L’automobile et la ville

L’automobile et la ville, une politique publique à repenser

Dossier : AutomobileMagazine N°765 Mai 2021
Par Jean-Marc OFFNER

La vision d’un urban­iste sur le traite­ment de l’automobile dans la ville et sur les solu­tions à trou­ver pour enfin régler ce prob­lème iden­ti­fié mais jamais traité au fond.

Un demi-siè­cle après l’Essai sur l’automobile d’Alfred Sauvy, la voiture par­ti­c­ulière est dev­enue omniprésente, tou­jours plus util­isée mais tou­jours davan­tage vilipendée… L’économiste-démographe dénonçait l’insécurité routière, la con­ges­tion urbaine, la pol­lu­tion atmo­sphérique. À ces exter­nal­ités néga­tives, le pre­mier choc pétroli­er de 1974 ajoutera l’enjeu énergé­tique. Et les préoc­cu­pa­tions envi­ron­nemen­tales inédites du septen­nat (1974–1981) de Valéry Gis­card d’Estaing son­neront un pre­mier coup d’arrêt aux pro­jets d’infrastructures routières en ville.

Il n’y a cepen­dant jamais eu autant de voitures en France. La sat­u­ra­tion du marché n’est pas encore au ren­dez-vous : les séniors ne délais­sent plus leur auto en par­tant à la retraite ; les jeunes ne font que dif­fér­er leur accès à l’automobile ; et le suc­cès de l’habitat péri­ur­bain com­biné à l’individuation des modes de vie encour­age la mul­ti­mo­tori­sa­tion. La schiz­o­phrénie per­dure ! Jamais l’ambition de réduire le traf­ic auto­mo­bile n’a été si présente dans les dis­cours poli­tiques et médiatiques.

Aux méfaits réé­val­ués des pol­lu­tions locales de la voiture s’ajoute désor­mais l’impératif moral et légal de diminu­tion des émis­sions de gaz à effet de serre. Ce « je t’aime moi non plus » brouille la lis­i­bil­ité des straté­gies col­lec­tives. S’agit-il d’une poli­tique indus­trielle hégé­monique, dic­tant sa loi à des poli­tiques d’aménagement ? N’y a‑t-il pas plutôt à regarder du côté des failles de poli­tiques de mobil­ité en mal de gouvernance ?


REPÈRES

C’est durant les années 1960–1970 que la voiture se démoc­ra­tise en France, à l’instar des États-Unis de l’entre-deux-guerres. En 1953, 20 % des ménages français pos­sè­dent une voiture, ils sont 30 % en 1960, 60 % en 1973 et plus de 80 % à par­tir des années 2000. La dépen­dance auto­mo­bile s’installe, entre investisse­ments routiers éta­tiques ou départe­men­taux, pro­mo­tion du lotisse­ment pavil­lon­naire et de l’hypermarché, et rôle moteur his­torique de l’industrie auto­mo­bile dans l’économie nationale : la part de la valeur ajoutée de l’automobile dans la VA de l’industrie man­u­fac­turière atteint 10 % en 1972 (coïn­ci­dant avec les 18 000 morts de l’année du pic de la mor­tal­ité routière en France) et se trou­ve encore à 9 % en 2000. Le taux d’équipement dépasse aujourd’hui les 85 %. 


La ville et la voiture, urbi et orbi

Du souci d’adaptation de la ville à l’automobile attribué à Georges Pom­pi­dou jusqu’aux quêtes con­tem­po­raines de mod­éra­tion du traf­ic auto­mo­bile, un regard trop rapi­de sur 50 ans d’action publique urbaine pour­rait laiss­er accroire que les villes français­es ont fail­li devenir Los Ange­les et vont bien­tôt ressem­bler à des cités médié­vales ital­i­ennes. La préoc­cu­pa­tion de la ges­tion des flux (con­ti­nu­ité, sépa­ra­tion) a une his­toire, celle de la trac­tion hip­po­mo­bile avant celle de l’automobile, celles des voiries de Cerdà à Barcelone en 1860 ou des car­refours à gira­tion d’Eugène Hénard (rond-point de la place de l’Étoile en 1906).

