Le cycle océanique du carbone : la machine thermodynamique et la jungle biologique

Dossier : Océans et littoralMagazine N°575 Mai 2002Par Yves DANDONNEAU
Par Catherine JEANDEL

Le car­bone, qui sous sa forme oxy­dée CO2 (ou encore dioxyde de car­bone) est un gaz à effet de serre, est env­i­ron 50 fois plus abon­dant dans l’océan que dans l’at­mo­sphère. Le dioxyde de car­bone est une molécule très sta­ble qui,dans l’at­mo­sphère, ne réag­it avec aucune autre.

De l’usage de l’énergie solaire (actuelle et fossile)

Dans les milieux por­teurs de vie, c’est-à-dire la sur­face ter­restre et les océans, un mer­veilleux assem­blage de pro­téines est apparu, qui a per­mis le développe­ment des plantes : le pho­to­sys­tème. Sous l’im­pact d’un pho­ton, le pho­to­sys­tème est excité et libère un élec­tron. Très réac­t­ifs, ces élec­trons sont ensuite util­isés par les végé­taux pour bris­er la molécule de CO2. Le car­bone ain­si débar­rassé des atom­es d’oxygène est incor­poré à la matière vivante dont il est le prin­ci­pal con­sti­tu­ant. On l’ap­pelle alors car­bone organique, par référence aux organ­ismes qui en sont con­sti­tués. Le car­bone organique est insta­ble en présence d’oxygène avec lequel il se com­bine pour redonner du gaz car­bonique et de la chaleur.

Une autre belle vagueAujour­d’hui, on a besoin de récupér­er cette chaleur pour soutenir l’ac­tiv­ité humaine, en brûlant très rapi­de­ment (en regard à la lenteur de leur for­ma­tion) les pro­duits de la pho­to­syn­thèse anci­enne que sont la houille et le pét­role. Le rejet annuel de gaz car­bonique est sig­ni­fi­catif (env­i­ron 6 GT/an, soit 5 % des flux naturels échangés entre atmo­sphère et océan par exem­ple). Son effet cumulé con­tribue au ren­force­ment de la couche atmo­sphérique de gaz à effet de serre dans l’at­mo­sphère, et, par suite, à l’aug­men­ta­tion de la tem­péra­ture (on estime que la tem­péra­ture moyenne de la planète a aug­men­té de 0,7 °C au cours du XXe siècle).

Cepen­dant, lorsque l’on établit l’in­ven­taire cumulé de CO2 dans l’at­mo­sphère aujour­d’hui, et que l’on com­pare au stock brûlé depuis cent cinquante ans, on ne retrou­ve que la moitié de ce stock. Cela sig­ni­fie qu’une par­tie de ce CO2 (dit ” anthropique ”) a été réab­sorbé par la biosphère con­ti­nen­tale ou par l’océan…

Reste à déter­min­er dans quelles pro­por­tions ces deux réser­voirs réagis­sent à cet ajout de car­bone : en d’autres ter­mes, com­ment ils se réor­gan­isent face à cette per­tur­ba­tion des flux naturels.

Com­pren­dre les réac­tions de l’océan (donc, fon­da­men­tale­ment, son fonc­tion­nement) est un des objec­tifs que se sont fixés les biogéochimistes marins.

Or l’océan est un milieu physique, chim­ique et biologique, ce que nous illus­trons ci-après. Pour com­pren­dre son rôle dans le cycle du car­bone il nous faut donc quan­ti­fi­er tous les trans­ports : celui par l’eau (courants marins…), celui par la vie (biolo­gie marine) ain­si que les trans­ferts de la phase dis­soute à la phase ” par­tic­ule vivante ” (et récipro­que­ment) qui passe par la présence de bac­téries, les équili­bres chim­iques et la présence plus ou moins tran­si­toire d’e­spèces chim­iques et organiques dissoutes.

