La valorisation des brevets

Dossier : Les X et le droitMagazine N°625 Mai 2007
Par Geoffroy COUSIN (95)

Selon une sta­tis­tique com­muné­ment répan­due, à peine un brevet sur mille va génér­er des revenus excep­tion­nels pour l’en­tre­prise. La méthode Shadock con­sis­terait donc à se dépêch­er de dépos­er et d’obtenir la délivrance des 999 pre­miers brevets, afin de soign­er la pré­pa­ra­tion du millième.

Les coûts liés à cha­cun de ces brevets sont quant à eux sen­si­ble­ment con­stants d’un dossier à l’autre, et estimables : frais de rédac­tion, de procé­dures de délivrance, de main­tien en vigueur, éten­due géo­graphique de la pro­tec­tion, voire primes aux inven­teurs. La majorité de ces coûts sont engagés le plus sou­vent avant qu’il ne soit pos­si­ble d’es­timer réelle­ment les retombées économiques de l’in­ven­tion sur l’entreprise.

Toute­fois, dans les entre­pris­es pour lesquelles il est impens­able de dépos­er mille brevets pour obtenir une val­ori­sa­tion pos­i­tive, et dans celles qui souhait­ent égale­ment tir­er le max­i­mum de leurs autres inven­tions, il est béné­fique de dis­pos­er d’un moyen d’es­timer la valeur de ces autres titres.

Il est pos­si­ble de définir quelques critères com­muns pour éval­uer la valeur d’un tel titre de pro­priété indus­trielle, comme sa qual­ité tech­nique, ou sa qual­ité juridique. La qual­ité tech­nique s’es­time prin­ci­pale­ment sur le nom­bre d’ex­em­ples et le détail et la clarté de la descrip­tion de l’in­ven­tion, ce qui per­met d’asseoir une pro­tec­tion large. La qual­ité juridique cor­re­spond à la portée des reven­di­ca­tions du brevet : les dif­férents aspects (pro­duit, procédé de fab­ri­ca­tion, util­i­sa­tion, ” logi­ciel “, etc.) sont-ils revendiqués ? Les reven­di­ca­tions appa­rais­sent-elles con­tourn­ables ? Ces critères doivent être étudiés pour les dif­férents brevets d’une même famille, et plus laborieuse­ment pour un porte­feuille entier.

Toute­fois, on remar­quera vite que la valeur du titre s’es­timera dif­férem­ment selon qu’on est le tit­u­laire du titre, son con­cur­rent, un investis­seur, ou autre. En corol­laire, quel est le but de l’é­val­u­a­tion : s’ag­it-il d’é­val­uer un brevet, ou une demande pour savoir s’il est oppor­tun de les main­tenir en vigueur, ou de les acquérir ? S’ag­it-il d’é­val­uer un porte­feuille com­plet en vue de ren­tr­er sur un marché ? S’ag­it-il d’une éval­u­a­tion du passé, du présent, ou de l’avenir ? Les méth­odes d’é­val­u­a­tion étant nom­breuses, la réponse à ces quelques ques­tions per­me­t­tra déjà de déter­min­er les méth­odes d’é­val­u­a­tion les mieux adaptées.

L’évaluation par un tiers

Quand on n’est pas le breveté, une méthode sim­ple d’é­val­u­a­tion peut se dégager facile­ment : on peut éval­uer la valeur que le tit­u­laire donne au brevet en fonc­tion de la façon dont il gère son porte­feuille de brevets. On éval­ue les frais engagés par le tit­u­laire pour l’ob­ten­tion, la défense ou le main­tien en vigueur du titre. Par rap­port à une moyenne glob­ale­ment con­nue de ces coûts, liée aux frais listés ci-dessus, le tit­u­laire peut avoir été par­ti­c­ulière­ment attaché à la procé­dure : les procé­dures longues peu­vent être un signe que le breveté a ten­té d’obtenir une pro­tec­tion large. Le nom­bre de pays désignés est un indi­ca­teur. Si la demande de brevet mère a don­né nais­sance à une quan­tité de deman­des filles par le biais de deman­des divi­sion­naires, de con­tin­u­a­tion ou de con­tin­u­a­tion par par­ties, c’est un signe de la ténac­ité du deman­deur. Si des procé­dures d’op­po­si­tion par des tiers ont été engagées, c’est un signe que le brevet présente une réal­ité économique.

