Laurent Schwartz, un normalien amoureux de l’École polytechnique

Dossier : ExpressionsMagazine N°596 Juin/Juillet 2004
Par Bernard ESAMBERT (54)

Je n’ai pas eu la chance de rece­voir l’en­sei­gne­ment de Laurent Schwartz à l’É­cole poly­tech­nique. Mon pro­fes­seur de géo­mé­trie fut Gas­ton Julia et celui d’a­na­lyse Jean Favard, qui inau­gu­ra son cours avec ma pro­mo­tion et nous fit entrer en contact avec les mathé­ma­tiques modernes, alors que rien n’a­vait pré­dis­po­sé les jeunes tau­pins que nous étions à décryp­ter ce nou­veau lan­gage. S’il ne nous dégoû­ta pas des mathé­ma­tiques, c’est parce qu’il était un remar­quable mathé­ma­ti­cien et qu’il émaillait ses cours de for­mules pit­to­resques. Mais il s’en fal­lut de peu qu’une pro­mo­tion com­plète ne décro­chât au milieu de l’an­née sco­laire. Bien sûr nous enten­dions par­ler du cours de Laurent Schwartz, et nous regar­dions avec envie nos cama­rades des pro­mo­tions jaunes qui rece­vaient l’en­sei­gne­ment du maître. 

Trente ans plus tard, en 1985, Laurent Schwartz était membre du Conseil d’ad­mi­nis­tra­tion de l’É­cole lorsque le gou­ver­ne­ment de l’é­poque me nom­ma pré­sident de cette struc­ture. La veille de mon pre­mier Conseil d’ad­mi­nis­tra­tion, je reçus deux lettres de démis­sion, celle de Laurent Schwartz et celle de Phi­lippe Kou­rils­ky, émi­nent bio­lo­giste deve­nu depuis direc­teur géné­ral de l’Ins­ti­tut Pas­teur. Ces démis­sions n’é­taient en rien moti­vées par mon arri­vée, mais liées au renou­vel­le­ment d’un maître de confé­rences qui, aux yeux des démis­sion­naires, avait épui­sé son temps de séjour à l’École. 

Je n’en pou­vais mais sur ce thème, mais ne me réso­lus pas à voir dis­pa­raître deux des membres les plus pres­ti­gieux du Conseil d’administration. 

Il se trouve que je n’é­tais pas arri­vé les mains vides à l’É­cole. Après une courte immer­sion et la consul­ta­tion d’un grand nombre d’an­ciens élèves, d’en­sei­gnants, de cher­cheurs et d’u­ti­li­sa­teurs de poly­tech­ni­ciens, j’a­vais écha­fau­dé un pro­gramme de réforme de l’É­cole que j’a­vais conden­sé dans une note d’une ving­taine de pages. Je vou­lais faire des X des » offi­ciers de la guerre éco­no­mique » (for­mule qui me valut d’ailleurs d’être cha­hu­té régu­liè­re­ment lors de l’am­phi que je fai­sais à la pro­mo­tion entrante sur ce thème). Ces offi­ciers de la guerre éco­no­mique pour­raient être des ingé­nieurs, des cher­cheurs, des tech­no­crates, à condi­tion qu’on leur ait appris sur les bancs de l’É­cole à faire preuve de créa­ti­vi­té, à appro­fon­dir cer­taines matières de leur choix, à accep­ter des rup­tures dans l’en­sei­gne­ment, à culti­ver des sciences plus induc­tives comme la biologie. 

Je vou­lais éga­le­ment que l’É­cole qui sélec­tion­nait les élèves les plus doués pour les sciences dures rende à la nation un nombre accru de cher­cheurs, que tous les élèves aient l’oc­ca­sion de fré­quen­ter un labo­ra­toire de recherche, qu’un nombre non négli­geable d’entre eux suive une voie doc­to­rale. Enfin, je sou­hai­tais une plus grande ouver­ture de l’X sur le monde inter­na­tio­nal au tra­vers d’im­mer­sions à l’é­tran­ger et de la fré­quen­ta­tion sur les bancs de l’É­cole d’un nombre beau­coup plus impor­tant d’é­lèves étran­gers admis non seule­ment au tra­vers du sacro-saint concours comme c’é­tait le cas, mais éga­le­ment sur titres. 