L’océan et l’atmosphère échangent en permanence du CO2

L’in­ter­face entre l’océan et l’at­mo­sphère est tra­ver­sée par un flux de gaz car­bonique qui tend à égalis­er les pres­sions par­tielles de CO2 dans ces deux milieux. Dans l’at­mo­sphère, la pres­sion par­tielle de CO2 est une fonc­tion sim­ple de la con­cen­tra­tion en CO2 et de la pres­sion atmo­sphérique, toutes deux étant rel­a­tive­ment peu vari­ables. Dans l’océan, c’est un peu moins sim­ple, pour deux raisons :

  • d’une part le car­bone oxy­dé s’y présente sous trois formes : le gaz car­bonique CO2 dis­sous et les bicar­bon­ates HCO3- et car­bon­ates CO32-. Ces deux dernières espèces chim­iques sont le pro­duit de la dis­so­ci­a­tion acide du gaz car­bonique après sa dis­so­lu­tion dans l’eau, selon l’équili­bre 2 HCO3- ⇔ CO32- + CO2 + H2O. (La somme ” CO2 dis­sous, ions car­bon­ates et bicar­bon­ates ” est appelée car­bone minéral en français, par allu­sion aux car­bon­ates qui abon­dent dans les roches, alors que les Anglo­phones en l’ap­pelant ” inor­gan­ic car­bon ” met­tent en avant la référence à la vie.) ;
  • d’autre part, la sol­u­bil­ité du CO2 dans l’eau inter­vient aus­si : lorsqu’elle aug­mente (essen­tielle­ment lorsque l’eau se refroid­it), la pres­sion par­tielle de CO2 dimin­ue, et inverse­ment. Le réchauf­fe­ment ou le refroidisse­ment de l’eau au cours de sa cir­cu­la­tion vont donc déter­min­er pour une bonne part l’échange entre l’océan et l’atmosphère. 


Prenons par exem­ple une masse d’eau qui, du fait de la cir­cu­la­tion océanique, est remon­tée à la sur­face de l’océan au large de l’An­go­la (on appelle ces zones de remon­tée d’eau des ” upwellings ”). Cette eau est très chargée en car­bon­ates et sa pres­sion par­tielle est élevée. Elle donne donc du CO2 à l’at­mo­sphère, et ceci se pro­longe puisqu’elle dérive vers l’équa­teur et vers le Brésil, en se réchauf­fant sous un fort soleil. Cette eau a de bonnes chances de pass­er au nord du Brésil, et dans la mer des Caraïbes, à force de céder du CO2 à l’at­mo­sphère, elle aura à peu près atteint l’équili­bre. Com­mence alors sa dérive vers le nord avec le Gulf Stream. Là, l’eau se refroid­it, la sol­u­bil­ité du CO2 aug­mente, et notre eau va donc absorber du CO2 atmosphérique.

Concentration CO2 et température dans la mer au cours du temps
© 1999 ADDISON WESLEY LONGMAN, INC.

Avant que com­mence le rejet mas­sif de CO2 dans l’at­mo­sphère par l’ac­tiv­ité humaine, le bilan de tels échanges était nul. Actuelle­ment, comme la pres­sion par­tielle de CO2 dans l’at­mo­sphère aug­mente, un flux ” anthropique ” s’est instau­ré, de l’at­mo­sphère vers l’océan. Notons que ce flux est ampli­fié (par un fac­teur 10 env­i­ron) par l’équili­bre illus­tré par l’équa­tion chim­ique ci-dessus : en effet, lorsque du CO2 pénètre dans (ou sort de) l’océan, cet équili­bre en annule à peu près les 9/10e, de telle sorte que l’é­cart de pres­sion par­tielle entre les deux milieux per­siste beau­coup plus longtemps que si l’océan n’é­tait pas un milieu ion­isé riche en carbonates.

Nous illus­trons ain­si que le car­bone est trans­porté par la cir­cu­la­tion générale océanique, de telle sorte que tout change­ment de celle-ci en réponse aux mod­i­fi­ca­tions du cli­mat induira un change­ment du con­trôle du CO2 par l’océan. Le cycle du car­bone est donc étroite­ment lié à l’évo­lu­tion de ce pre­mier mail­lon : le trans­port des espèces.

Au contraire de la biosphère terrestre, la surface de l’océan s’ouvre sur un immense réservoir : l’océan profond

L’océan est le siège de la pho­to­syn­thèse (qui fixe le car­bone dans les pro­duits de la vie marine). L’én­ergie pro­duite par la com­bus­tion du car­bone organique est aus­si util­isée par les organ­ismes pour entretenir leurs réac­tions chim­iques, se déplac­er, se repro­duire, etc. Ce proces­sus de récupéra­tion de chaleur (ou d’én­ergie) par les organ­ismes en brûlant le car­bone organique s’ap­pelle la respiration.

