Lionel STOLERU en 1968, maître de conférences à l'École polytechnique

Le dernier combat de Lionel STOLERU

Dossier : ExpressionsMagazine N°724 Avril 2017
Par Olivier PASCAL (72)

L’idée d’un revenu de base uni­versel, rem­pla­cant des allo­ca­tions dis­per­sées, n’est pas nou­velle et a été avancée entre autres par Mil­ton Fried­man. Lionel Store­lu s’est tou­jours occupé de l’aide aux plus dému­nis et a cher­ché à met­tre en place les réformes néces­saires à cette cause dans ses fonc­tions min­istérielles, sous des gou­verne­ments de droite comme de gauche. 


Lionel Stoleru maître de con­férences, en 1968. © COLLECTIONS ÉCOLE POLYTECHNIQUE

HOMMAGE À UN HOMME ENGAGÉ

Lundi 28 novembre dernier à la Maison des X, Lionel Stoleru avait réservé ce qui devait devenir son ultime intervention publique au groupe X‑Solidarités pour y parler du projet de revenu de base qu’il défendait depuis longtemps. Son décès soudain n’a pas permis qu’il relise le résumé de cette intervention.
Nous avons néanmoins choisi de présenter le résumé de cette conférence-débat comme un hommage ému à un homme aussi engagé que brillant, en demandant à plusieurs spécialistes de ces questions de nous livrer leur commentaire sur ce projet.

Lionel Stoleru situ­ait son atten­tion aux plus dému­nis, à tra­vers sa pro­pre expéri­ence, suc­ces­sive­ment celle d’un enfant de famille juive qui dut se cacher de la per­sé­cu­tion nazie et, après-guerre, celle d’un orphe­lin de père, dans la gêne finan­cière. Ses études supérieures, pas­sant par l’École poly­tech­nique et donc pris­es en charge par l’État, furent un soulage­ment à cet égard et il en gar­dait une recon­nais­sance au pays. 

L’aide aux dému­nis fai­sait donc par­tie des poli­tiques publiques qu’il esti­mait devoir abor­der dans les fonc­tions qui furent les siennes dans la haute admin­is­tra­tion publique ou au niveau ministériel. 

UNE VISION RATIONNELLE

Sa vision était con­crète, celle des trois besoins fon­da­men­taux de la per­son­ne humaine : se nour­rir, se loger, se soign­er. À par­tir de quoi, une approche rationnelle et pra­tique des choses le con­dui­sait à pro­pos­er un traite­ment dif­féren­cié de ces sujets. 

“ La dispersion des aides nuit à leur efficacité ”

En effet, la puis­sance publique est en mesure de con­cevoir et de con­duire des poli­tiques spé­ci­fiques et struc­turées pour le loge­ment ou pour la san­té, avec aujourd’hui encore bien des insuff­i­sances dans les deux cas, mais aus­si des acquis à grande échelle. 

Quant aux besoins de base des per­son­nes à très faibles ressources (besoins à cal­i­br­er par rap­port à la ques­tion de la nour­ri­t­ure quo­ti­di­enne), on s’en remet à des allo­ca­tions sociales divers­es, conçues pour dif­férentes sit­u­a­tions, cela étant com­plété par les mul­ti­ples formes de la char­ité privée et asso­cia­tive, qui peut s’exercer sous forme d’aides en nature, l’exemple le plus con­nu étant celui des Restos du Cœur. 

UN PROJET PREND FORME

La dis­per­sion de ces aides nuit à leur effi­cac­ité : l’obtention en est sou­vent aléa­toire, soumise à des labyrinthes admin­is­trat­ifs, con­traig­nants pour tous, voire dis­suasifs ; finale­ment une grande par­tie des néces­si­teux ne sont pas aidés, soit que des sit­u­a­tions sin­gulières les privent de droits, soit qu’ils ne soient pas en mesure de les faire valoir. 

“ Ne pas apparaître comme une alternative aux revenus du travail ”

Enfin, dans un monde à dom­i­nante marchande, une aide finan­cière est plus cohérente avec la liber­té des per­son­nes, par rap­port à la dépen­dance spé­ci­fique induite par les aides en nature. 