La procé­dure des plans de cir­cu­la­tion, au début des années 1970, pour­suiv­ra ces démarch­es d’ingénierie du traf­ic à coups de sens uniques et de feux tri­col­ores. Certes quelques élar­gisse­ments de rues et d’avenues au prof­it de la cir­cu­la­tion auto­mo­bile, plus sou­vent des grig­no­tages de trot­toirs et surtout une forte aug­men­ta­tion des sur­faces viaires con­sacrées au sta­tion­nement (en linéaire ou en con­fis­ca­tion d’espaces publics), se sont accu­mulés au fil des décen­nies, créant cette per­cep­tion d’envahissement. Mais Hauss­mann et les bom­barde­ments des deux guer­res mon­di­ales ont plus fait pour l’extension des sur­faces de voiries que les incon­sid­érés mais inaboutis (à quelques excep­tions près) pro­jets d’autoroute urbaine.

De fait, les trans­for­ma­tions subies au nom de l’essor auto­mo­bile par les villes français­es, dans leur tis­su urbain con­sti­tué, con­cer­nent plus leur fonc­tion­nement que leur mor­pholo­gie ; une ambiance cir­cu­la­toire réversible pour l’essentiel, même si le proces­sus de recon­quête prend quelques décen­nies : pié­ton­i­sa­tion des rues com­merçantes de cen­tre-ville dès les années 1970 ; tramways, et métros dans une moin­dre mesure, facil­i­tant un nou­veau partage de la voirie un peu moins favor­able à la voiture, depuis les années 1980. Et c’est en 1996 que la loi sur l’air et l’utilisation rationnelle de l’énergie fixe un objec­tif de diminu­tion du traf­ic auto­mo­bile au prof­it des autres modes de trans­port. Presque toutes les munic­i­pal­ités des grandes aggloméra­tions souhait­ent aujourd’hui pour­suiv­re ce mou­ve­ment d’apaisement du trafic.

L’essentiel est ailleurs

Mais l’histoire offi­cielle ain­si nar­rée des rap­ports entre la ville et l’automobile pèche, grave­ment, par omis­sion. Car ce mou­ve­ment de crois­sance puis de réduc­tion de la place de la voiture ne con­cerne que les villes-cen­tres ou les cen­tres d’agglomération. Et c’est ailleurs que les choses se passent, surtout ailleurs, non pas dans les espaces urbains his­toriques mais dans les ter­ri­toires créés par l’automobile : ban­lieues désor­gan­isées et réor­gan­isées par la struc­ture viaire des voies express et la métrique des vitesses à moteur, espaces péri­ur­bains des vies avec l’automobile.

La « bag­nole » n’a finale­ment que peu trans­for­mé la ville exis­tante, elle a en revanche dévelop­pé les espaces dilatés de l’automobile du quo­ti­di­en, là où se par­court l’essentiel des kilo­mètres, qui font aus­si l’essentiel des émis­sions de gaz à effet de serre de la motori­sa­tion indi­vidu­elle. Or, à l’instar de l’ivrogne qui cherche ses clés sous le lam­padaire parce que c’est là que c’est éclairé, nos poli­tiques de déplace­ment s’intéressent aux villes et au trans­port col­lec­tif, pas au péri­ur­bain et à la voiture.

L’automobile, l’impensé des politiques de déplacement

Les mau­vais­es lunettes de l’action publique en matière de déplace­ments ont une expli­ca­tion. À la fin des années soix­ante, les trans­ports col­lec­tifs urbains vont mal : les bus sont englués dans les embouteil­lages, il n’y a pas d’argent pour mod­erniser les réseaux, qui per­dent peu à peu leur clien­tèle. L’invention du verse­ment trans­port va fournir la manne néces­saire au développe­ment des trans­ports col­lec­tifs en site pro­pre. Et l’idée de trans­fert modal (de la voiture vers le trans­port col­lec­tif – TC) va durable­ment struc­tur­er les poli­tiques de déplace­ment. La logique est vertueuse : les trans­ports col­lec­tifs se mod­ernisent, ils devi­en­nent donc com­péti­tifs par rap­port à la voiture, les auto­mo­bilistes vont donc quit­ter leur véhicule pour pren­dre les TC, nou­veaux clients par­tic­i­pant au rééquili­brage des bud­gets con­sacrés aux trans­ports col­lec­tifs urbains – TCU.

“L’automobile est hors des radars des politiques de mobilité.”