Entre la pho­to­syn­thèse et la res­pi­ra­tion, la forme organique ne représente donc qu’un état tran­si­toire du car­bone, qui chem­ine de proies en pré­da­teurs via une cas­cade d’or­gan­ismes. Les déchets organiques de cette chaîne sont eux aus­si peu à peu oxy­dés en présence d’oxygène. Com­paré à l’énorme quan­tité de car­bon­ates des roches ou des océans, le monde vivant et ses pro­duits dégradés offrent des capac­ités de stock­age mod­estes. Leur com­bus­tion immé­di­ate suf­fi­rait toute­fois pour quadru­pler la con­cen­tra­tion en CO2 de l’atmosphère.

Plus réal­iste, et au cen­tre des préoc­cu­pa­tions des biogéochimistes, le cycle du car­bone se fait selon une chaîne de réac­tions qui va de la pho­to­syn­thèse à la res­pi­ra­tion, orchestrée par une mul­ti­tude d’or­gan­ismes qui ont cha­cun leur pro­pre réac­tiv­ité face au cli­mat et à ses change­ments. Vis-à-vis de ce cycle, les océans présen­tent des analo­gies avec ce qui se passe sur les ter­res émergées pour la biosphère ter­restre, mais ils ont aus­si des car­ac­téris­tiques qui leur con­fèrent un rôle cli­ma­tique particulier.

Tout jar­dinier, même s’il n’est qu’a­ma­teur, et surtout s’il cajole un tas de com­post dans un coin, a une idée très cor­recte du cycle du car­bone. Il sait que la masse végé­tale issue de la pho­to­syn­thèse à la belle sai­son, qu’elle soit ou non dévorée par les insectes et les limaces, finit en grande par­tie sur le sol où les micro-organ­ismes achèvent son pour­risse­ment. Une par­tie se retrou­ve enfouie dans les pre­miers cen­timètres du sol et devient humus, pour le plus grand bien des plantes l’été suiv­ant, et on aide en cela en enfouis­sant cette masse végé­tale par labour. Entretenir l’hu­mus est une préoc­cu­pa­tion per­ma­nente, car cet humus est rapi­de­ment oxy­dé en CO2 dans un sol trop aéré dès qu’il fait chaud.

Si un arbre pousse, du car­bone est stocké pour des dizaines, voire des cen­taines d’an­nées, dans le bois qui le con­stitue. Tout cela peut pren­dre place dans un jar­dinet. Enfin, le gaz car­bonique est là, disponible, dans l’air ambiant, mais dis­pos­er d’eau en quan­tité suff­isante est cer­taine­ment la prin­ci­pale clé du succès.

Au con­traire, dans l’océan, l’eau ne manque jamais, mais elle est très pau­vre en sels nutri­tifs, et c’est l’abon­dance de ces sels nutri­tifs, vari­able selon les régions et les saisons, qui con­di­tionne en pre­mier lieu la capac­ité de l’océan à trans­former ses car­bon­ates en car­bone organique. D’autre part, l’océan est ani­mé par des courants, et il est en mélange per­ma­nent. À l’o­rig­ine de ces mou­ve­ments, sa flu­id­ité, et les réa­juste­ments con­sé­cu­tifs à l’iné­gale répar­ti­tion de la chaleur reçue du soleil. Le temps de renou­velle­ment de l’océan est de l’or­dre du mil­li­er d’an­nées, et le ” moteur ” de sa cir­cu­la­tion glob­ale est l’en­fon­ce­ment des eaux de sur­face au voisi­nage des pôles par suite de leur refroidisse­ment et de l’ac­croisse­ment de leur den­sité qui en résulte.

Dans le long cir­cuit qui s’en suit, au cours duquel l’eau froide pro­fonde se dirige vers l’équa­teur, puis remonte ensuite de façon dif­fuse, les sub­stances dis­soutes, et en par­ti­c­uli­er les sels nutri­tifs, sont trans­portés de manière pas­sive. Si on ajoute à ces con­di­tions la dif­fu­sion tur­bu­lente, les sub­stances dis­soutes dans l’océan devraient être répar­ties de façon uni­forme. Ce n’est pas le cas, car la matière organique élaborée à par­tir de la pho­to­syn­thèse est pour une bonne par­tie organ­isée en cel­lules vivantes, puis en débris, et ces entités ont une den­sité qui, dans la plu­part des cas, est légère­ment supérieure à celle de l’eau de mer.

