« Le changement est une aventure collective »

Serge Dautrif a créé la plateforme SynapsCore, qui utilise la puissance combinée de l’intelligence artificielle et de l’intelligence collective pour mettre en œuvre les grands projets de transformation des entreprises. Quelle est la valeur ajoutée de cet outil collaboratif ? Entretien.
Pouvez-vous présenter SynapsCore ?
Synapscore est une société française qui édite des logiciels. Nous fournissons aux consultants une plateforme collaborative, dans laquelle ils vont trouver tous les outils dont ils ont besoin pour cadrer et mettre en œuvre les grands projets de transformation (réorganisation, optimisation des processus, intégration, cession d’actifs, etc.). Le principe de la plateforme est d’utiliser l’intelligence artificielle et en même temps de pouvoir mobiliser très facilement l’ensemble des personnes qui sont concernées par le changement.
“Le principe de la plateforme est d’utiliser l’intelligence artificielle et en même temps de pouvoir mobiliser très facilement l’ensemble des personnes qui sont concernées par le changement.”
Il est en effet essentiel de les impliquer à toutes les étapes du processus de transformation. D’abord, en leur demandant leur avis (est-ce qu’ils ont des idées, est-ce qu’ils ont des problèmes ?) Ensuite, en leur donnant accès aux analyses pour qu’ils puissent se comparer entre eux, voir s’ils ont les mêmes idées, les mêmes problèmes, qu’ils puissent en discuter. On les mobilise aussi dans le tri des priorités, puisque la plateforme génère des fiches d’opportunités qu’il faut trier. Et enfin, il s’agit de les inviter à passer à l’action de façon décentralisée le plus rapidement possible, et de remonter les sujets qui sont plus structurés vers les niveaux supérieurs de management. Ce processus donne un grand atout aux consultants, parce qu’il permet de diviser par 5 à 10 la durée et le coût des grands projets de transformation.
Pouvez-vous nous donner un exemple ?
Un consultant a une mission de la part de Technip pour réduire les accidents. Grâce à notre plateforme, il va pouvoir embarquer 20 000 personnes dans le monde pour faire un diagnostic sur les accidents en une semaine. Ensuite, il mobilisera 2 000 personnes dans le monde pour trier toutes les idées. Et enfin ce consultant pourra impliquer plusieurs milliers de personnes pour mettre en place des actions très rapidement. C’est un cas concret.
La valeur ajoutée essentielle de l’intelligence artificielle, c’est de réduire drastiquement la durée et le coût du changement. Si vous demandez à 10 000 personnes de proposer des idées, sans intelligence artificielle, il est impossible de les analyser, les trier, les synthétiser, etc. Avec l’IA, c’est possible. Par conséquent, ce qui prenait auparavant des semaines, des mois, va prendre quelques heures aujourd’hui. Le résultat, c’est une capacité d’accélération extrêmement forte. Et ce gain permet aux entreprises de s’adapter beaucoup plus rapidement lorsque surviennent des opportunités de marché, des menaces, un changement réglementaire, une crise Covid, une fermeture de frontières, un tremblement de terre, etc. D’un seul coup, les entreprises ont besoin d’ajuster leur supply chain, leurs achats, etc. Grâce à l’IA, elles peuvent le faire en quelques heures.
“La valeur ajoutée essentielle de l’intelligence artificielle, c’est de réduire drastiquement la durée et le coût du changement.”
Je vais vous donner un autre exemple. EGIS est un groupe d’ingénierie et de construction français, qui emploie environ 13 000 personnes dans une trentaine de pays. Ils avaient besoin d’améliorer rapidement leur rentabilité. Et ils ont impliqué l’ensemble des collaborateurs en leur demandant de proposer des idées pour simplifier les processus, leur façon de travailler. Ils ont posé aux collaborateurs les questions suivantes : qu’est-ce qui vous fait perdre du temps au quotidien ? À quoi consacrez-vous du temps et dont vous ne voyez pas la valeur ajoutée ?
6500 personnes ont proposé en une semaine 20 000 idées, qui ont été triées en 15 jours, et qui ont donné lieu à des actions. 80 % de ces actions ont été achevées en trois mois. La rentabilité a été améliorée de 2 % sur une baseline d’un milliard d’euros de CA.