Si on est ten­té d’in­ve­stir dans un brevet, les pre­mières ques­tions à se pos­er sont les suiv­antes : le brevet est-il libre­ment exploitable ? s’il existe un pro­duit du breveté, le brevet cou­vre-t-il ce pro­duit, dans quelles régions, et au plus jusqu’à quand ? Existe-t-il des pro­duits con­cur­rents et sur quels marchés, et tombent-ils sous le coup du brevet ? La chute du brevet dans le domaine pub­lic serait-elle préju­di­cia­ble à l’en­tre­prise, ou est-elle bien préparée ?

L’évaluation par le breveté

Quand on est breveté, impos­si­ble bien enten­du d’é­val­uer la valeur du titre en fonc­tion des frais engagés pour sa défense.

Du point de vue compt­able, deux types de revenus sont directe­ment quan­tifi­ables : les revenus de licences du brevet et les revenus provenant des pro­duits cou­verts par le brevet. Out­re ces indi­ca­teurs financiers directe­ment exploita­bles, une demande ou un brevet ” non exploités ” peu­vent con­stituer un act­if insoupçonné.

Ci-dessous, je liste dif­férentes façons de con­sid­ér­er ces titres de pro­priété indus­trielle comme un act­if, tout au long de la vie d’un brevet, de l’in­ven­tion à l’ex­pi­ra­tion du titre. Une inven­tion, une demande de brevet ou un brevet ne rap­por­tent pas néces­saire­ment au niveau compt­able. Toute­fois, par cer­tains aspects, ils con­tribuent à la richesse de l’entreprise.

Hélas, la ques­tion de l’op­por­tu­nité de main­tenir en vigueur le titre se pose générale­ment plusieurs années après le dépôt du titre, et le plus sou­vent à un moment où le respon­s­able du ser­vice juridique, le respon­s­able du ser­vice pro­priété indus­trielle, le rédac­teur de la demande, les per­son­nes s’é­tant occupé de la procé­dure de délivrance ou les inven­teurs ont quit­té la société ou ont changé de poste, ce qui rend l’é­tude complexe.

a) Stimuler la recherche et développement

La poli­tique de brevet est une bonne inci­ta­tion pour les équipes de recherche et développe­ment. Out­re la présence val­orisante du nom de l’in­ven­teur sur la pub­li­ca­tion de la demande de brevet, la mise en place d’une poli­tique con­trôlée de rémunéra­tion sup­plé­men­taire des inven­teurs de mis­sion stim­ule la recherche. L’essen­tiel est ici de garder le con­trôle de cette poli­tique, afin de s’as­sur­er que la recherche a pour but des inven­tions qui, en plus d’être breveta­bles, ont un intérêt économique réel pour l’entreprise.

b) Dissuader les tiers dès la procédure de délivrance

Cette option est par déf­i­ni­tion la mieux adap­tée aux pre­mières années de la vie de la demande de brevet. Aujour­d’hui, l’ex­a­m­en de brevetabil­ité n’est couram­ment entamé, pour une inven­tion con­sid­érée, que qua­tre à six ans après l’in­ven­tion aux États-Unis, en Europe ou au Japon. La portée réelle de la pro­tec­tion ne sera définie que sept ans après l’in­ven­tion. La demande de brevet est, elle, pub­liée dès dix-huit mois après le dépôt.

Pen­dant ces sept ans, c’est à la con­cur­rence de faire le tra­vail des Offices de brevets. La société con­cur­rente devra donc inve­stir pour véri­fi­er le con­tenu de la demande, faire une recherche d’an­téri­or­ités, sur­veiller la procé­dure de délivrance, le cas échéant s’op­pos­er au brevet délivré pour faire réduire sa portée lors d’une procé­dure judiciaire.

Les frais engagés par la société con­cur­rente peu­vent être de l’or­dre de ceux engagés par la société brevetée pour obtenir la délivrance des titres. À dépens­es com­pa­ra­bles, la société brevetée fait donc net­te­ment un bénéfice.

Pen­dant ces années, la société tit­u­laire béné­fi­cie ain­si virtuelle­ment d’une pro­tec­tion large. En effet, sous cer­taines con­di­tions, la société tit­u­laire béné­fi­cie d’une pro­tec­tion pro­vi­soire dès la pub­li­ca­tion de sa demande. Elle est de plus sus­cep­ti­ble de mod­i­fi­er sa pro­tec­tion, en l’adap­tant aux pro­duits des con­cur­rents arrivant sur le marché pen­dant ces env­i­ron sept années, dans les lim­ites de l’ob­jet de la demande initiale.