Ce contrat que je sou­hai­tais pas­ser avec toutes les forces vives de l’É­cole et ses auto­ri­tés de tutelle figu­rait dans un long docu­ment que j’al­lais por­ter en mains propres à Laurent Schwartz et Phi­lippe Kou­rils­ky. Je décou­vris ain­si que toutes mes idées-forces étaient celles de Laurent Schwartz et qu’il avait ten­té de les mettre en œuvre dans les années soixante-dix, mais s’y était usé au contact des forces conser­va­trices de l’É­cole. Phi­lippe Kou­rils­ky par­ta­geait éga­le­ment ces orien­ta­tions, et, à ma grande joie, les deux démis­sion­naires reprirent le che­min de l’École. 

La mise en œuvre de ces réformes pou­vait com­men­cer, d’au­tant que le direc­teur géné­ral de l’É­cole, le géné­ral Gérard Cha­va­nat, saint-cyrien pour la pre­mière fois dans l’his­toire de celle-ci, y adhé­rait éga­le­ment, tan­dis que le corps ensei­gnant, emme­né par deux de ses membres, mes­sieurs Jean-Louis Bas­de­vant et Michel Méti­vier, se pro­po­sait spon­ta­né­ment, dans l’es­prit de mon pro­jet, de mettre en œuvre une réforme de l’en­sei­gne­ment, dite des majeures et des mineures, qui pro­po­sait aux élèves de com­men­cer à faire un choix en deuxième année sans que celui-ci cor­res­ponde à un début de pro­fes­sion­na­li­sa­tion trop mar­qué. Il s’a­gis­sait en fait de per­mettre aux élèves de déve­lop­per leurs tro­pismes en fré­quen­tant de nou­veaux cours mais aus­si les biblio­thèques dans les­quelles ils pour­raient pui­ser libre­ment pour tra­cer un sillon plus pro­fond dans cer­taines disciplines. 

Les man­dats de tous les membres du Conseil d’ad­mi­nis­tra­tion prirent fin quelques mois plus tard alors que le paque­bot École avait enfin cou­pé ses amarres avec le quai. Le nou­veau ministre de la Défense, André Giraud, me convo­qua et me deman­da de lui pro­po­ser un nou­veau Conseil d’ad­mi­nis­tra­tion d’où seraient exclus tous les sor­tants et, mal­gré mes demandes insis­tantes, il ne m’au­to­ri­sa pas à faire une déro­ga­tion pour Laurent Schwartz et Phi­lippe Kou­rils­ky, qui ne m’en vou­lurent pas lorsque je leur annon­çai la fin de leur man­dat d’ad­mi­nis­tra­teur. Ils me sou­hai­tèrent bonne chance, ou plu­tôt bonne chance à l’es­prit de réforme, et Laurent Schwartz en par­ti­cu­lier ne man­qua pas une occa­sion de m’en­cou­ra­ger à aller de l’a­vant. C’est son appui sans faille ain­si que celui de Pierre Guillau­mat, l’an­cien ministre de la Défense du géné­ral de Gaulle et pré­sident d’Elf-Erap, qui me per­mirent, avec l’en­ga­ge­ment de la direc­tion de l’É­cole, la pour­suite de sa néces­saire rénovation. 