For­mal­isés en 1982, ren­dus oblig­a­toires en 1996, les plans de déplace­ments urbains (PDU) entéri­nent cette vision en désig­nant les Autorités organ­isatri­ces de trans­port (AOT) comme maîtres d’ouvrage des PDU. En faisant du trans­fert modal l’alpha et l’oméga des poli­tiques de déplace­ment, les respon­s­ables poli­tiques et tech­niques ont oublié que le mod­èle de la ville com­pacte bien mail­lée par un réseau de trans­ports col­lec­tifs effi­cace se trou­vait en con­tra­dic­tion crois­sante avec la réal­ité de l’urbanisation, prin­ci­pale­ment déployée sur les ter­ri­toires à faible den­sité des périphéries. Mais le dogme s’est instal­lé, mal­gré les échecs de ce principe du trans­fert modal. Il per­dure, fort du hold-up séman­tique opéré par le petit monde des trans­ports col­lec­tifs par­lant désor­mais de mobil­ité… pour con­tin­uer à ne s’occuper que de TCU.

L’automobile se trou­ve ain­si hors des radars des poli­tiques dites de mobil­ité. On s’essaye, plus ou moins effi­cace­ment et de manière plus ou moins juste sociale­ment, à en réduire la place en ville, et on ne s’intéresse pas à son usage hors de la ville. Quelles bonnes ques­tions se révè­lent ain­si ignorées des agen­das politiques ?

L’automobile et la ville, une politique publique à repenser

En finir avec la voiture individuelle ? 

Nos voitures pren­nent de la place, en cir­cu­la­tion comme à l’arrêt (90 % du temps !), et elles pèsent lourd. Dans les villes, où l’espace viaire est rare, le duo gag­nant de la sobriété sur­facique, c’est la marche de l’homme debout et le trans­port col­lec­tif mas­si­fi­ant les flux. Pas la voiture tra­di­tion­nelle, surtout si son taux de rem­plis­sage est faible (ce qui est en par­ti­c­uli­er le cas pour les tra­jets domi­cile-tra­vail). Pour con­tourn­er ces incon­vénients de la voiture, de nom­breuses villes asi­a­tiques ont plébisc­ité le deux-roues motorisé (de plus en plus sou­vent électrique).

La tra­duc­tion européenne de ce marché pour­rait être la petite voiture urbaine, jamais vrai­ment pro­mue par les straté­gies indus­trielles, portées à la défense de l’automobile poly­va­lente. Indis­pens­able à la vie quo­ti­di­enne là où habitent la majorité des Français (hors des cen­tres des grandes aggloméra­tions), la voiture frag­ilise la résilience de ces ter­ri­toires face aux crises socio-économiques et écologiques. L’industrie auto­mo­bile focalise son atten­tion, aidée par les pou­voirs publics, sur l’évolution des motori­sa­tions, ce qui ne répond en rien à ces prob­lèmes de l’omniprésence automobile.

C’est à la trans­for­ma­tion du sys­tème auto­mo­bile lui-même qu’il faut s’atteler. Il s’agit de pro­pos­er une trans­for­ma­tion rad­i­cale des usages de l’automobile, la voiture autrement, non plus voiture indi­vidu­elle mais une auto­mo­bile col­lec­tive et publique ; col­lec­tive car partagée, publique car régulée. Partagée selon des dis­posi­tifs var­iés, adap­tés aux con­textes ter­ri­to­ri­aux, socio-économiques et insti­tu­tion­nels. Régulée dans ses emplois, selon les moments, les lieux, les motifs, les taux de remplissage.

Coalitions d’acteurs

Les muta­tions à opér­er ne jouent pas à la marge : un peu de cov­oiturage de courte dis­tance, un peu d’automobiles en libre-ser­vice, un peu de taxis col­lec­tifs… Non, c’est bien une trans­mu­ta­tion de sys­tème qu’il faut opér­er pour peser quan­ti­ta­tive­ment dans l’évolution des chiffres de la mobil­ité. Les tra­di­tion­nelles AOT, même récem­ment trans­for­mées par la loi en autorités organ­isatri­ces de mobil­ité, n’ont ni la légitim­ité poli­tique ni la cul­ture tech­nique et organ­i­sa­tion­nelle pour porter les pro­jets ad hoc.

