logi­ciel, tant contes­té, n’arrive à le museler.

Commentaire

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Thier­ry Gaudinrépondre
11 mars 2012 à 10 h 11 min

Logi­ciel libre
Bon article, clair et juste. Féli­ci­ta­tions TG

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