Ce qui ne veut pas dire que Laurent Schwartz et moi étions abso­lu­ment d’ac­cord sur tout. Sur les liens, ou plu­tôt l’ab­sence de liens, entre le monde uni­ver­si­taire et les Grandes Écoles, nous par­ta­gions le sou­hait de com­bler le fos­sé qui sépa­rait ces deux types d’en­sei­gne­ment supé­rieur. Ma vue était qu’il était sou­hai­table qu’un poly­tech­ni­cien obtienne au moins un diplôme uni­ver­si­taire mais sans que cela ne soit obli­ga­toire. Sans aller jus­qu’à sou­hai­ter, comme lui, la créa­tion d’une uni­ver­si­té tech­no­lo­gique dans le sud de Paris, je sou­hai­tais pour ma part nouer des liens plus étroits avec l’u­ni­ver­si­té voi­sine de l’É­cole, c’est-à-dire Paris-Sud, y envoyer des poly­tech­ni­ciens suivre des cours, rece­voir symé­tri­que­ment à l’É­cole cer­tains de ses étu­diants, et faire se côtoyer les ensei­gnants. Pour sym­bo­li­ser ce rap­pro­che­ment, je fis entrer au Conseil d’ad­mi­nis­tra­tion de l’X le doyen du cam­pus d’Or­say de cette uni­ver­si­té. C’est éga­le­ment de cette époque que date la nais­sance de l’É­cole doc­to­rale de l’X construite lar­ge­ment en liai­son avec le monde universitaire. 

Tout comme Laurent Schwartz, je sou­hai­tais que la très grande majo­ri­té des ensei­gnants soient des ensei­gnants cher­cheurs, et tous les nou­veaux pro­fes­seurs furent d’ailleurs recru­tés dans cet esprit. Cette poli­tique, consis­tant à cou­pler des centres de recherche avec les dépar­te­ments d’en­sei­gne­ment, n’é­tait pas d’une folle ori­gi­na­li­té. Elle exis­tait bien sûr depuis long­temps dans le monde anglo-saxon. Elle était en revanche nou­velle à l’X et à l’é­poque dans la plu­part des Grandes Écoles, et même si nous n’al­lâmes pas aus­si vite que le sou­hai­tait Laurent Schwartz, cette poli­tique fut éri­gée en règle en quelques petites années. J’é­tais pour ma part un admi­ra­teur de ceux qui entraient dans les labo­ra­toires de l’É­cole comme on entre en reli­gion, à condi­tion qu’ils ne cherchent pas à décou­ra­ger leurs col­lègues qui sou­hai­taient migrer un jour vers l’in­no­va­tion, c’est-à-dire la mise en œuvre sur le ter­rain indus­triel des résul­tats de la recherche. Ser­vir la science était pour moi une des façons natu­relles de res­pec­ter la devise de l’École. 

Le seul point de diver­gence réel que nous eûmes au cours de toutes ces années concer­na l’é­va­lua­tion de l’É­cole poly­tech­nique que Laurent Schwartz aurait vou­lu cal­quer sur celle du monde uni­ver­si­taire. Je n’é­tais pas oppo­sé à cette idée qui aurait consti­tué un aiguillon pour inci­ter l’É­cole à res­ter une ins­ti­tu­tion d’ex­cel­lence, mais il me parais­sait dan­ge­reux d’al­ler trop vite dans cette direc­tion avant que la réforme en cours ait pro­duit tous ses effets. Et chaque réforme en entraî­nait de nou­velles, telle l’in­tro­duc­tion de la bio­lo­gie dans le tronc com­mun des études à laquelle je tenais beau­coup, qui se concré­ti­sa avec l’ap­pui de Syl­vain Blan­quet, et pour laquelle il fal­lut tailler dans la chair des prin­ci­paux cours existants. 

Ce qui aurait pu se faire par des impasses qui auraient créé autant de rup­tures inci­tant les élèves à faire des recherches par eux-mêmes pour recréer un conti­nuum dans leurs connais­sances. Les prin­ci­paux pro­fes­seurs, et notam­ment ceux de mathé­ma­tiques, me don­nèrent leur accord et six mois plus tard je vis débar­quer dans mon bureau des cohortes d’é­lèves aux yeux cer­nés qui me firent com­prendre qu’en réa­li­té les cours s’é­taient addi­tion­nés sans sub­sti­tu­tion et que l’on avait atteint la masse cri­tique au-delà de laquelle une source de neu­trons ferait écla­ter l’É­cole comme une enceinte trop pressurisée. 

