L’aventure du CPE

Dossier : ExpressionsMagazine N°616 Juin/Juillet 2006
Par Philippe d'IRIBARNE (55)

Statut et dignité

Pour com­pren­dre ces divers phénomènes il est néces­saire de saisir com­bi­en la con­cep­tion de ce qu’est un salarié, et spé­ciale­ment de ce qui fait sa dig­nité, varie selon les pays.

Au moment de la nais­sance des démoc­ra­ties, en France comme dans les autres pays européens ou aux États-Unis, les salariés ont été vus comme des sortes de domes­tiques trop soumis à leurs maîtres pour mérit­er d’avoir la pléni­tude des droits poli­tiques. Au xixe siè­cle, beau­coup ont assim­ilé la con­di­tion de tra­vailleur salarié à une forme renou­velée d’esclavage. Partout, on a cher­ché à don­ner des droits aux salariés de manière à con­cili­er leur sub­or­di­na­tion à l’é­gard de leur employeur avec la con­di­tion de citoyen sou­verain d’une société démocratique.

Mais les voies util­isées ont été très divers­es. Dans le monde anglo-sax­on on est resté proche de rap­ports com­mer­ci­aux entre un four­nisseur (le salarié) et un client (l’en­tre­prise). Le droit du tra­vail a visé à ren­forcer la posi­tion de négo­ci­a­tion des salariés. En Alle­magne il s’est agi plutôt de per­me­t­tre à leurs représen­tants d’in­ter­venir dans la ges­tion d’une entre­prise conçue comme une com­mu­nauté. En France, on a cher­ché à les faire échap­per à des rap­ports stricte­ment marchands et à leur don­ner un statut. Ce statut est lié à la fois à un méti­er por­teur de droits et de devoirs spé­ci­fiques (l’hon­neur du méti­er) et au fait que l’on a des droits qui assurent une cer­taine péren­nité de la posi­tion que l’on occupe. Ces approches s’an­crent elles-mêmes dans des con­cep­tions très anci­ennes de ce qu’est un homme respectable : dans l’u­nivers anglo-sax­on, le pro­prié­taire libre de négoci­er sa par­tic­i­pa­tion à des œuvres com­munes, en Alle­magne, le mem­bre d’une com­mu­nauté qui décide col­lec­tive­ment du sort de tous, en France, celui qui est traité avec les égards dus à son rang.

L’é­mo­tion soulevée par le CPE vient de ce qu’il a été vécu dans le reg­istre de la dig­nité. La pos­si­bil­ité lais­sée au patron de “con­gédi­er” sans autre forme de procès celui qui lui déplaît a indigné. Ce terme même de “con­gédi­er”, sou­vent util­isé pour dénon­cer la nou­velle mesure, n’évoque pas la ces­sa­tion d’une rela­tion com­mer­ciale entre un four­nisseur et un client, mais le ren­voi d’un domes­tique, tel le valet de ferme que, jadis, son patron pou­vait chas­s­er du jour au lende­main. Le refus d’être un “larbin”, de “cir­er les pom­pes du patron”, d’être “soumis à ses caprices” reste vif. Et c’est ce refus qui est en cause quand, men­acé à tout moment d’être ren­voyé sans motif, on est tenu de se mon­tr­er com­plaisant envers le patron si on veut garder son emploi.

Si, dans les pays anglo-sax­ons, ce que nous appelons la pré­car­ité est vécue bien dif­férem­ment, c’est qu’elle n’a pas le même sens qu’en France. L’im­age que l’on cherche à exor­cis­er dans les rela­tions entre patron et salarié n’est pas celle du domes­tique, mais celle du four­nisseur qui se fait pres­sur­er par un client en posi­tion de force. Il n’y a pas de dis­tinc­tion rad­i­cale entre un con­trat de tra­vail et un con­trat com­mer­cial. Avoir un con­trat pré­caire avec son employeur n’est pas rad­i­cale­ment dif­férent d’avoir des clients pré­caires si on est bouch­er, boulanger ou lawyer, et est par­faite­ment accept­able du moment que la rémunéra­tion est correcte.

La rencontre du statut et du marché

Le trag­ique de la sit­u­a­tion présente vient de la ren­con­tre de deux logiques qui s’af­fron­tent, à la manière de deux plaques tec­toniques : d’une part la dig­nité des per­son­nes ; d’autre part leur “rap­port qual­ité prix” quand on les regarde comme des sortes de biens de pro­duc­tion, et donc leur car­ac­tère attrac­t­if pour les acheteurs (les employeurs). Dans la pre­mière per­spec­tive il faut éviter de laiss­er la pres­sion du marché faire en sorte que cer­tains soient traités de façon indigne. Dans la deux­ième per­spec­tive il importe que chaque bien de pro­duc­tion soit ven­du “à son prix”, que celui-ci soit con­sid­érable ou dérisoire, de manière qu’il trou­ve pre­neur. Ce prix peut vari­er dans d’énormes pro­por­tions — on le voit bien là où on a affaire à un véri­ta­ble marché, comme pour les sportifs ou les artistes.

