L’Amour est enfant de salaud

Dossier : Arts, Lettres et SciencesMagazine N°595 Mai 2004Par : Sir Alan Ayckbourn, dans une adaptation de Michel BlancRédacteur : Philippe OBLIN (46)

Pierre Car­let de Cham­blain de Mari­vaux se plai­sait à dis­sé­quer les sur­prises de l’amour. Sir Alan Ayck­bourn, auteur contem­po­rain, s’y plaît aus­si mais chez lui on ne gas­pille pas son temps en mari­vau­dage. On va très vite à l’essentiel : on baise. Ce qui ne l’empêche pas, en pur Bri­tan­nique qu’il est, de nous pré­sen­ter avec un humour d’une cruelle luci­di­té com­ment ces sortes d’affaires se passent de nos jours à Londres. Et cela donne Things we do for love, adap­té par Michel Blanc – l’auteur, entre autres, du Père Noël est une ordure – sous le titre L’Amour est enfant de salaud, pré­sen­te­ment joué au Théâtre Tris­tan Ber­nard, dans une mise en scène de José Paul.

M’est avis qu’il y a dans l’art dra­ma­tique de Sir Ayck­bourn de nom­breux aspects méri­tant l’admiration, dont un seul pour­tant suf­fit déjà par­fois à faire une bonne pièce. Pour com­men­cer, l’art de flai­rer le bon sujet ou, plus exac­te­ment en l’occurrence, de savoir le plan­ter dans le cadre adé­quat, parce que le sujet de L’amour est enfant de salaud est, de soi, d’une totale bana­li­té : les effets des­truc­teurs d’un coup de foudre. Ensuite vient sa par­faite maî­trise de la construc­tion dra­ma­tique. L’exposition, par exemple, est telle que l’on pénètre dans le vif du sujet comme sans s’en aper­ce­voir. Quant aux per­son­nages, ils sont si bien cam­pés que nous ne dou­tons à aucun ins­tant de les avoir cha­cun déjà ren­con­trés. Ils sont d’ailleurs tous, il faut le dire car cela aide, joués à mer­veille. Bar­ba­ra (Isa­belle Géli­nas), la jeune céli­ba­taire dis­tante et raf­fi­née qui com­plète ses reve­nus de secré­taire de direc­tion en louant par appar­te­ments la petite mai­son lon­do­nienne héri­tée de ses parents, dont elle s’est réser­vé le rez-de- chaus­sée. Elle suc­com­be­ra, contre toute attente et contre son gré, à un amour-pas­sion pour le “ fian­cé (?) ” de sa meilleure amie Nikki.

Ladite Nik­ki (Lysiane Meis), éper­due de gen­tillesse, de confiance et de pué­ri­li­té, folle d’admiration devant Bar­ba­ra qu’elle a connue à la pen­sion Saint-Alban, et si heu­reuse, après d’atroces déboires sen­ti­men­taux – elle sort tout juste d’un enfer de plu­sieurs années pas­sées avec un gar­çon qui la ros­sait et l’enfermait dans des pla­cards – d’avoir trou­vé le com­pa­gnon de ses rêves en la per­sonne d’Hamish (Bru­no Madi­nier), un Écos­sais végé­ta­rien, abon­dam­ment che­ve­lu, vêtu bario­lé-bran­ché et, à l’heure du thé, inca­pable de faire la dif­fé­rence entre un Earl grey et un Lap­sang sou­chong : exac­te­ment ce qu’il faut pour héris­ser la stricte Bar­ba­ra. L’évidente ado­ra­tion d’Hamish pour sa Nik­ki, pour­tant dou­blée d’un solide bon sens et d’une grande géné­ro­si­té de coeur, ne l’empêchera hélas pas de s’envoyer la Bar­ba­ra dans un moment d’aberration, et de décou­vrir en même temps qu’elle d’ailleurs, qu’ils sont, contre toute attente, faits l’un pour l’autre.

Un der­nier per­son­nage com­plète cet éton­nant – et déton­nant – trio : Gil­bert (Chick Orte­ga), fac­teur et jeune veuf de son état, loca­taire du base­ment, fort ordi­na­ry people mais la com­plai­sance et le dévoue­ment même, tou­jours prêt à rendre ser­vice, à chan­ger une prise de cou­rant, à répa­rer le vétuste chauf­fage cen­tral de Bar­ba­ra, à por­ter à la Croix-Rouge les vieux vête­ments dont Bar­ba­ra ne veut plus. En réa­li­té pour­tant, ces vieux vête­ments, il en tapisse en secret les murs de son base­ment. Vous en devi­nez la rai­son, et com­pre­nez pour­quoi il se montre trop sou­vent un peu “ enva­his­sant ”, bien que tou­jours d’une bonne volon­té éper­du­ment respectueuse.

On le voit donc bien : C’est Vénus toute entière à ses proies atta­chée mais com­ment alors Sir Ayck­bourn s’y prend-il pour nous faire si mer­veilleu­se­ment rire de ces quatre là ? En cela jus­te­ment réside le secret des très grands, que nul ne peut per­cer s’il ne l’est lui-même. À coup sûr pour­tant, Sir Ayck­bourn sait se mon­trer un homme de cœur, et point seule­ment en écri­vant ses pièces (une tren­taine, dont déjà quelques-unes jouées en France) : il choi­sit de divor­cer l’année même où S. M. Eli­za­beth II lui confé­ra la noblesse, en sorte que l’ex et la nou­velle pussent cha­cune por­ter le titre de lady. Voi­là qui est pous­ser loin la déli­ca­tesse d’âme

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