De plus, la société tit­u­laire peut allonger les procé­dures devant les Offices de brevet, aug­men­tant ain­si d’un ou deux ans les durées stan­dard décrites ci-dessus. Aujour­d’hui, de nom­breuses deman­des déposées en 1998 reçoivent seule­ment leur pre­mier rap­port d’ex­a­m­en de l’Of­fice européen des brevets (cf. fig­ure 3). Gageons que les con­cur­rents de ces déposants n’ont pas atten­du si longtemps pour se faire une idée par eux-mêmes de la portée de la protection.

c) Différencier ses produits par le brevet

Out­re les offices améri­cain, japon­ais, européen et alle­mand qui sont réputés pour impos­er un seuil de brevetabil­ité assez élevé, cer­tains offices, tels que l’Of­fice français des brevets, ne pra­tiquent pas un exa­m­en détail­lé de brevetabilité.



Durée moyenne d’ex­a­m­en pour un brevet français


Nom­bre total de brevets en vigueur en France, par année de dépôt
(En fon­cé : brevet nation­al français, en clair, par­tie française de brevet européen).
L’apparente décrois­sance des brevets européens depuis 1998 est due au fait que les deman­des déposées depuis 1998 sont encore en cours d’examen à l’Office européen des brevets, ne sont pas encore délivrées, donc pas encore des brevets « en vigueur ».


Pour être brevetable, une inven­tion doit répon­dre prin­ci­pale­ment à trois critères : la nou­veauté, l’ac­tiv­ité inven­tive (ou ” non-évi­dence ”), et l’ap­pli­ca­tion indus­trielle (ou ” util­ité ”). Le critère d’ap­pli­ca­tion indus­trielle est le plus facile à rem­plir : il suf­fit que l’in­ven­tion puisse être fab­riquée ou util­isée par tout type d’in­dus­trie, ce qui est indé­ni­able­ment le cas du pro­duit ou ser­vice com­mer­cial­isé. Le critère de nou­veauté est égale­ment facile à rem­plir : il suf­fit d’être dif­férent des générale­ment trois à six doc­u­ments antérieurs opposés lors de l’ex­a­m­en de brevetabil­ité. Les mérites de cette dif­férence ne sont pas étudiés dans le cadre de l’ex­a­m­en de nouveauté.

Quant au critère d’ac­tiv­ité inven­tive, qui cor­re­spond sen­si­ble­ment aux mérites de la dif­férence entre le brevet et l’art antérieur, il n’est pas étudié, par l’Of­fice français des brevets, dans le cadre de la délivrance d’un brevet. Voici donc notre pro­duit nou­veau breveté en France !

Cet exa­m­en ” par­tiel ” de brevetabil­ité est égale­ment beau­coup plus court que l’ex­a­m­en com­plet pra­tiqué par les Offices men­tion­nés ci-dessus, de sorte qu’en à peine trois ans (cf. fig­ure 2) il est pos­si­ble d’ap­pli­quer la men­tion ” breveté ” sur un pro­duit. La men­tion ” pro­duit breveté ” est donc facile­ment et rapi­de­ment obtenue en France. De quoi ren­dre à faible coût un pro­duit plus attractif.

Quant aux con­cur­rents, la décou­verte de la men­tion ” pro­duit breveté ” pour­ra les amen­er à réfléchir à deux fois avant de dévelop­per un pro­duit concurrent :

  • en quoi le pro­duit est-il breveté ?
  • le cas échéant, le brevet est-il sus­cep­ti­ble de cou­vrir mon pro­duit, et en quoi ?
  • le brevet délivré est-il brevetable (ou en d’autres ter­mes, le brevet fait-il preuve ” d’ac­tiv­ité inventive ”) ?
  • le cas échéant, dois-je inten­ter une action en jus­tice afin de faire annuler le brevet, pour pou­voir com­mer­cialis­er mon pro­duit libre­ment, ou me rap­procher du tit­u­laire pour obtenir une licence ?
     

Pen­dant ce temps, l’en­tre­prise tit­u­laire peut faire val­oir une exclu­siv­ité pour son nou­veau produit.

d) Communiquer sur le portefeuille

Pour les entre­pris­es de grande taille, on pour­ra met­tre en oeu­vre à grande échelle la poli­tique d’un dépôt français per­me­t­tant d’obtenir rapi­de­ment un titre à des fins pro­mo­tion­nelles, et d’un dépôt européen ou améri­cain à procé­dure longue pour, le cas échéant, adapter sa pro­tec­tion aux pro­duits concurrents.


