La valeur cachée des musées

Dossier : La propriété intellectuelle : Défendre la créationMagazine N°672 Février 2012
Par Julien ANFRUNS

REPÈRES
Les actifs imma­té­riels des musées peuvent se défi­nir comme des actifs non moné­taires qui ne peuvent être ni vus, ni tou­chés, ni par­fai­te­ment mesu­rés phy­si­que­ment, mais qui par­ti­cipent néan­moins à la valeur et au rayon­ne­ment de l’institution à tra­vers le temps et l’effort de ses res­sources vives. On y compte prin­ci­pa­le­ment le capi­tal intel­lec­tuel et humain, le capi­tal de marque, le capi­tal de créativité.

L’actualité des musées a connu ces der­nières années des déve­lop­pe­ments très riches où l’image de marque a été sin­gu­liè­re­ment mise en avant. Du Louvre-Abou Dha­bi au Gug­gen­heim de Ber­lin en pas­sant par le nou­veau musée King Abdu­la­ziz Cen­ter for World Culture en Ara­bie Saou­dite, une nou­velle géné­ra­tion de musées est en train d’éclore.

La valeur d’un musée

Un musée se carac­té­rise par la rare­té de ces res­sources qui ne sont pas faci­le­ment reproductibles

Dans ce contexte, quelle est la valeur d’un musée ? Trouve-t-on cette valeur dans ses seules col­lec­tions ? Dans l’attrait de son archi­tec­ture ? Dans le savoir-faire de ses acteurs ? Ou encore dans ses réseaux, son public, ou la délec­ta­tion des visi­teurs décou­vrant ses œuvres ? On remarque intui­ti­ve­ment que la richesse des musées dépasse les seules col­lec­tions et englobe tous les talents de l’institution. Hen­ri Loy­rette, pré­sident-direc­teur du Louvre, se plaît sou­vent à rap­pe­ler que son musée est aus­si « un véri­table conser­va­toire de tous les métiers des musées ».

L’évaluation de tout actif imma­té­riel, par­ti­cu­liè­re­ment dans le sec­teur muséal, repré­sente un véri­table défi. Dans le sec­teur éco­no­mique mar­chand, cer­taines approches théo­riques invitent à une éva­lua­tion fon­dée sur le mar­ché1 tan­dis que d’autres se fondent plu­tôt sur les res­sources de la struc­ture étu­diée2. Tou­te­fois, contrai­re­ment à une entre­prise, le musée n’est pas dans un sec­teur mar­chand et se carac­té­rise par la rare­té de ces res­sources qui ne sont pas faci­le­ment reproductibles.

Le développement du Guggenheim

D’un point de vue pra­tique, le Gug­gen­heim a mené depuis des années une stra­té­gie de déve­lop­pe­ment qui l’a conduit dans des villes de tous les conti­nents : New York, Ber­lin, Venise, Bil­bao, Abou Dha­bi, etc. L’exemple de Bil­bao marque sou­vent les esprits avec le remar­quable suc­cès de son archi­tec­ture signée par Frank O. Geh­ry. Créé en 1997 avec quelque 45000 m² de sur­face, ce musée a été le fruit d’un lourd inves­tis­se­ment du gou­ver­ne­ment basque (166 mil­lions d’euros) et a été conçu par le tru­che­ment d’une fran­chise de marque qui a rap­por­té 18 mil­lions d’euros au Guggenheim.

Tou­te­fois, cer­tains com­men­ta­teurs ont pu voir aus­si la limite d’un tel sys­tème où trop d’expansion pou­vait nuire à la qua­li­té des conte­nus pré­sen­tés dans les expositions.

Le futur musée Guggenheim d’Abou Dhabi.
Le futur musée Gug­gen­heim d’Abou Dhabi.

La licence de la marque Louvre

De façon dif­fé­rente, l’aventure du Louvre à Abou Dha­bi est d’abord l’histoire d’une oppor­tu­ni­té issue d’une demande venant de prime abord de l’émirat même d’Abou Dha­bi. La grande nova­tion fut, en 2007, la négo­cia­tion d’une licence de marque. S’est alors posée la ques­tion de savoir com­ment cal­cu­ler le prix d’un nom aus­si unique que le Louvre ?

Éva­luer un pro­jet précis
Pour l’évaluation des actifs imma­té­riels des musées, que se serait-il pas­sé si la négo­cia­tion du Louvre-Abou Dha­bi avait eu lieu après la crise finan­cière de l’émirat voi­sin de Dubaï ? Nul doute que les résul­tats auraient été sen­si­ble­ment dif­fé­rents. L’intérêt prin­ci­pal de la valo­ri­sa­tion des actifs imma­té­riels des musées est donc non pas de connaître la valeur même du musée, tâche aus­si sur­hu­maine qu’impossible, mais plu­tôt d’évaluer un pro­jet pré­cis et à négo­cier. Un tel pro­jet s’inscrit néces­sai­re­ment dans une tem­po­ra­li­té spé­ci­fique et s’expose donc à une varia­tion à l’aune d’un contexte différent.

