Le jour où des hommes libres et instruits rejoindront le quart-monde, la misère sera détruite

Dossier : L'exclusion sociale, un défiMagazine N°538 Octobre 1998
Par Thierry VIARD (71)

Le Père Joseph nous fit décou­vrir qu’au pied de l’échelle sociale sur­vivait une couche de pop­u­la­tion com­plète­ment ignorée, con­sti­tuée de familles vivant dans la mis­ère depuis des généra­tions. Ayant décou­vert, d’une part, leurs besoins et ceux de leurs enfants et, d’autre part, leur attente d’une société plus humaine, je sen­tais que je ne pou­vais pas me con­tenter d’être un priv­ilégié et décidais, en même temps que Bruno Coud­er (71), de m’en­gager dans le Mou­ve­ment ATD Quart Monde comme volon­taire permanent.

Une action globale pour le respect de tous

En matière de lutte con­tre la grande pau­vreté, le Mou­ve­ment ATD Quart Monde a ini­tié une démarche refu­sant l’assistance.

Cette démarche prend en compte la glob­al­ité des sit­u­a­tions de grande pau­vreté, ne la réduisant pas unique­ment à une ques­tion de ressources, ou de loge­ment insalu­bre ou de chô­mage, elle part du principe qu’avec une action ambitieuse la mis­ère peut être détru­ite. Ain­si, avec mon épouse, de 1975 à 1981, nous avons vécu dans une cité de pro­mo­tion famil­iale, à Reims, où étaient rel­ogées des familles nom­breuses pro­fondé­ment mar­quées par toute une vie de mis­ère : errance de taud­is en taud­is, place­ment d’en­fants, illet­trisme, mau­vaise san­té, rela­tions sociales difficiles.

L’ob­jec­tif d’une cité de pro­mo­tion famil­iale est que des familles très déstruc­turées par la grande pau­vreté puis­sent réas­sumer leurs respon­s­abil­ités et droits de par­ents et de citoyens. La sta­bil­ité dans un loge­ment, une action cul­turelle avec les petits enfants, des actions avec les adultes, ain­si que notre présence quo­ti­di­enne ont trans­for­mé la vie de ces familles : nous les avons revues l’an dernier, la plu­part des enfants que nous avions con­nus, devenus adultes, avaient un tra­vail et nous avons con­staté de nom­breux change­ments posi­tifs dans la façon des jeunes par­ents de s’oc­cu­per de leurs enfants.

De même, à Lyon, le pro­gramme “Con­tre l’ex­clu­sion, une qual­i­fi­ca­tion” avait pour objec­tif l’ac­cès à l’emploi et à la qual­i­fi­ca­tion pro­fes­sion­nelle de 75 per­son­nes de milieu très défa­vorisé (avant le début du pro­gramme, 67 sur 75 sta­giaires étaient béné­fi­ci­aires du RMI, plus de la moitié avaient quit­té l’é­cole avant 16 ans, presque tous étaient au chô­mage dont un quart depuis plus de trois ans). Ce dis­posi­tif a été mis en place, de 1990 à 1992, par la Direc­tion régionale du Tra­vail, de nom­breuses entre­pris­es, ain­si que par le Mou­ve­ment et de nom­breux autres partenaires.

Il s’agis­sait d’une action de for­ma­tion et d’in­ser­tion pro­fes­sion­nelle, mais pour attein­dre les objec­tifs, cer­tains sta­giaires du dis­posi­tif ont eu accès à des soins, une ving­taine d’autres ont fait des démarch­es pour obtenir un loge­ment. Par­mi les 105 per­son­nes qui sont passées par le dis­posi­tif en trois années, 46 % ont obtenu au moins un diplôme : CAP, BEP, cer­ti­fi­cat de for­ma­tion générale, brevet nation­al de sec­ourisme ou per­mis de conduire.

Les résul­tats en ter­mes d’emplois sont évidem­ment lim­ités dans un con­texte de chô­mage per­sis­tant, trois mois après leur sor­tie de l’ac­tion expéri­men­tale, 42 % des per­son­nes avaient un emploi, dont 11 % seule­ment en con­trat à durée indéter­minée ou à leur compte.

Dans la lutte con­tre l’ex­clu­sion, tout est lié. Il faut bris­er le cer­cle vicieux qui fait que si l’on n’a pas de loge­ment, on ne peut trou­ver de tra­vail, que les mau­vais­es con­di­tions de vie entraî­nent des dif­fi­cultés sco­laires, que, peu à peu, on perd con­fi­ance en soi…

Le deux­ième volet de cette démarche est de per­me­t­tre aux plus défa­vorisés l’ac­cès aux droits, pour sor­tir de l’as­sis­tance et de la dépen­dance de déci­sions admin­is­tra­tives : nous obser­vons par exem­ple que cer­tains hôpi­taux envoient l’huissier aux malades pour se faire pay­er des frais hospitaliers.