En s’en­fonçant vers les fonds océaniques, elles retirent de l’eau de sur­face du car­bone, de l’a­zote et du phos­pho­re dans les pro­por­tions 1 : 6,8 : 16, qui sont en moyenne les pro­por­tions dans lesquelles ces élé­ments se trou­vent dans la matière vivante. Au cours de leur longue descente, ces par­tic­ules sont soumis­es à une dégra­da­tion par l’ac­tion des bac­téries, puis peu à peu oxy­dées pour revenir aux formes ini­tiales : car­bon­ates, nitrates et phos­phates. Quoique faible, ce flux suf­fit à instau­r­er dans l’océan un équili­bre car­ac­térisé par une couche super­fi­cielle éclairée, où l’én­ergie des pho­tons pour­rait per­me­t­tre la pho­to­syn­thèse de la matière organique si des sels nutri­tifs étaient présents (mais le plus sou­vent, il n’en reste pra­tique­ment pas, drainés qu’ils ont été par la sédi­men­ta­tion des par­tic­ules), et par une couche pro­fonde où ces sels nutri­tifs sont abon­dants, mais où les pho­tons ne parvi­en­nent pas.

Le cycle du carbone dans l’océan
Le cycle du car­bone dans l’océan.
Aux hautes lat­i­tudes, en hiv­er, après une pho­to­syn­thèse active et un refroidisse­ment de l’eau, les couch­es super­fi­cielles absorbent du CO2 atmo­sphérique, puis plon­gent vers les pro­fondeurs ; ces eaux s’écoulent lente­ment sur les fonds océaniques, où elles reçoivent des débris organiques en cours de minéral­i­sa­tion, et se char­gent donc en CO2 ; aux bass­es lat­i­tudes, les eaux pro­fondes remon­tent à la sur­face et libèrent du CO2 dans l’atmosphère ; en déri­vant à la sur­face des océans, les con­cen­tra­tions en CO2 des eaux s’équilibrent avec celles de l’atmosphère, et la pho­to­syn­thèse y engen­dre des débris organiques qui enrichissent l’eau pro­fonde en car­bone fixé. © ÉDITIONS POUR LA SCIENCE, OCTOBRE 1998

Cet équili­bre régit une grande par­tie de l’océan mon­di­al. Il est la règle dans les vastes gyres sub­trop­i­caux qui sont ani­més par les vents alizés aux bass­es lat­i­tudes, et par les vents d’ouest aux lat­i­tudes tem­pérées. La vie se con­cen­tre alors à la fron­tière entre les deux domaines, en prof­i­tant de la lente remon­tée, dif­fuse ou tur­bu­lente, des sels nutri­tifs, et du faible flux de pho­tons qui y parvient. Les régions soumis­es à ce régime sont dites olig­otro­phes (du grec régime mai­gre), et la pluie de par­tic­ules qui sédi­mentent est peu intense.

Mais dans cer­taines régions, ou à cer­taines saisons, la con­ju­gai­son des sels nutri­tifs et de la lumière s’opère, et la vie pro­lifère. Il s’ag­it des régions situées à l’est des océans trop­i­caux, où l’eau pro­fonde remonte vers la sur­face sous l’ef­fet des upwellings (Mau­ri­tanie, Benguela, Pérou, Cal­i­fornie), ou bien des moyennes et hautes lat­i­tudes lorsque, après l’hiv­er au cours duquel le refroidisse­ment super­fi­ciel a don­né lieu à une aug­men­ta­tion de la den­sité, et à un mélange avec l’eau pro­fonde, le retour du soleil per­met une sta­bil­i­sa­tion de la couche super­fi­cielle et amène les pho­tons qui fai­saient défaut. Alors, l’océan ” grouille de vie ” (pêcheries de Mau­ri­tanie, du Pérou, de Terre-Neuve), et c’est une véri­ta­ble averse de par­tic­ules organiques qui se dépose sur le fond de l’océan.

Cette expor­ta­tion de matière organique vers la pro­fondeur s’ac­com­pa­gne d’une diminu­tion de la con­cen­tra­tion en car­bone minéral de la couche super­fi­cielle, éclairée, de l’océan. Cette con­cen­tra­tion peut ain­si, après la poussée de planc­ton du print­emps aux lat­i­tudes tem­pérées, pass­er de 2 100 à 1 800 micro­moles par kg. Ce n’est pas là une réduc­tion dra­ma­tique, mais les car­bon­ates font l’ob­jet d’un équili­bre en mer entre le gaz car­bonique dis­sous, l’ion car­bon­ate CO32-, et l’ion bicar­bon­ate HCO3-, ce dernier étant le plus abon­dant, de telle sorte que lorsque deux ions bicar­bon­ate sont fixés par pho­to­syn­thèse, une mole de gaz car­bonique et un ion car­bon­ate vien­nent les rem­plac­er. L’ef­fet sur la pres­sion par­tielle de CO2 à la sur­face de l’océan est fort du fait de la sol­u­bil­ité de ce gaz, et ain­si, alors que la pres­sion par­tielle de CO2 est de l’or­dre de 400 microat­mo­sphères (µatm) à la sur­face de l’At­lan­tique Nord en hiv­er, elle passe à env­i­ron 300 µatm après la poussée print­anière de planc­ton. Or, l’échange de gaz car­bonique entre l’océan et l’at­mo­sphère obéit à un rap­pel vers l’équili­bre entre ces deux milieux, mod­ulé par la vitesse du vent et par la dif­férence de pres­sion par­tielle pCO2(mer) — pCO2(air).

