Le chef d’orchestre Émile Lemoine, les X1860 et Marcel Proust

Émile Lemoine (X1860) n’est pas le plus connu des polytechniciens musiciens, mais il n’en est que plus pertinent de porter l’attention sur ces amateurs d’élite qui ont joué un rôle important dans la vie culturelle de leur époque. Pour ce qui est de l’intéressé, il n’a été rien de moins que le créateur du Point Gamma à l’École, l’animateur d’un salon musical réputé de la société cultivée de son temps, le créateur et l’interprète de musiques de chambre « contemporaines » et audacieuses, l’instigateur du retour en vogue du septuor et l’inspirateur de Proust pour ce qui concerne le salon des Verdurin et le choix de la dernière œuvre de Vinteuil ! On mérite une certaine notoriété pour cela…
Émile Michel Hyacinthe Lemoine est né le 22 novembre 1840 à Quimper. Fils d’un officier d’infanterie légère ayant servi dans les armées napoléoniennes, il étudie au Prytanée militaire de La Flèche et intègre Polytechnique en 1860. Si diverses formations musicales sont de tradition au sein de l’École depuis sa création, pour cette promotion (X1860) la musique semble avoir été une passion particulière que ses membres désiraient faire partager. Bientôt se forme autour du dynamique et passionné Émile Lemoine, violoniste puis altiste par nécessité (personne ne pratiquait l’alto), un quatuor : André Peyrot est au violon (X1860, 1841-?), Frédéric Rossel au violoncelle (X1860, 1841-?) et l’un des deux frères Bazaine, Achille (X1860,1840–1928) ou Adolphe (X1860, 1841–1935) au piano.
« Lemoine imagine la première fête du Point Gamma un défilé en costumes et en musique le 21 mars 1862. »
C’est un autre condisciple, le futur mathématicien Hermann Laurent (X1860, 1841–1908), qui aurait baptisé cette formation en lançant à un Lemoine très pressé de rejoindre une répétition : « Reste avec moi, laisse la trompette tranquille » ; « la trompette » désignera donc ironiquement, mais aussi de façon prémonitoire, ce quatuor à cordes qui, en s’élargissant, intégrera des cuivres. Loin de se limiter à la musique de chambre en effet, féru des « récits des fêtes religieuses antiques », Lemoine imagine la première fête du Point Gamma un défilé en costumes et en musique le 21 mars 1862, en référence à ce point « par où passe la Terre à l’équinoxe de printemps » auquel son professeur d’astronomie revenait sans cesse, et organise des festivités à l’image des célébrations païennes de sortie d’hiver.
Il confie la composition de la musique à son condisciple, le futur physicien, membre de l’Institut, Marie-Alfred Cornu (X1860, 1841–1902), qui arrange et orchestre des airs de l’École en une Ouverture pour l’orchestre des élèves. Il en attribue la partie vocale qui doit suivre à Léon Waldemar Lefebvre (X1861, 1843–1917) et se réserve la baguette.
Du Point Gamma au point Lemoine
Après sa sortie de l’École, en 1866, Lemoine mène une vie de « dilettante » au sens propre, doublement intéressé par les sciences et les arts. Il donne des cours à l’École des mines et à celles de l’Architecture et des Beaux-Arts, puis intègre le laboratoire de chimie de Charles Adolphe Wurtz (1817−1884) avec lequel il fonde l’Association française pour l’avancement des sciences au congrès de Lyon de 1873. C’est là qu’il présente la découverte qui bouleverse la géométrie du triangle et bâtit sa notoriété scientifique : Sur quelques propriétés d’un point remarquable du triangle. En 1874 il précise sa Note sur les propriétés du centre des médianes antiparallèles dans un triangle : le point de Lemoine est né. Il fera ensuite une carrière d’ingénieur civil à la préfecture de la Seine de 1887 à 1898, comme « chef du service de la vérification du gaz et des compteurs ».

Un salon Verdurin ?