La mobil­i­sa­tion con­cerne l’ensemble des pou­voirs publics, départe­ments, régions et État com­pris, par exem­ple pour assur­er des voies réservées au cov­oiturage ; les entre­pris­es et leurs salariés pour ratio­nalis­er les déplace­ments domi­cile-tra­vail ; et tout ce qui par­ticipe d’une mise en réseau des offres et des deman­des de déplace­ment, entre asso­ci­a­tions d’usagers et appli­ca­tions mobiles. Les inno­va­tions portées par le numérique con­stituent une autre aide pré­cieuse dans le développe­ment de ser­vices de mobil­ité sans cou­ture. Inté­gra­teur de mobil­ité peut con­stituer un nou­veau méti­er pour logis­ti­cien malin, un busi­ness lucratif pour entre­prise en quête de relai de croissance.

Des fab­ri­cants de pneus aux entre­pris­es du fer­rovi­aire, des géants de l’informatique aux start-up du numérique, les can­di­dats ne man­quent pas. Après tout, ne sont-ce pas les frères Miche­lin qui, voulant élargir le marché des pneu­ma­tiques via le développe­ment du réseau routi­er, ont offert à la France bornes de jalon­nement, cartes et guides ? Quid des con­struc­teurs d’au­to­mo­biles aujourd’hui ? Ne pour­raient-ils pas, au moins, con­sid­ér­er que l’innovation tech­nique ne vaut que pen­sée comme facil­i­ta­trice de l’innovation organisationnelle ?

Entre gouvernance de la mobilité et responsabilité sociétale des constructeurs d’automobiles

L’industrie auto­mo­bile ne peut pas ne pas se souci­er des poli­tiques ter­ri­to­ri­ales, de ce qui crée les con­di­tions de ses marchés et de leurs évo­lu­tions. Les con­struc­teurs devraient inté­gr­er les acteurs locaux comme des com­posantes clés de leur sys­tème client, alors que leur mar­ket­ing ne s’adresse his­torique­ment qu’à l’acheteur indi­vidu­el de voiture. Les acteurs locaux, c’est-à-dire les respon­s­ables poli­tiques dans leurs exer­ci­ces de prospec­tive ; les employeurs, à la fois usagers et opéra­teurs du sys­tème de déplace­ment, à l’occasion de l’élaboration de leurs plans de mobil­ité entre­prise-admin­is­tra­tion ; les habi­tants et les pas­sants réu­nis pour des démarch­es de concertation.

Symétrique­ment, il con­vient de con­cevoir une gou­ver­nance poli­tique apte à favoris­er sinon pilot­er la tran­si­tion vers ce nou­veau sys­tème auto­mo­bile. Apte égale­ment, au-delà de la prise en compte de l’ensemble des modes de trans­port, à appréhen­der la mobil­ité comme fait social glob­al, inté­grant les ques­tions de local­i­sa­tion, de dis­tance et de tem­po­ral­ité. Cela peut se faire sans un énième grand soir insti­tu­tion­nel, si les pou­voirs en place appren­nent à coopér­er. L’avenir de l’automobile est bien l’affaire de la vie de la cité.


Références

Alfred Sauvy, Les qua­tre roues de la for­tune, essai sur l’automobile, éd. Flam­mar­i­on, 1968.

Gabriel Dupuy, La dépen­dance auto­mo­bile : symp­tômes, analyse, diag­nos­tic, traite­ments, éd. Anthro­pos, col­lec­tion Villes, 1999. 

Thier­ry Méot, L’industrie auto­mo­bile en France depuis 1950 : des muta­tions à la chaîne, Insee Références 2009. 

Math­ieu Flon­neau, Georges Pom­pi­dou, prési­dent con­duc­teur, et la pre­mière crise urbaine de l’automobile, Vingtième Siè­cle, n° 61, 1999, pp. 30–43.

Jean-Marc Offn­er, Anachro­nismes urbains, Press­es de Sci­ences Po, 2020.

Pourquoi faut-il des petits véhicules urbains à forte urban­ité ? Com­ment les dévelop­per ?

J.-P. Orfeuil in rap­port Keller-Baupin, Les nou­velles mobil­ités sere­ines et durables. Con­cevoir et utilis­er des véhicules écologiques, rap­port n° 1713 Opec­st, Assem­blée nationale et Sénat, jan­vi­er 2014.

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