Mesurer les flux : un véritable enjeu

Une approche sim­ple a guidé les pas des océanographes biogéochimistes jusque vers 1990 : con­statant d’une part que la disponi­bil­ité en nitrates con­di­tion­nait l’abon­dance du phy­to­planc­ton et son taux de crois­sance, et d’autre part que les deux com­posants prin­ci­paux de la matière vivante, le car­bone et l’a­zote, s’y trou­vaient dans un rap­port C/N = 6,6, l’é­tude du cycle du car­bone a été calquée sur celle du cycle de l’a­zote. La per­ti­nence de cette approche était évi­dente : la présence ou l’ab­sence de nitrates est la con­di­tion sine qua non de la crois­sance du phy­to­planc­ton, et de plus, la mesure de la con­cen­tra­tion en nitrates est beau­coup plus aisée que celle des carbonates.

L’épuise­ment total en nitrate est en effet l’é­tat vers lequel ten­dent (et qu’at­teignent en général) les eaux super­fi­cielles de l’océan. Sous ces hypothès­es sim­ples, il suff­i­sait donc de représen­ter au moyen de mod­èles de cir­cu­la­tion océanique l’ap­port de nitrate vers les couch­es éclairées proches de la sur­face, puis de représen­ter la con­som­ma­tion de ces nitrates par le phy­to­planc­ton en se bas­ant sur des mesures de flux biogéochim­iques réal­isées sur le ter­rain. La fix­a­tion biologique de car­bone (ou puits biologique de car­bone) pou­vait être déduite de celle des nitrates en la mul­ti­pli­ant par 6,6, fac­teur dénom­mé ” rap­port de Red­field ” du nom de celui qui a le pre­mier établi la valeur des rap­ports dans lesquels les élé­ments sont mis en jeu par les proces­sus biologiques en mer. Cette appar­ente sim­plic­ité cache tout de même de nom­breuses difficultés.

On ne sait pas, ou mal, mesur­er la plu­part des flux biologiques, qui, pour la plu­part, s’ef­fectuent en même temps dans les deux sens. Par exem­ple, le phy­to­planc­ton respire en même temps qu’il réalise la fix­a­tion de car­bone par pho­to­syn­thèse. Ou bien encore, le zoo­planc­ton qui broute le phy­to­planc­ton rejette dans ses résidus de diges­tion des sels nutri­tifs qui sont de nou­veau assim­ilés par le phy­to­planc­ton, sans don­ner lieu à une expor­ta­tion de car­bone en par­tic­ules vers la profondeur.

D’une façon générale, l’é­cosys­tème océanique tend à con­serv­er les élé­ments qui lui sont indis­pens­ables, l’ex­em­ple le plus remar­quable étant celui de la ” boucle micro­bi­enne ” qu’on peut sché­ma­tis­er de la manière suiv­ante : le phy­to­planc­ton de petite taille est brouté par le micro­zoo­planc­ton qui excrète de l’urée, laque­lle donne rapi­de­ment de l’am­mo­ni­aque qui est assim­ilée par le même petit phy­to­planc­ton, fer­mant le cycle. Les pos­si­bles déchets, et cel­lules mortes, sont attaqués par les bac­téries qui restituent de l’ammoniaque.

Cette boucle micro­bi­enne est active dans la qua­si-total­ité de l’océan mon­di­al où elle représente une par­tie impor­tante de l’ac­tiv­ité biologique. Très peu de matière s’en échappe, et la mesure des flux y est très dif­fi­cile dans la mesure où on ne sait pas sépar­er dans l’eau de mer le pico­phy­to­planc­ton du micro­zoo­planc­ton ou des bactéries.