Mais sa grande passion reste « la trompète », comme le graphiera toujours Lemoine en référence à « la société filologique française » et au verbe « trompeter ». Il se fait représenter en moine trompettiste par le peintre Émile Bayard en 1881 et se sert du dessin comme en-tête de papier à lettres. Mais, précise-t-il, il tient la « trompète » de la main gauche sur ce portrait pour bien indiquer qu’il n’en joue pas. La Trompète est sa « fille » et il en est le « créateur et père » avec ses « fidèles ». Les X1860 trompètent d’abord dans les salles de l’École, puis dans leurs « logis insuffisants » ou dans « des ateliers plus vastes prêtés par nos amis peintres ou sculpteurs », comme celui du peintre Camille Piton.
La réputation aidant et l’agrégation de musiciens professionnels comme Saint-Saëns ou Raoul Pugno, les séances des « tubicoles » ont lieu chez Pleyel, chez Braud, puis à partir du 4 janvier 1873 chez Érard et enfin dans la salle ordinaire de l’Horticulture que lui procure Adolphe Wurth, au 84 de la rue de Grenelle, à partir de 1878. Les X1860 sont peu à peu remplacés par les plus remarquables chambristes et solistes de l’époque : Raoul Pugno, Louis Diémer, Maurice Hayot, Martin Marsick, Charles de Bériot, Camille Saint-Saëns se produisent, mais l’on fait aussi la part belle aux interprètes féminines : « Mais le féminisme, du reste tout charmant, triomphe presque exclusivement, en la soirée du 10 février 1905, car Mlle Marguerite Long est au piano, Mlle Cesbron interprète le mélodiste profond que fut Schumann […] ; enfin, Mlle Renié […] fait chanter la harpe, par-delà les cordes agitées, jusqu’aux abîmes suprêmes comme d’une âme sonore. »
Une réussite musicale privée
Il ne s’agira cependant jamais de concerts publics : « La Trompète est un salon, rigoureusement un salon » au caractère « ultra-privé et ne regarde en rien le public », assène à de nombreuses reprises Lemoine dans sa correspondance. Ce sont des « soirées » et non des récitals. On n’y vient que sur invitation, le mercredi (comme chez Mme Verdurin), puis, au début du siècle, le vendredi.
Ces soirées ont lieu de janvier à mai et des « circulaires » assurent avec les « tubicoles » une communication directive, presque un « credo » que Lemoine synthétise en ces termes : « Mon objectif invariable se résumait ainsi : 1° avoir une exécution parfaite ; 2° avoir un auditoire choisi comme milieu intellectuel et musical ; 3° conserver aux soirées un caractère personnel intime qui se distingue de toutes les réunions musicales, concerts, cercles, etc. ; 4° réaliser des programmes qui, par leur originalité, leur nouveauté, intéressent les artistes de façon que ce soit pour eux un plaisir de jouer à la Trompète. J’avoue que je suis assez fier de ma fille et d’avoir réussi à la créer, car cela me prouve que j’ai vu juste. Je suis donc content de moi, ce qui n’est pas rare, mais je le suis aussi des autres, ce qui l’est davantage. »
L’inspiration de Marcel Proust
Pour participer aux séances, « aucune toilette » n’est requise, on vient entre camarades : « Jamais de cérémonies, voilà qui est net et formel. Lemoine n’a souci ni des modistes, ni des tailleurs. Il veut que l’on soit chez lui en toute aisance et cordiale simplicité ; et, pour lui, la salle même de l’Horticulture n’est qu’un atelier de camarades mieux éclairé et agrandi », selon Lucien Augé de Lassus : un modèle qui a assurément inspiré Marcel Proust pour les soirées du couple Verdurin.
“Un modèle qui a assurément inspiré Marcel Proust pour les soirées du couple Verdurin.”
L’écrivain connaît l’existence de La Trompette et l’a sans doute fréquentée avec Reynaldo Hahn, comme l’indique sa lettre à Edmond de Polignac en février 1895 : « Prince j’ai été ravi de Au pays où se fait la guerre que mon ami Hahn qui l’avait accompagné l’autre soir à la Trompette m’avait chanté et que j’ai réentendu par Me Remacle. » Reynaldo Hahn, qui y officie en tant qu’interprète et dont les œuvres y sont également jouées, a dûment renseigné Proust sur les habitudes et les pratiques de ce salon musical particulier. Il fait en effet partie, avec Godard, Bourgault-Ducoudray, Montégut, Rose Depecker, Alphonse Duvernoy et Théodore Dubois, de ceux à qui Lemoine procure, entre les 20 et 28 avril 1894, « un coup de trompette ».