Alors qu’il est directeur du cab­i­net de Valéry Gis­card d’Estaing, min­istre de l’Économie et des Finances, Lionel Stoleru fait un voy­age d’étude sur ce sujet aux États-Unis où enseigne Fried­man, ce qui lui per­met de pré­cis­er le sujet, qu’il développe alors en pub­liant Vain­cre la pau­vreté dans les pays rich­es (1974).

TROIS PRINCIPES

Quelques notions majeures fondent un sys­tème sim­ple selon lequel tout citoyen, pau­vre ou riche, béné­ficiera du revenu de base, comme il béné­fi­cie déjà de la Sécu­rité sociale. 

UNE IDÉE ANCIENNE

L’idée d’un revenu de base généralisé à tous les citoyens, plutôt que des allocations confuses, a été avancée de longue date par quelques sociologues et économistes, en premier lieu Milton Friedman, prix Nobel d’économie, théoricien de l’impôt négatif.

En pre­mier lieu, ce revenu ne doit pas appa­raître comme une alter­na­tive aux revenus du tra­vail, et on doit donc le fix­er à niveau suff­isam­ment inférieur au SMIC, Lionel Stoleru citant un chiffre de 500 €/mois. C’est pour mar­quer cette notion que Lionel Stoleru préfère par­ler de revenu de base, plutôt que de revenu universel. 

Ensuite, l’approche du sujet par la fis­cal­ité per­met de pro­pos­er un sys­tème où tous les citoyens con­tribuables poten­tiels, donc dès dix-huit ans, reçoivent le revenu de base, qui fig­ure aus­sitôt dans l’assiette des revenus impos­ables ; la grille d’imposition est alors adap­tée pour que ce revenu ne soit con­servé que pour les bud­gets les plus mod­estes, par reprise pro­gres­sive sur les revenus plus élevés. 

Une con­séquence pos­i­tive devient alors qu’une plus grande pro­por­tion de citoyens devient impos­able, leurs revenus étant aug­men­tés à la base. On remédie à la sit­u­a­tion actuelle où la moitié des citoyens sont dis­pen­sés de l’impôt et sor­tent du sché­ma de l’effort financier collectif. 

Une autre con­séquence pos­i­tive est la sim­plic­ité d’administration qui en découle, pour les fonc­tion­naires, comme pour les admin­istrés. Enfin, on peut con­cevoir une accept­abil­ité budgé­taire glob­ale pour les finances publiques, dans la mesure où on sub­stitue effec­tive­ment le revenu de base aux aides sociales attribuées sous con­di­tion de ressources (et même une neu­tral­ité budgé­taire selon le niveau de substitution). 