Exem­ple de com­mu­ni­ca­tion d’entreprise inno­vante basée sur la crois­sance du nom­bre de dépôts

En par­al­lèle, la poli­tique inno­vante de la société est mise en avant en com­mu­ni­quant sur le nom­bre de brevets déposés (cf. fig­ure 4), ou le nom­bre de brevets délivrés.

Seuls les tiers avisés savent que ces sta­tis­tiques peu­vent par­fois être trompeuses. Le nom­bre de brevets déposés n’est pas for­cé­ment révéla­teur : un même dépôt peut con­duire à la délivrance de 20 titres de pro­priété intel­lectuelle à tra­vers le monde, ou être aban­don­né sans don­ner la moin­dre délivrance. Le nom­bre de brevets délivrés n’est pas révéla­teur : les brevets délivrés aujour­d’hui peu­vent avoir été déposés pour cer­tains trois ans aupar­a­vant, ou dix à douze ans auparavant.

e) Évaluer les frais de développement d’un produit concurrent

Pour éval­uer un brevet, on pour­ra clas­sique­ment com­mencer par étudi­er sa portée, et s’il cou­vre un pro­duit com­mer­cial­isé par l’en­tre­prise, voire par un con­cur­rent. Si le brevet ne cou­vre aucun pro­duit de con­cur­rents, cela peut être que celui-ci n’of­fre aucun avan­tage notable au pro­duit. Cela peut au con­traire être parce que les con­cur­rents ont pris le soin d’é­tudi­er et de con­tourn­er ce brevet. À ce titre, l’é­tude des pro­duits du con­cur­rent pour­ra s’avér­er riche d’en­seigne­ments. Si celui-ci a dû dévelop­per un procédé plus coû­teux pour con­tourn­er le brevet, l’a­ban­don de ce dernier, même s’il n’é­tait à pro­pre­ment par­ler pas repro­duit, serait à coup sûr une perte de valeur.

f) Obtenir la liberté d’exploitation


Extrait d’un brevet ancien de vélocipède

Con­traire­ment à quelques idées reçues, un tit­u­laire de brevet n’est pas néces­saire­ment libre d’ex­ploiter un pro­duit objet du brevet. Le brevet n’est en effet pas un droit de faire, mais un droit d’in­ter­dire à autrui de faire.

À titre d’ex­em­ple si, en des temps immé­mo­ri­aux, la société Z avait inven­té la roue, et l’avait brevetée (cf. fig­ure 1), et si, dans les vingt ans, la société Y avait inven­té la bicy­clette, et l’avait brevetée (cf. fig­ure 5) (la bicy­clette étant par essence brevetable par rap­port à la roue), alors Z aurait pu empêch­er Y de met­tre des roues dans sa bicy­clette, ce qui rend la com­mer­cial­i­sa­tion par Y de la bicy­clette brevetée forte­ment compromise.

On en arrive donc à une sit­u­a­tion de blocage puisqu’au­cune des deux sociétés ne peut com­mer­cialis­er libre­ment la bicy­clette, sauf accord entre Y et Z.

Y aura toute­fois été bien inspirée de brevet­er son inven­tion de la bicy­clette, pour empêch­er Z d’en pro­duire en toute impunité, si Y n’avait pas été en mesure de garder le secret sur son inven­tion. Brevet­er la bicy­clette per­met donc à Y de dis­pos­er d’une mon­naie d’échange dans le cadre de ses rela­tions avec Z, en atten­dant la mort du brevet sur la roue, ou même avant en cas d’accord. 

Conclusion

Il est rare qu’on puisse attribuer à un brevet un revenu. Toute­fois, celui-ci peut quand même être une source de valeur pour l’en­tre­prise. Ci-dessus, quelques sché­mas ont été décrits. La valeur d’un brevet s’é­val­ue toute­fois de manière très vari­able selon la per­son­ne qui cherche à éval­uer, le but de l’é­val­u­a­tion, ou l’in­stant de celle-ci.

RÉFÉRENCES
• J. SCHAAF, « Com­ment déter­min­er la valeur d’un brevet européen », dans Patent Infor­ma­tion News 1/2006, Office européen des brevets.
• P. FLIGNOR et D. OROZCO, « Intan­gi­ble asset & Intel­lec­tu­al Prop­er­ty Val­u­a­tion : A mul­ti­dis­ci­pli­nary Per­spec­tive », juin 2006.
• Site offi­ciel Insti­tut nation­al de la pro­priété indus­trielle (INPI).
• Site offi­ciel Organ­i­sa­tion mon­di­ale de la pro­priété indus­trielle (OMPI).

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