Des critiques…
On retrouvera ainsi dans les réflexions de Swann les griefs formulés par le critique musical Paul Landormy : « Le caractère fermé de ces manifestations artistiques nuira toujours à leur valeur éducative. Le public de la Trompette ne se renouvelle pas : ce sont toujours les mêmes amateurs de musique qui viennent là ; on prêche des convertis. Autre inconvénient : l’esprit de coterie ! On est fier, dans un certain milieu, d’appartenir à ce cénacle. On se fait inviter aux séances hebdomadaires, sans aimer la musique. » Swann et le narrateur auront aussi des mots très durs envers « les fidèles » ou surtout Mme Verdurin : « Idiote, menteuse ! s’écria-t-il, et ça croit aimer l’Art ! » Lemoine lui-même déplore d’ailleurs que le snobisme fasse venir ses « invités », surtout lorsque se produit « le mouton à cinq pattes musical ». Quel est ce monstre ? Cette définition ne conviendrait-elle pas parfaitement aux septuors commandés tout exprès par le patron ?
« Le mouton à cinq pattes musical »
Si les premiers programmes de 1867 étaient consacrés essentiellement à la musique de chambre de Beethoven, Mendelssohn et Haydn, ils évoluent vers la musique française, avec la volonté affirmée de lier le passé à l’avant-garde « quelque fois un peu folle ». Si Schumann et Schubert se maintiennent en bonne place, Saint-Saëns y crée sa Fantaisie pour harpe en do majeur opus 95, le 6 mai 1893. Chausson, Chabrier, Bizet, Duparc, Debussy, Max d’Ollone, Déodat de Séverac, Richard Strauss, Grieg ou Tchaïkovski y seront proposés à l’écoute des « fidèles ».
« Lemoine est aussi un mécène. »
L’ambiance reste aussi à la fête et Saint-Saëns y crée sa « grande fantaisie zoologique », Le Carnaval des animaux, le 2 avril 1886. Mais Lemoine est aussi un mécène. Adepte de l’originalité et de la formule particulière, ce n’est pas un mais trois septuors que Lemoine commande aux compositeurs, et même quatre si l’on compte le septuor de Charles de Bériot. Tout d’abord et de son propre aveu, il tracasse son « ami Saint-Saëns » pour obtenir « une œuvre sérieuse où il y ait une trompette mêlée aux instruments à cordes et au piano que nous avions habituellement ». Le compositeur se récrie « sur cette combinaison bizarre d’instruments, [lui] répondant qu’il ferait un morceau pour guitare et treize trombones ».
En 1879 cependant il compose un Préambule suivi d’un « septuor complet joué le 28 décembre 1880, à la première soirée de la saison », comme Lemoine l’inscrit sur le manuscrit en date du 2 avril 1894 : « Les artistes étaient M. Teste (trompette), l’auteur (piano) ; le quatuor MM. Marrick, Rémy, Van Waefelghem et Debart, doublé d’un second quatuor MM. Mendel, Anstruy, Wolff et Megyesz, contrebasse M. Dereul. Le septuor peut évidemment se jouer avec un seul instrument pour chaque partie de cordes, mais il fait (de l’avis de l’auteur) meilleur effet si le quatuor est doublé. Il est très beau avec l’orchestre, je l’ai entendu ainsi aux concerts Colonne. » Sur le manuscrit, le septuor a d’abord été appelé Suite, comme celui de Vincent d’Indy. Or Proust avait d’abord imaginé, dans le cahier 49 (19 ro), « une suite d’orchestre » qu’écoute Swann.
![« […] Mon portrait (très frappant en 1881 où il fut fait par le dessinateur et peintre très connu mon ami Émile Bayard) en moine cordelier jouant de la trompète. » Émile Lemoine en 1896.](https://www.lajauneetlarouge.com/wp-content/uploads/2025/06/Emile-Lemoine_portrait-200x300.jpg)
fait par le dessinateur et peintre très connu mon ami Émile Bayard) en moine cordelier jouant de la trompète. » Émile Lemoine en 1896.