L’in­stru­ment qui devrait théorique­ment le mieux per­me­t­tre d’es­timer le puits biologique de car­bone est le piège à par­tic­ules, qui, à l’in­star d’un plu­viomètre, cap­ture tout ce qui tombe sur une sur­face don­née. Placé sous la couche éclairée, il mesur­era le flux de par­tic­ules exportées par l’é­cosys­tème de cette couche. Placé à prox­im­ité du fond de l’océan, il mesur­era le flux qui parvient au sédi­ment et dont une par­tie sera enfouie pour des temps géologiques. Entre les deux : la dégra­da­tion et la rem­inéral­i­sa­tion de ces par­tic­ules par les bac­téries qui les accompagnent.

Mais il n’y a pas d’in­stru­ment mir­a­cle : les pièges fonc­tion­nent mal (essayez dans une bour­rasque de neige de mesur­er la quan­tité qui tombe au moyen d’un verre tenu à la main !) ; de plus, une par­tie impor­tante du puits biologique de car­bone leur échappe : c’est celle qui se fait sous forme de molécules organiques dis­soutes, qui suiv­ent les mass­es d’eau sans sédi­menter, résis­tent longtemps à l’oxy­da­tion, et peu­vent finale­ment être entraînées avec les eaux, lorsque celles-ci plon­gent sous l’ef­fet d’un refroidisse­ment ou d’une con­ver­gence de courant.

Une diversité d’espèces qui correspond à une diversité de fonctions

Pour impar­faits qu’ils soient, ces pièges à par­tic­ules con­fir­ment toute­fois des résul­tats étab­lis à par­tir de bilans saison­niers de car­bone et d’a­zote dans les eaux super­fi­cielles, qui mon­trent que les puits biologiques de car­bone et d’a­zote se font la plu­part du temps dans un rap­port supérieur à la valeur 6,6 établie par Redfield.

Dans les très vastes gyres sub­trop­i­caux olig­otro­phes par exem­ple (c’est-à-dire le cen­tre des bassins océaniques, entre 10° et 35° de lat­i­tude), un bilan de la diminu­tion des car­bon­ates et des nitrates dans la couche de sur­face entre la fin de l’hiv­er et l’au­tomne fait appa­raître que pour chaque mole de nitrate con­som­mée, c’est davan­tage que 6,6 moles de CO2 qui dis­parais­sent. La valeur de ce rap­port dépend de façon mal con­nue de l’assem­blage d’e­spèces qui con­stituent l’é­cosys­tème. Déduire par un sim­ple rap­port le cycle du car­bone de celui de l’a­zote en donne donc une image qui ne cor­re­spond pas à la réal­ité. Il existe en par­ti­c­uli­er deux proces­sus biologiques qui sont d’une impor­tance moin­dre que la pho­to­syn­thèse, mais dont la prise en compte est néces­saire pour bien représen­ter les flux de matière dans l’océan : la bio­cal­ci­fi­ca­tion et la diazotrophie.

La bio­cal­ci­fi­ca­tion est la fab­ri­ca­tion de pièces cal­caires par cer­tains organ­ismes. En asso­ciant sous forme de cal­caire insol­u­ble un ion car­bon­ate CO32- à un ion cal­ci­um Ca2+, elle déplace (ici vers la droite) l’équili­bre des carbonates
2 HCO3- ⇔ CO2 + H2O + CO32-.

En dégageant du CO2, elle tend aus­si à don­ner un rôle de source à l’océan vis-à-vis de l’at­mo­sphère, et ce rôle est ren­for­cé par la diminu­tion d’al­calin­ité (équiv­a­lente à une aug­men­ta­tion de pH : l’a­jout d’acide dans une solu­tion de car­bon­ates, c’est bien con­nu, en dégage ces car­bon­ates sous forme de CO2). Les pièces cal­caires ain­si for­mées finis­sent par s’en­fon­cer vers les fonds marins dont elles con­stituent une par­tie par­fois importante.

Même lorsqu’elles se dis­sol­vent par­tielle­ment ou entière­ment au cours de leur descente, leur éva­sion de la couche super­fi­cielle de l’océan représente un puits de car­bone, puisqu’il s’ag­it de car­bone qui n’est plus en con­tact avec l’at­mo­sphère pour des durées longues, mais la diminu­tion de l’al­calin­ité qui s’en suit entraîne para­doxale­ment une aug­men­ta­tion de la pres­sion par­tielle de CO2, dont l’ef­fet pre­mier est d’en­traîn­er une éva­sion (ou une inva­sion moin­dre) du CO2 de l’océan.