Com­ment aug­menter les chances de trou­ver pre­neur pour les moins com­péti­tifs (les “mau­vais pro­duits”) ? On sait bien que nom­bre de petits patrons, notam­ment dans les métiers liés au bâti­ment, n’ar­rivent pas à sat­is­faire la demande et refusent d’embaucher parce qu’ils craig­nent les pires ennuis s’il leur faut un jour licenci­er. Et quand ils embauchent, ils évi­tent au max­i­mum de pren­dre des risques et refusent les can­di­dats dont le pro­fil est sus­cep­ti­ble de sus­citer quelques inquié­tudes ; ain­si ils craig­nent d’embaucher ceux qui vien­nent des quartiers “à prob­lème”. S’il était plus facile de licenci­er, ils pour­raient (c’é­tait le pari du CPE) se mon­tr­er moins frileux. Mais la logique du marché butte sur les ques­tions de dignité.

Il n’est pas facile de sor­tir de l’im­passe. Ou on laisse jouer le marché, comme dans les pays anglo-sax­ons. Alors presque tous arrivent à s’employer : le chô­mage est faible, et le chô­mage de longue durée très faible. La con­trepar­tie est un grand nom­bre de “tra­vailleurs pau­vres”, jusqu’aux tra­vailleurs SDF qui ne man­quent pas aux États-Unis.

Ou au con­traire on empêche le marché de trop mal­traiter les moins com­péti­tifs, mais ils ne trou­vent pas pre­neur. Par ailleurs, la trans­po­si­tion en France du “mod­èle danois”, dit de la “flexsécu­rité” (les entre­pris­es peu­vent licenci­er très facile­ment, mais les salariés sont très bien indem­nisés et vigoureuse­ment épaulés quand ils cherchent un emploi), main­tenant tant célébré, ne va pas de soi. Certes, cer­tains aspects de ce mod­èle ne parais­sent pas trop dif­fi­ciles à importer. L’ex­péri­ence mon­tre que, quand ceux qui cherchent un emploi ne sont pas livrés à eux-mêmes, mais épaulés par des per­son­nes qui ont du temps à leur con­sacr­er, à la fois pour les con­seiller et pour faire des démarch­es pour eux auprès des employeurs (ce qui est fait, notam­ment, par les entre­pris­es d’out­place­ment), le taux de retour à l’emploi s’améliore sensiblement.

Par con­tre, une des con­di­tions du suc­cès danois est l’in­ten­sité des pres­sions visant à faire accepter, spé­ciale­ment aux jeunes, les emplois qui se présen­tent ; il n’est pas ques­tion de dire qu’on est comé­di­en et qu’on n’ac­ceptera pas d’être serveur dans un restau­rant ou ouvri­er du bâti­ment. Quand on voit l’in­ten­sité des lev­ées de boucliers en France lorsqu’on par­le de sup­primer les allo­ca­tions de chô­mage à ceux qui refusent les emplois qui ne cor­re­spon­dent pas à leur méti­er, on peut douter que cet aspect du mod­èle soit applic­a­ble. Or il fait par­tie de l’équili­bre d’ensem­ble du sys­tème. Et s’il est accep­té dans les pays con­cernés, c’est qu’être soumis à l’oblig­a­tion d’ex­ercer une activ­ité qui n’a rien à voir avec son ” méti­er ” n’y donne pas le même sen­ti­ment de déchoir qu’en France.

Pour lim­iter le nom­bre de ceux qui sont pris au piège par la ren­con­tre des logiques antag­o­nistes du statut et du marché, des efforts sont à faire pour alléger, autant que faire se peut, le poids et de l’une et de l’autre.

Il nous faut réfléchir sur notre imag­i­naire social, et sur la manière dont il con­duit à définir ce qui est ou n’est pas déshon­o­rant. Ain­si sommes-nous vrai­ment con­damnés à regarder les rap­ports de tra­vail à tra­vers le prisme de la domes­tic­ité, qu’il s’agisse du con­tenu des tâch­es effec­tuées (et en par­ti­c­uli­er tout ce qui relève des ser­vices aux per­son­nes) ou de la forme que prend le con­trat de travail ?

Simul­tané­ment, la con­struc­tion européenne est por­teuse d’une sorte de théolo­gie du marché qu’on ne retrou­ve nulle part ailleurs dans le monde, même aux États-Unis. Il faut trou­ver une vision plus prag­ma­tique de la con­cur­rence et de ses mérites, en ten­ant compte des réper­cus­sions sur le marché du tra­vail de la manière dont fonc­tionne celui des biens et services.

Une telle vision doit tenir compte du fait que les con­som­ma­teurs sont aus­si des tra­vailleurs, en se deman­dant à par­tir de quand ce qu’ils gag­nent au pre­mier titre est reper­du, et au-delà, au sec­ond. En la matière, nous venons de recevoir une série de coups de semonce, du ” non ” des Français au référen­dum européen en 2005 à l’actuel refus du CPE. Il sem­ble urgent d’en tir­er des enseignements.

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 * Philippe d’Irib­arne (1955) est directeur de recherche au CNRS. Il vient de pub­li­er L’é­trangeté française aux édi­tions du Seuil, où il s’in­ter­roge sur les moyens de rénover notre fameux mod­èle social.

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