Alors que les dis­cus­sions sur la Sor­bonne avaient conduit la France à céder gra­tui­te­ment la licence de marque pour le nom pres­ti­gieux de cette uni­ver­si­té, le Louvre a étu­dié plus avant une éva­lua­tion si essen­tielle pour étayer la négo­cia­tion entre la France et les Émi­rats arabes unis sur la ques­tion. Ce fut, tout d’abord, le lan­ce­ment d’un paran­gon­nage mon­dial des musées avec des ini­tia­tives anté­rieures : certes, le Gug­gen­heim, mais aus­si les actions du Louvre à Atlanta.

Tou­te­fois, cette approche n’étant pas assez géné­ra­li­sée ni com­plète, il a aus­si fal­lu trou­ver des com­pa­ra­tifs se rap­pro­chant du carac­tère tout à fait excep­tion­nel du nom du Louvre. Le point de com­pa­rai­son fut dès lors le sec­teur des indus­tries du luxe où la rare­té et l’image de marque sont des fac­teurs de suc­cès par­ti­cu­liè­re­ment déterminants.

Il est à ce titre inté­res­sant de noter que cer­tains grands musées fran­çais (Louvre, Ver­sailles) sont en France aus­si membres du Comi­té Col­bert qui regroupe jus­te­ment les indus­tries du luxe fran­çais pour mieux les promouvoir.

Après plu­sieurs mois de négo­cia­tion, la valo­ri­sa­tion de la licence de marque fut arrê­tée à 400 mil­lions d’euros, un véri­table record his­to­rique dans l’univers muséal. Ce record fut d’autant plus noté que l’accord inter­na­tio­nal de coopé­ra­tion qui s’en est sui­vi incluait un sous­ja­cent contrac­tuel éva­lué à un mil­liard d’euros, ce qui a conduit la presse à cette époque à qua­li­fier l’ancien ministre de la Culture Renaud Don­ne­dieu de Vabres « d’homme qui [valait] un milliard ».

Maquette du musée du Louvre-Abou Dhabi.
Maquette du musée du Louvre-Abou Dhabi.

La peur d’un malaise

Cer­tains ont pu craindre que cet évé­ne­ment risque de bana­li­ser l’exceptionnalité de la culture si un jour nous nous réveil­lions avec un musée du Louvre à tous les coins de rue.

D’où la peur d’un « malaise dans les musées » pour reprendre le titre épo­nyme d’un ouvrage de Jean Clair paru en 2007, à la même époque. En réa­li­té, on est loin de cette escha­to­lo­gie cultu­relle. La rai­son en est simple : le capi­tal en hommes et en savoir-faire des musées est une res­source très rare. Ne faut-il pas plus de vingt ans pour for­mer un conser­va­teur de musée, de même pour avoir un spé­cia­liste de la muséo­lo­gie, de la média­tion cultu­relle pour le public, de la sécu­ri­té ? De fac­to, il est impos­sible de repro­duire à l’envi un modèle de déve­lop­pe­ment des musées qui ne res­pec­te­rait pas le carac­tère limi­té, et donc aus­si pré­cieux, du « capi­tal humain » qui fait l’essence même des musées.

Comme dans l’industrie du luxe, la rare­té et l’image de marque sont les fac­teurs du succès

Un problème de formation

Cette limite consti­tue du reste aujourd’hui une véri­table dif­fi­cul­té de poli­tique cultu­relle dans cer­tains pays tels que les nations du Golfe (Qatar, Koweït, EAU, Bah­reïn, etc.), mais aus­si en Chine, au Bré­sil, à Sin­ga­pour où des inves­tis­se­ments cultu­rels très impor­tants ont cours, mais où la for­ma­tion d’un nombre suf­fi­sant de per­sonnes pour faire fonc­tion­ner ces nou­veaux musées dans toutes leurs com­po­santes reste un obs­tacle encore loin d’être surmonté.

La valeur cachée

Aujourd’hui, les actifs imma­té­riels des musées sont sans doute à la croi­sée d’un nou­veau para­digme de déve­lop­pe­ment qui vient s’ajouter aux pré­cé­dentes res­sources telles que les sub­ven­tions gou­ver­ne­men­tales, les mécé­nats, les spon­sors, etc., sans jamais s’y sub­sti­tuer. D’une cer­taine façon, les actifs imma­té­riels des musées sont bel et bien la valeur cachée des musées, où seule l’excellence du talent, du savoir-faire et des plus hautes normes de qua­li­té cultu­relle trou­ve­ra son effet miroir dans un niveau éle­vé de valorisation.

1. Por­ter (1991).
2. Bar­ney (1991), Nona­ka & Takeu­chi (1995).

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