Le dernier Vinteuil
Une lettre de Lemoine du 3 avril 1894 marque sa volonté de faire don à la bibliothèque du Conservatoire du « manuscrit autographe de trois œuvres importantes » : le Septuor de Saint-Saëns, le Septuor d’Alphonse Duvernoy (15 mars 1884) qui est une Sérénade pour trompette, piano, quatuor à cordes et contrebasse et un Septuor de Vincent d’Indy pour trompette, deux flûtes et quatuor » intitulé Suite en ré dans le style ancien, opus 24 (1886). Le septuor est une forme phare de La Trompète, comme l’indique aussi celui de Charles de Bériot en trois parties, opus 60 (1889), avec « trompette obligée », l’auteur au piano, quatuor à cordes et contrebasse.
Pour les quatre compositeurs, il s’agit d’œuvres dont les « audaces » pratiquées avec « de telles sonorités » nées de la « rencontre des cuivres » semblent avoir inspiré le Septuor de Vinteuil, ce « mouton à cinq pattes » ou plutôt à sept pattes sujettes à variations. C’est donc Émile Lemoine qui fait renaître la forme particulière, mal définie et flottante du septuor à laquelle se ralliera Proust quand il s’agira de déterminer le genre de l’œuvre testamentaire de Vinteuil, nourrie « de recherches d’art en progrès au cours des années où il avait voulu créer quelque chose de nouveau ».
Avec les septuors et la mise en valeur des cuivres, la « fille » d’Émile Lemoine avait en effet beaucoup évolué et surtout innové depuis ses débuts fervents au sein de l’École en 1860, comme le rappelle ce poème d’hommage de Lucien Augé de Lassus pour le cinquantenaire de La Trompète :
« Vieille d’un demi-siècle et toujours jeune et belle,
Tu devais l’enfanter en des jours très anciens.
Collège de Navarre, ainsi jadis s’appelle
Le nid où sont couvés les Polytechniciens. »
Sources :
- David Eugene Smith, « Biography : Emile Michel Hyacinthe Lemoine », The American Mathematical Monthly, vol. 3, n° 2 (Feb., 1896), p. 33.
- Notice rédigée par Lemoine en 1901, archives de Mus’X.
- Lettre du 18 décembre 1896, numérisée dans les archives de Mus’X. Je remercie Monsieur Olivier Azzola de me l’avoir signalée.
- Lucien Augé de Lassus, La Trompette, un demi-siècle de musique de chambre, Delagrave, 1911, p. 8.
- David Eugene Smith, art. cit., p. 29–33.
- Émile Lemoine, Lettre du 31 janvier 1899 à M. Imbert, archives de la BNF.
- « Message annuel aux tubicoles vel salpingistes », 12 octobre 1908. Archives de la BNF.
- Lettre du 12 avril 1895 à Jean Binet.
- Émile Lemoine, « La Trompette, histoire d’une société de musique de chambre », La Revue musicale, n° 14, vol. 3, 15 octobre 1903, p. 576.
- Lucien Augé de Lassus, op. cit., p. 187.
- Lettre du 31 janvier 1899 à M. Imbert.
- Émile Lemoine, art. cit., p. 577.
- Lucien Augé de Lassus, op. cit., p. 36.
- Sylvia Kahan et Nathalie Mauriac Dyer, « Quatre lettres inédites de Proust au prince de Polignac », BMP n° 53, 2003, p. 13.
- Lucien Augé de Lassus, op. cit., p. 127.
- Paul Landormy, « Histoire de la musique de chambre, 1850–1870 », SIM, 15 juillet 1911.
- RTP, I, p. 282.
- Lettre à Madame Filliaux-Tiger, 8 mars 1891.
- Lucien Augé de Lassus, op. cit., p. 222.
- Manuscrit déposé à la bibliothèque du Conservatoire et consultable sur Gallica.
- Alphonse Duvernoy (1842−1907).
- RTP, III, p. 758–759.
- Lucien Augé de Lassus, op. cit., p. 235.