UN NOUVEAU PACTE ÉDUCATIF, POUR UNE SOCIÉTÉ INCLUSIVE, SOLIDAIRE ET JUSTE

Nous sommes tous interpellés par quelques constats alarmants : près de 100 000 jeunes quittent le système scolaire sans diplôme, avec le risque de venir grossir la cohorte de ces fameux NEETs (neither employed nor in education or training), ces jeunes de 15 à 29 ans qui sont sans emploi, non scolarisés ou ne sont pas en formation (ils sont 1,7 million en France).
Près de 20 % des jeunes de 18 à 29 ans vivent aujourd’hui en dessous du seuil de pauvreté, un taux nettement plus élevé que parmi les autres tranches d’âge. Ils sont plus touchés par la montée du chômage, mais également les plus exposés à la précarité, en particulier les plus vulnérables : ces jeunes qui sortent des dispositifs de protection de l’enfance à 18 ans et qui, sans soutien familial, sans réseau, sans aide financière, sont appelés, du jour au lendemain, à devenir « autonomes ».
Alors oui, pour ces jeunes, la question d’un revenu de base ou universel pourrait se poser avec acuité.
Le débat sur le revenu universel relève avant tout d’une problématique philosophique, comme Lionel Stoleru l’exprimait il y a déjà plus de vingt-cinq ans : quelle idée « pouvons-nous nous faire d’une société développée dans laquelle des citoyens ne peuvent pas satisfaire leurs besoins fondamentaux ? ».
Il est indispensable d’agir, avant tout et en urgence, sur les « causes profondes » : la lutte contre la pauvreté et la précarité, par l’insertion sociale et professionnelle des plus fragiles.
Ce combat passe d’abord par un travail de prévention, dès le plus jeune âge, à l’école et auprès des familles, pour endiguer la spirale de l’échec scolaire. Afin que l’école ne soit plus un système qui exclut les plus fragiles ou les « moins formatés ».
La lutte contre le décrochage scolaire doit s’accompagner d’une refonte en profondeur de notre système de formation, impliquant l’ensemble des acteurs, en vue de l’adapter aux nouvelles exigences des métiers de demain.
Enfin, il faut renforcer l’accompagnement social des personnes les plus en difficulté, notamment les jeunes, pour leur permettre d’entrer dans l’emploi et de s’y maintenir. Cela suppose une alliance éducative renouvelée entre le monde des formateurs, dont les enseignants, celui des entreprises, les familles et les jeunes eux-mêmes.
Toute forme de revenu « garanti », comme l’éventuel revenu universel, doit être pensée dans une perspective d’insertion sociale et professionnelle. Il s’agit de la construction d’un idéal de société qui repose sur un nouveau pacte éducatif, à laquelle les jeunes eux-mêmes doivent être associés : un idéal de société fondé sur l’inclusion, la solidarité et la justice, où chacun contribue au bien commun et peut accéder à un revenu qui lui permette de vivre décemment.

Nicolas Truelle (80), directeur général de la Fondation Apprentis d’Auteuil

UNE MISE EN PLACE PROGRESSIVE

Aus­si anci­enne et bien référencée soit-elle, l’idée de revenu uni­versel ou revenu de base ne s’est imposée que pro­gres­sive­ment. Après l’énoncé des principes au début des années 1970, c’est un gou­verne­ment de Valéry Gis­card d’Estaing, auquel Lionel Stoleru par­ticipe en qual­ité de secré­taire d’État, qui en met en œuvre une pre­mière ver­sion, pour une caté­gorie : la forte aug­men­ta­tion du min­i­mum vieil­lesse, en 1974. 

Puis, en 1988, ce sera le gou­verne­ment Rocard, auquel Lionel Stoleru par­ticipe comme secré­taire d’État chargé du Plan, qui créera le Revenu min­i­mum d’insertion, qui cor­re­spond en grande part au con­cept de revenu de base, mais gère le lien aux autres revenus par un pla­fon­nement absolu. 

Le RMI est revu ensuite par le gou­verne­ment Fil­lon (en 2009, Mar­tin Hirsch étant secré­taire d’État) en se trans­for­mant en RSA, Revenu de sol­i­dar­ité active, pour mieux gér­er la com­plé­men­tar­ité avec les revenus du tra­vail : 100 € de revenus du tra­vail ne génèrent que 32 € d’abattement sur le RSA. Il n’est toute­fois pas débar­rassé de sa com­plex­ité admin­is­tra­tive, et n’inclut pas les plus jeunes. 