Du fait des par­ties solides qui sont pro­duites, on désigne par­fois ce proces­sus sous le nom de pompe dure de car­bone, par oppo­si­tion avec la pompe biologique qui est basée sur la pro­duc­tion de tis­sus vivants mous. Les prin­ci­paux organ­ismes qui fab­riquent des pièces cal­caires sont les coc­col­ithophoridés, les foraminifères et les ptéropodes. Les pre­miers sont des algues dont le diamètre est com­pris entre 2 et 3 microns, et qui pro­lifèrent par­fois de manière impor­tante, notam­ment dans l’At­lan­tique Nord au mois de juin.

Les foraminifères sont des pro­to­zoaires qui font par­tie du règne ani­mal et qui se fab­riquent une coquille cal­caire. Il en existe plusieurs espèces avec une répar­ti­tion assez large. On les retrou­ve dans les sédi­ments où leurs préférences écologiques actuelles leur con­fèrent un rôle d’indi­ca­teurs des con­di­tions passées. En par­ti­c­uli­er, les ions HCO3- qui par­ticipent à la réac­tion ci-dessus et dont l’iso­tope 13 du car­bone est plus ou moins délais­sé lors de la réac­tion de bio­cal­ci­fi­ca­tion en fonc­tion de la tem­péra­ture de l’eau de mer. Leurs coquilles dans les sédi­ments anciens con­stituent donc des paléother­momètres. Les ptéropodes sont des mol­lusques pélagiques.

La dia­zotro­phie désigne la pro­priété qu’ont cer­taines algues de se pro­cur­er l’a­zote qui leur est néces­saire à par­tir de molécules d’a­zote N2 dis­soutes dans l’eau. Par rap­port aux réserves de nitrate exis­tantes, les disponi­bil­ités de N2 sont pra­tique­ment infinies, de telle sorte que l’élab­o­ra­tion de matière vivante est, dans ce cas, non pas freinée par la rareté des nitrates, mais plutôt par celle des phos­phates, et aus­si par celle du fer. Ce sont prin­ci­pale­ment les ” Tri­chodesmi­um “, des algues cyanophy­cées qui for­ment des fil­a­ments de près de 1 mm de longueur, qui pos­sè­dent cette capac­ité. On les trou­ve par­fois en abon­dance dans les mers trop­i­cales, cette abon­dance étant un effet de leur flot­ta­bil­ité pos­i­tive et de con­ver­gences de vents.

Alors qu’une pho­to­syn­thèse accom­pa­g­née par l’as­sim­i­la­tion de nitrate n’a pas d’in­flu­ence sur le stock d’a­zote de l’océan, la dia­zotro­phie entraîne un gain net d’a­zote, et une quan­tité d’a­zote accrue dans l’océan per­met de mobilis­er sous forme organique une plus grande quan­tité de car­bone. La dia­zotro­phie, quoique met­tant actuelle­ment en jeu des quan­tités d’a­zote mod­estes, est donc de nature à aug­menter l’ef­fi­cac­ité de la pompe biologique de carbone.

Il existe toute­fois un proces­sus opposé : la déni­tri­fi­ca­tion, qui se pro­duit dans des mass­es d’eau très appau­vries en oxygène. De telles mass­es d’eau se ren­con­trent en pro­fondeur dans les régions extrême­ment pro­duc­tives comme l’upwelling du Pérou ou la mer d’Ara­bie. Alors, l’oxygène dis­sous dans l’eau ne suf­fit plus pour oxy­der l’énorme quan­tité de matière organique pro­duite, et par le biais de cer­taines bac­téries qui en pos­sè­dent la capac­ité, l’oxygène indis­pens­able est pris aux ions NO3-, avec libéra­tion de N2.

Dia­zotro­phie et déni­tri­fi­ca­tion sont totale­ment indépen­dantes, ont lieu dans des régions dis­jointes, mais leur équili­bre définit cepen­dant pour une bonne part l’évo­lu­tion du stock de nitrate de l’océan.

Les coc­col­ithophoridés qui accom­plis­sent la bio­cal­ci­fi­ca­tion, ain­si que les Tri­chodesmi­um qui sont dia­zotro­phes, pos­sè­dent des pro­priétés optiques par­ti­c­ulières : les pièces cal­caires chez les pre­miers, et des bulles de gaz chez les sec­onds, dif­fusent la lumière et don­nent à l’océan une col­oration par­ti­c­ulière, très éloignée du bleu tra­di­tion­nel. Ceci four­nit le moyen de les détecter par satel­lite, et quan­ti­fi­er ces deux proces­sus par télédé­tec­tion de la couleur de la mer est actuelle­ment une voie de recherche.