L’ac­cès au loge­ment pour les plus dému­nis est un véri­ta­ble par­cours du com­bat­tant : com­ment bâtir un cou­ple si l’on est bal­lot­té d’un endroit à un autre ? À Noisy-le-Grand, le Mou­ve­ment ani­me une cité de pro­mo­tion famil­iale dont j’ai été respon­s­able pen­dant cinq années.

Cette année, l’équipe d’an­i­ma­tion a reçu 250 deman­des de loge­ment : ces familles ont été expul­sées, ou bien sont hébergées chez des rela­tions sou­vent aus­si mal loties qu’elles, vien­nent de cen­tres d’héberge­ment, de squat, même de garages ! Et la capac­ité de la cité n’est que de 35 loge­ments, dont seule­ment une dizaine se libère chaque année.

Le troisième volet de la démarche du Mou­ve­ment est d’a­gir en parte­nar­i­at avec les plus pau­vres eux-mêmes. Ils ont soif de par­ticiper, d’ap­pren­dre, d’être par­tie prenante de la société pour peu qu’on leur donne les moyens de s’ex­primer et surtout qu’on accepte de les écouter réelle­ment. Il s’ag­it de sor­tir des solu­tions plaquées, où l’on raisonne par caté­gories, où l’on accorde le minimum.

Le rap­port Wrésin­s­ki : “Grande pau­vreté et pré­car­ité économique et sociale“2 explicite cette démarche, il a notam­ment inspiré la lég­is­la­tion sur le Revenu min­i­mum d’in­ser­tion, et de nom­breuses autres mesures.

Une loi pour la démocratie

Depuis plusieurs années, de nom­breux citoyens, regroupés dans des asso­ci­a­tions, de nom­breuses insti­tu­tions ont fait pro­gress­er la prise de con­science du pays pour que cesse l’ex­clu­sion sociale. “Une société qui sac­ri­fie cinq mil­lions de pau­vres sac­ri­fie ses valeurs les plus sûres” déclare le col­lec­tif Alerte.

Cette mobil­i­sa­tion a con­duit le Par­lement à exam­in­er une loi d’ori­en­ta­tion con­tre l’ex­clu­sion qui a été votée au mois de juil­let. Cette loi con­stitue une grande avancée, mais pour qu’elle soit appliquée et pour en finir réelle­ment avec l’ex­clu­sion, il fau­dra une réelle impli­ca­tion de tous.

Le passage à l’humain

Si le Père Joseph a beau­coup agi et cher­ché des répons­es mul­ti­ples à la grande pau­vreté, c’é­tait aus­si un homme de réflex­ion et un entraîneur d’hommes. Il nous ques­tion­nait sans arrêt sur notre engage­ment : “Qu’as-tu fait de ton frère le plus défavorisé ?”

En effet, elle est bien là la ques­tion. Jusqu’où vont nos solidarités ?

Ain­si, en Alsace, le Mou­ve­ment ATD Quart Monde est engagé depuis des années avec un groupe de familles orig­i­naires du voy­age. Pour des raisons d’ur­ban­isme, une des familles a dû quit­ter le ter­rain sur lequel elle était instal­lée. Aucune com­mune n’a accep­té de la rel­oger, elle s’est donc trou­vée pro­vi­soire­ment dans un baraque­ment de chantier, à prox­im­ité duquel se trou­vait des trous pleins d’eau. Un des enfants de deux ans est tombé dans un de ces trous et s’est noyé.

Voilà jusqu’où peut aller la grande pau­vreté, quand l’in­dif­férence et le rejet sont les plus forts. Com­ment ne pas se dérober à nos respon­s­abil­ités ? Com­ment “pass­er à l’hu­main” selon la for­mule qu’emploie Geneviève Antho­nioz de Gaulle, prési­dente du Mou­ve­ment ATD Quart Monde, pour expli­quer le courage qu’il faut pour refuser l’i­nac­cept­able3.

Dans le Mou­ve­ment ATD Quart Monde, de mul­ti­ples formes d’en­gage­ment sont pos­si­bles, un ouvrage récent : Arti­sans de démoc­ra­tie4 témoigne de douze his­toires de per­son­nes qui veu­lent recréer autour d’elles le lien social entre les insti­tu­tions de notre société et les per­son­nes qui en sont exclues.

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1. Père J Wrésin­s­ki, Heureux vous les pau­vres, Édi­tions Cana, 1984.
2. Adop­té par le Con­seil économique et social en 1987.
3. L’en­gage­ment, Édi­tions du Seuil, 1998.
4. Rosen­feld J., Tardieu B , Arti­sans de démoc­ra­tie, Édi­tions de l’Ate­lier, 1998.

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