C’est Robert Dau­tray, émi­nent phy­si­cien, qui m’ai­da à trou­ver un com­pro­mis rai­son­nable, en reli­sant tous les cours de mathé­ma­tiques afin de véri­fier que les cou­pures pro­mises avaient été réalisées. 

Dans ce contexte, et sous le par­rai­nage de Laurent Schwartz, l’en­sei­gne­ment des mathé­ma­tiques à l’É­cole ne pou­vait être que de grande qua­li­té comme l’ins­tal­la­tion de Michel Dema­zure, Charles Gou­laouic et Yves Meyer, tous venus d’Or­say, nous l’as­su­rait. Tel fut le cas ensuite avec l’ar­ri­vée de Jean-Michel Bony, Jean-Pierre Bour­gui­gnon et quelques autres. 

Quelques années plus tard, vers le début des années quatre-vingt-dix, avec le géné­ral Paul Par­raud, grand poly­tech­ni­cien huma­niste qui avait suc­cé­dé au géné­ral Cha­va­nat, nous entre­prîmes la rédac­tion d’un sché­ma direc­teur syn­thé­ti­sant toutes nos ambi­tions pour l’É­cole, qui était en voie d’a­chè­ve­ment lorsque mon troi­sième man­dat de pré­sident de l’É­cole prit fin. Il appar­tien­drait à Pierre Faurre, mon suc­ces­seur, de par­ache­ver, pour­suivre et faire évo­luer toutes ces réformes. 

Je revis Laurent Schwartz à plu­sieurs reprises pen­dant cette période. Même si sa fran­chise et sa vigueur intel­lec­tuelle ren­daient quel­que­fois nos conver­sa­tions ani­mées, je croyais sen­tir en lui une cer­taine ten­dresse envers mon action. Une de mes grandes joies fut de trou­ver confir­ma­tion de ce sen­ti­ment dans son der­nier ouvrage Un mathé­ma­ti­cien aux prises avec le siècle. C’est plus de vingt ans de sa vie que Laurent Schwartz aura consa­crés à l’X, vingt années pas­sées à la mori­gé­ner, à l’ad­mi­rer, à la tan­cer : » De nou­velles réformes eurent encore lieu après mon départ, allant toutes dans le sens que j’a­vais obs­ti­né­ment pré­co­ni­sé. Dans l’en­semble, la situa­tion est meilleure qu’elle n’a jamais été. » Et plus loin : » Les réformes appor­tées à l’en­sei­gne­ment et à la recherche par Ésam­bert ont por­té leurs fruits en ce qui concerne l’in­té­rêt des élèves pour les branches scien­ti­fiques. Son sou­tien à la recherche s’est avé­ré extrê­me­ment posi­tif. »

En conclu­sion de son cha­pitre sur l’É­cole poly­tech­nique, on peut lire : » Je me demande encore com­ment j’ai pu réa­li­ser tant de com­bats en une seule vie. En tout cas j’ai sur­vé­cu. Je regrette quand même de ne pas avoir trans­for­mé l’É­cole poly­tech­nique autant que je l’au­rais sou­hai­té. Mais la vie est belle, et l’É­cole poly­tech­nique a résis­té bon an mal an à la coexis­tence entre mili­taires, civils, pro­fes­seurs, étu­diants, cher­cheurs, secré­taires et moi. Ceux qui m’ont long­temps craint ont pu consta­ter que je n’a­vais pas détruit la véné­rable ins­ti­tu­tion.  »

Il est clair que le nor­ma­lien Laurent Schwartz aura été un amou­reux pas­sion­né de l’É­cole poly­tech­nique et l’au­ra fait abon­dam­ment pro­fi­ter de sa vision scien­ti­fique et de sa rigueur personnelle. 

* Extrait de l’ou­vrage Laurent Schwartz (1915−2002), édi­tions SMF (Socié­té Mathé­ma­tique de France), Paris, décembre 2003.

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