De manière générale, la télédé­tec­tion de la couleur de l’océan per­met de quan­ti­fi­er sa con­cen­tra­tion en chloro­phylle, et grâce à la puis­sance de cet out­il, capa­ble d’ob­serv­er l’océan glob­al en quelques jours, pen­dant plusieurs années, il est pos­si­ble d’es­timer en per­ma­nence la pho­to­syn­thèse. La chloro­phylle est en effet un des élé­ments du pho­to­sys­tème des algues, et on con­naît de mieux en mieux les paramètres de mod­èles de pho­to­syn­thèse for­cés par la lumière et par la con­cen­tra­tion en chlorophylle.

Depuis 1997, un satel­lite améri­cain, Sea­W­iFS, four­nit de telles don­nées. Le relais devrait être pris vers la mi-2002 par un cap­teur européen, MERIS, puis par un cap­teur français, POLDER. L’u­til­i­sa­tion de mod­èles de cir­cu­la­tion océaniques cou­plés à des mod­èles biogéochim­iques et prenant en compte l’in­for­ma­tion fournie par ces satel­lites est une stratégie très lourde mais qui offre la per­spec­tive de pou­voir com­pren­dre et cor­recte­ment représen­ter le puits biologique de carbone.

En plus de l’a­zote comme élé­ment lim­i­tant pour la syn­thèse de matière organique, nous auri­ons pu évo­quer la sil­ice, qui est indis­pens­able pour la crois­sance des diatomées, qui en font leur squelette et sont les algues les plus effi­caces en ter­mes d’en­fouisse­ment de car­bone organique vers la pro­fondeur. Nous avons aus­si évo­qué le phos­pho­re, et surtout le fer, indis­pens­able à haute dose pour la diazotrophie.

Le fer est très abon­dant dans l’en­vi­ron­nement ter­restre, dans les sols, mais il est très peu sol­u­ble et comme cela a été mon­tré pen­dant les années 1990, c’est lui qui lim­ite prob­a­ble­ment le plus le puits biologique de car­bone. Des atom­es de fer font en effet par­tie de cer­taines pro­téines du pho­to­sys­tème, et sont indis­pens­ables à la crois­sance du phy­to­planc­ton. Comme le fer est très peu sol­u­ble dans l’océan, sa disponi­bil­ité dépend finale­ment des retombées de pous­sières atmo­sphériques. C’est pour cette rai­son que le Paci­fique équa­to­r­i­al, ou que l’océan Antarc­tique, présen­tent en sur­face des con­cen­tra­tions élevées en nitrates, qui, para­doxale­ment, ne sont util­isés que très lente­ment par la pho­to­syn­thèse. La rai­son est l’éloigne­ment de ces régions par rap­port aux con­ti­nents, et, con­séc­u­tive­ment, la rareté des retombées de pous­sières océaniques.

Une rétroaction du changement climatique sur les espèces ?

La pompe biologique de car­bone par l’océan est donc un sys­tème à plusieurs com­posantes (pho­to­syn­thèse, bio­cal­ci­fi­ca­tion, dia­zotro­phie, res­pi­ra­tion, sédi­men­ta­tion, disponi­bil­ité en nitrate, en phos­phate, en sil­ice, en fer), et cette com­plex­ité est accrue par la diver­sité des acteurs qui interviennent.

Les mil­liers d’e­spèces qui con­stituent le planc­ton ont cha­cune un poten­tiel géné­tique qui définit leurs capac­ités de crois­sance, leurs besoins, leur adapt­abil­ité, leurs inter­ac­tions avec leurs pré­da­teurs ou leurs proies. Dans l’é­tat présent de l’océan, sous le cli­mat actuel, elles met­tent en œuvre la pompe biologique qui con­tribue, dans une cer­taine mesure, à réduire l’ac­cu­mu­la­tion de CO2 dans l’at­mo­sphère. Dans un cli­mat mod­i­fié, le peu­ple­ment planc­tonique s’adaptera, et c’est un assem­blage d’e­spèces dif­férent qui met­tra en œuvre cette pompe biologique. Prévoir la ten­dance qui s’in­stau­r­era n’est pas facile, et le pre­mier pas con­siste sans doute à com­pren­dre com­ment le cli­mat actuel, et la cir­cu­la­tion océanique qui en découle, con­trô­lent le peu­ple­ment actuel. 

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