POUR QUE LE REVENU UNIVERSEL SOIT UN PROJET DE LUTTE CONTRE LA PAUVRETÉ

« Revenu de base », « revenu universel », « refonte des minima sociaux »…
ATD Quart Monde souhaite que ces idées de réforme s’inscrivent d’abord dans un projet de lutte contre la pauvreté, en y associant les premiers concernés.
S’il est pensé avec ceux qui ont la vie la plus difficile, nous serions prêts à expérimenter la mise en place d’un revenu de base sur un territoire précis et limité.
Avec un revenu versé à chacun et de manière automatique, les démarches seront simplifiées. C’est un bon point : face à la complexité des dossiers et aussi à l’humiliation de demander, un tiers des personnes éligibles au RSA y renonce !
Mais cela ne changera pas le regard sur les plus démunis. Or les bénéficiaires des minima sociaux veulent d’abord être respectés. Lorsque l’on perçoit le RSA, on est vite suspect : de ne pas vouloir travailler, de vivre au crochet des autres, de frauder…
Les minima sociaux ne permettent pas de sortir de la pauvreté. Avec un minimum vieillesse ou une allocation pour adultes handicapés à 808 e par mois, on parvient tout juste à s’en sortir.
Avec un RSA à 535 e, on doit aller aux distributions alimentaires. Le montant du revenu de base permettra-t-il une vie digne à une personne n’ayant que cela pour vivre ?
Beaucoup bénéficient aussi de « droits connexes », indispensables pour se soigner comme la couverture maladie universelle complémentaire, ou l’aide à la complémentaire santé, pour se loger (les allocations logement), pour se déplacer, etc. Que deviennent-ils dans ces projets ?
Enfin, les personnes en situation de pauvreté sont conscientes de la diminution des emplois peu qualifiés : elles en sont les premières victimes. Or, avec un revenu universel, elles redoutent d’être définitivement évincées du monde du travail, et de s’entendre dire : « On vous a donné un peu d’argent, on ne veut plus vous entendre. »
Au fond, si l’on veut lutter contre la pauvreté, peut-on ne parler que de revenu ?
Le droit à des moyens convenables d’existence, inscrit dans la Constitution, ne peut par ailleurs être dissocié des autres droits fondamentaux : logement, santé, éducation, etc. Leur mise en œuvre, pour tous, doit être pensée dans une cohérence globale. À ces conditions, oui, le revenu de base deviendrait un élément essentiel, un pilier de l’accès de tous aux droits.

Claire Hédon, présidente d’ATD Quart Monde France

UNE IDÉE EN DÉBAT

L’exposé de Lionel Stoleru sus­ci­tait de nom­breuses ques­tions dans l’assemblée, cer­taines d’inspiration favor­able, qui espéraient une instau­ra­tion prochaine du revenu de base, d’autres plus défa­vor­ables, s’inquiétant des dérives de l’assistanat, ou de la capac­ité des finances publiques. 

Aux sec­onds, Lionel Stoleru répondait par des con­sid­éra­tions sur la néces­sité de la sol­i­dar­ité dans notre société, alors qu’un mil­lion de per­son­nes s’adressent aux Restos du Cœur, et la pos­si­bil­ité d’ajuster les postes budgé­taires, com­plétée par les économies d’administration découlant de la sim­plic­ité de principe du compte fiscal. 

“ Des réformes faites aussi bien par des gouvernements de droite que de gauche ”

Aux pre­miers, il rap­pelait que par nature on était sur une longue marche, et qu’il faudrait très vraisem­blable­ment don­ner encore du « temps au temps ». 

La ques­tion des posi­tions des can­di­dats à la mag­i­s­tra­ture suprême était évidem­ment abor­dée. Lionel Stoleru sig­nalait que les inten­tions pub­liées à ce jour en vue de l’élection de 2017 n’étaient pas pré­cis­es à l’égard du revenu de base ou sim­ple­ment du RSA. 

Il obser­vait aus­si que les réformes suc­ces­sives, à une bonne par­tie d’entre lesquelles il avait con­tribué, ont finale­ment été faites aus­si bien par des gou­verne­ments de droite que de gauche, avec la par­tic­i­pa­tion de per­son­nal­ités issues des deux côtés. 

Enfin, il indi­quait qu’un rap­port tout récent du Sénat, cosigné par des par­lemen­taires de droite comme de gauche, four­nis­sait une analyse détail­lée du revenu de base, notait son adop­tion récente par la Fin­lande, et lui mar­quait sa faveur en en pro­posant une expéri­men­ta­tion en France. 

Ain­si les can­di­dats dis­posent d’une matière pré­cise et con­struc­tive pour s’orienter au ser­vice d’une sol­i­dar­ité nationale effi­cace autant que nécessaire.

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