Une application au niveau des politiques publiques est-elle envisageable ?
Souvenez-vous du « grand débat national, lancé par le président de la République en 2019 dans le contexte du mouvement des Gilets jaunes. L’IA aurait complètement changé la gestion de ce dispositif. Elle aurait permis de remonter au niveau national les sujets vraiment structurants, et de laisser au niveau local ce qui permet d’être géré à cette échelle. Si j’ai un problème avec ma crèche, et qu’on est plusieurs dans la commune à avoir des problèmes de crèche, le mieux est certainement d’essayer d’identifier tout ce qu’on peut faire localement.
D’autre part, toutes les personnes impliquées auraient été amenées à agir rapidement, à tous les niveaux. Mais les questions ont été posées de manière à produire des réponses qui n’engageaient pas réellement à l’action. Et au lieu de renforcer la qualité de la relation entre l’exécutif et la base, le processus les a davantage polarisés. Malheureusement, cette approche très centralisante est classique en France. Il aurait fallu au contraire se regrouper dans la réflexion et dans l’action au service d’une démarche de progrès rapide.
Grâce à l’IA, la complexité n’est plus un obstacle ?
On peut voir la complexité à travers trois dimensions. Il y a d’abord un axe vertical, c’est-à-dire entre l’exécutif et le terrain. Mais elle existe aussi horizontalement. Prenons à nouveau l’exemple du grand débat. Supposons que l’on constate un problème de collecte des déchets dans notre ville, et que, dans la ville d’à côté, le même problème existe. Comment arriver à identifier les problèmes communs ? Passer par l’échelon de la région ou des départements n’est pas nécessairement une bonne solution. Utiliser l’IA permet de décloisonner horizontalement par géographie, par fonction, par métier, etc. pour déterminer les solutions qui peuvent être déployées à plus grande échelle.
Le troisième élément est l’aspect temporel. Comment trouver une cohérence dans la réflexion et dans l’action à court, moyen, et long terme ? Et réciproquement, comment décliner une vision à long terme en actions court terme ?
Or, les entreprises qui utilisent notre plateforme vont mobiliser immédiatement quelques centaines, quelques milliers, quelques dizaines de milliers de collaborateurs. Dans le secteur politique, ces volumes seront encore supérieurs : quelques centaines de milliers ou plusieurs millions. Sans une technologie prévue à cet effet, il n’est pas possible de gérer le volume et la complexité dans ces trois dimensions, verticale, horizontale et temporelle.
Constatez-vous des résistances de la part des entreprises à l’égard de ces solutions ?
Il y a des résistances des entreprises sur l’intelligence collective augmentée, pour plusieurs raisons. D’abord, pour que cette intelligence fonctionne, il faut un certain degré de transparence. Et pour avoir cette transparence, il faut de la confiance et de l’humilité. Or, ce ne sont pas des qualités toujours très répandues dans les entreprises.
D’autre part, il ne faut pas oublier que nous sommes dans une période d’hyper-changement, et de crises permanentes. De ce fait, de nombreux dirigeants ont un peu abandonné le terrain de la prospective et de la vision au profit de l’agilité, de la réactivité, etc. Mais être agile et avoir une vision, ce n’est pas du tout incompatible ! Au contraire, c’est parfaitement complémentaire. Je vais prendre l’exemple de la voile. Quand on veut aller d’un port à un autre, il faut avoir un cap. Mais parfois le vent change et il faut être vigilant, agile, changer de bord.
Par ailleurs, les dirigeants sont absorbés par le quotidien, la pression de la bourse. Ce regard exclusivement financier enraye le bon fonctionnement des processus de planification stratégique. Vouloir augmenter la rentabilité de X %, ce n’est pas de la stratégie. Vouloir réduire l’inflation, ce n’est pas de la stratégie. La stratégie pose la question de l’avenir. C’est vrai aussi à un niveau politique : qu’est-ce qu’on veut faire de la France ? Qu’est-ce qu’on veut faire de l’Europe pour les 15, 25, 50 ans qui viennent ? Ce sont les questions fondamentales. Le changement est une aventure collective. Sans vision commune, on ne peut pas emmener ses collaborateurs. Il faut faire rêver, donner envie de l’avenir !