La rédaction a vu pour vous : « J’accuse »

Dossier : Arts, lettres et sciencesMagazine N°751 Janvier 2020Par :

de Roman Polanski (2019, 2 h 12)

La scène d’ouverture, gran­diose et gla­çante, de la céré­mo­nie de dégra­da­tion du capi­taine Drey­fus dans la cour d’honneur de l’École mili­taire le 5 jan­vier 1895, affiche d’emblée l’intention du cinéaste : son
J’accuse sera un film réso­lu­ment his­to­rique. De fait, la réa­li­sa­tion est riche, léchée dans le sou­ci de recons­ti­tu­tion : les décors, essen­tiel­le­ment natu­rels, les cos­tumes, l’atmosphère de l’époque, sont trai­tés avec beau­coup d’exactitude. Le film retrace « l’Affaire » avec une grande fidé­li­té, en s’attachant au point de vue du colo­nel Georges Pic­quart, per­son­nage essen­tiel de la réha­bi­li­ta­tion de Dreyfus.

L’histoire se situe entre deux entre­tiens en tête-à-tête – les seuls que les deux hommes auront tout au long de l’affaire –, le pre­mier lorsque le com­man­dant Pic­quart était le pro­fes­seur du jeune capi­taine Drey­fus à l’École de guerre ; le second lorsque Drey­fus, réha­bi­li­té, vient récla­mer au géné­ral Pic­quart, ren­tré en grâce et deve­nu ministre de la Guerre, d’être pro­mu au grade dont il estime avoir été pri­vé, soit une longue période de plus de dix ans (1894 à 1906). D’où de nom­breux fla­sh­backs et sauts dans le temps qui pour­ront aga­cer cer­tains. Polans­ki suit Pic­quart depuis sa par­ti­ci­pa­tion, mar­gi­nale, à l’arrestation de Drey­fus, à sa décou­verte presque for­tuite, alors qu’il a été nom­mé chef du ser­vice de ren­sei­gne­ments de l’Armée, de la culpa­bi­li­té d’Esterhazy et des faux fabri­qués par celui qui est deve­nu entre-temps son adjoint, le com­man­dant Hen­ry ; puis de ses vaines ten­ta­tives pour obte­nir de sa hié­rar­chie qu’elle se sai­sisse de ce qu’il consi­dère comme une faute des ser­vices, inique pour Drey­fus et sur­tout dan­ge­reuse pour l’Armée elle-même. On connaît la suite : les bri­mades et ten­ta­tives de mise à l’écart que lui fait subir l’appareil mili­taire, puis la sor­tie au grand jour des infor­ma­tions (le fameux J’accuse d’Émile Zola), ses périodes d’emprisonnement, sa mise à la réforme, et enfin son retour au pre­mier plan après la loi d’amnistie de 1900 et la réha­bi­li­ta­tion défi­ni­tive de Drey­fus en 1906.

La dis­tri­bu­tion est éblouis­sante : le film convoque la fine fleur des acteurs fran­çais du moment – à vrai dire sur­tout mas­cu­lins : seule femme notable de cette his­toire, la maî­tresse de Pic­quart, Pau­line Mon­nier magni­fi­que­ment incar­née par Emma­nuelle Sei­gner. Jean Dujar­din campe un Pic­quart très cré­dible : brillant saint-cyrien, culti­vé, le mieux noté de sa géné­ra­tion d’officiers, à l’antisémitisme fon­cier « natu­rel » aux membres de la bonne socié­té fran­çaise de l’époque, déchi­ré entre sa volon­té de révé­ler la véri­té qu’il vient de décou­vrir presque for­tui­te­ment et sa loyau­té indé­fec­tible à l’institution mili­taire qui est toute sa vie, et qui va le renier. Nous avoue­rons notre faible pour le Ber­tillon de Mathieu Amal­ric, plus vrai que nature dans son rôle d’expert auto­pro­cla­mé en gra­pho­lo­gie, aveu­glé par son anti­sé­mi­tisme. Les poly­tech­ni­ciens regret­te­ront au pas­sage de ne pas au moins croi­ser dans ce film Hen­ri Poin­ca­ré (X1873), dont on sait le rôle clé qu’il joua dans la réfu­ta­tion des exper­tises fau­tives de Ber­tillon. L’X le plus remar­quable figu­rant par­mi les pro­ta­go­nistes du film, outre bien sûr Alfred Drey­fus lui-même, est le géné­ral Mer­cier (1852), grand orches­tra­teur de la machi­na­tion contre Drey­fus et son adver­saire juré jusqu’au bout (pour plus d’information sur la par­ti­ci­pa­tion des poly­tech­ni­ciens à « l’Affaire », on pour­ra se repor­ter à l’article d’Hubert Lévy-Lam­bert paru dans La J & R de jan­vier 1995).

Une vraie sur­prise vient du Drey­fus que Polans­ki a confié à Louis Gar­rel, en vic­time pathé­tique et sus­ci­tant peu d’empathie.

Au total, un magni­fique film his­to­rique super­be­ment réa­li­sé : de la très belle ouvrage, impec­ca­ble­ment soi­gnée. Mais ce sera peut-être le seul regret du spec­ta­teur : on a connu un Polans­ki autre­ment ori­gi­nal et déran­geant. On a du mal à recon­naître dans cette fresque à la sagesse irré­pro­chable l’auteur de Rosemary’s Baby ou du Loca­taire.

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