La recherche selon Charpak

Dossier : ExpressionsMagazine N°569 Novembre 2001

Qu’est-ce qu’on peut dire à l’heure actuelle sur la répartition hommes femmes ou sur la répartition entre milieux sociaux dans le personnel de recherche en France ?

Les hommes sont très majori­taires en physique des par­tic­ules. C’est moins le cas en biolo­gie. Mais glob­ale­ment le per­son­nel de recherche en France est plutôt masculin.

Pour la physique des par­tic­ules, je crois que l’explication tient à des con­traintes qui ren­dent dif­fi­cile une vie de famille har­monieuse dans laque­lle tra­di­tion­nelle­ment les femmes se sont investies et s’investissent encore beau­coup : les chercheurs doivent voy­ager dans les pays où se trou­vent les accéléra­teurs ; ces accéléra­teurs fonc­tion­nent le jour, la nuit, le same­di, le dimanche.

Mais intel­lectuelle­ment, bien sûr, la physique n’est pas plus dif­fi­cile pour une femme que pour un homme ! D’ailleurs, il y a déjà des femmes très bril­lantes dans la recherche !

Et sur l’origine sociale des chercheurs, quel commentaire peut-on faire ?

La dis­pro­por­tion qu’il y a dans l’enseignement supérieur en faveur des enfants de cadres, d’enseignants ou de pro­fes­sions libérales se reflète for­cé­ment dans la recherche. Et cette dis­pro­por­tion dans l’enseignement supérieur est due en par­tie aux con­cours, qui favorisent le recrute­ment dans ces milieux. Il y a des cas où c’est fla­grant : vous n’avez presque aucune chance de franchir l’obstacle du pre­mier con­cours des études de médecine si vos par­ents n’ont pas les moyens de vous pay­er des cours dans des boîtes privées qui récla­ment 15 000 à 20 000 francs par an.

Georges CHARPAK
Le chercheur nucléaire s’occupe du sexe des anges. Il fait de la recherche pure. C’est en tant que citoyen, et non en tant que chercheur, que je me suis intéressé à la poli­tique. © THOMAS ARRIVÉ

L’examen sur les con­nais­sances en sci­ences et en math­é­ma­tiques repose en effet sur la capac­ité à répon­dre à des ques­tions mul­ti­ples dont le rap­port avec le méti­er de médecin est dis­cutable et où le niveau de réus­site ne repose pas sur une cul­ture réelle mais sur l’entraînement spé­ci­fique à ce type d’examen, dis­pen­sé en petits groupes par les boîtes privées.

Pour sélec­tion­ner de futurs médecins ou de futurs chercheurs en médecine, c’est une dis­crim­i­na­tion insen­sée, qui revient à deman­der aux gens de savoir sauter à la perche pour faire par­tie d’une équipe de foot­ball ! L’équipe de France ne serait peut-être pas cham­pi­onne du monde si on l’avait sélec­tion­née en fonc­tion du saut à la perche : pour­tant c’est comme ça qu’on sélec­tionne les médecins.

Sci­ences Po a pro­posé d’ouvrir son recrute­ment à des lycées de ZEP : pourquoi pas ? Poly­tech­nique, sous l’influence de Pierre Fau­rre, a beau­coup évolué, et les étu­di­ants ne vien­nent plus sim­ple­ment de la taupe de math­é­ma­tiques : très bien. Com­ment faire pour les autres étab­lisse­ments d’enseignement supérieur ? Il faut y réfléchir.

Claude Allè­gre voulait instau­r­er un stage de six mois en hôpi­tal avant le con­cours de médecine, pour élim­in­er ceux qui n’étaient pas faits pour être médecins. Ça n’a pas été accep­té, parce qu’on a con­sid­éré que seul le con­cours, anonyme, sci­en­tifique, était démoc­ra­tique ! Cette illu­sion est forte­ment ancrée en France.

Il serait instruc­tif de com­par­er la répar­ti­tion sociale des élèves dans les écoles pres­tigieuses qui ali­mentent les couch­es dirigeantes des grands pays indus­triels pour décou­vrir que cela peut être un sys­tème très iné­gal­i­taire si l’on ne prend pas garde à ses pièges.

Pour moi, un des étab­lisse­ments les plus démoc­ra­tiques du monde est celui dont je par­le dans mon livre Enfants, Chercheurs et Citoyens1. C’est un lycée situé à Batavia près de Chica­go, où les enfants sont reçus en entre­tien après sélec­tion sur dossier. Des quo­tas stricts font qu’on y trou­ve autant de filles que de garçons et les mêmes pro­por­tions de Noirs, d’Asiatiques et de Chi­canos que dans la pop­u­la­tion de l’Illinois. Quand ces jeunes sor­tent du lycée, Har­vard, Yale et Stan­ford se les dis­putent, parce que la qual­ité de l’enseignement vise à en faire des maîtres dans leur domaine et y réus­sit. Mais à aucun moment ils n’ont passé de concours.

Revenons aux adultes.
Vous avez fait toute une partie de votre carrière au moment de la Guerre froide : est-ce que votre travail a été conditionné par cela, et est-ce que vous pensez qu’aujourd’hui les chercheurs sont moins amenés à avoir une réflexion politique sur leurs activités ?

Il ne faut pas se faire d’illusions : le chercheur nucléaire s’occupe du sexe des anges. Il veut savoir com­ment fonc­tionne un noy­au. Bien sûr, il y a eu le mir­a­cle de la fis­sion et de la pro­duc­tion d’électricité. Mais le chercheur fait de la recherche pure. En plus, pour ma part, j’ai vite été attiré par la physique des par­tic­ules, qui s’intéresse aux com­posants de la physique nucléaire mais qui n’est pas de la physique nucléaire.

La physique des par­tic­ules m’a ébloui. Elle ouvrait des hori­zons sur l’origine de l’univers. J’ai eu la chance con­sid­érable de tra­vailler au Cern, et avant cela, d’être au Col­lège de France, chez Joliot, qui fai­sait un excel­lent cours d’Histoire des Sci­ences, un cours qui per­me­t­tait de com­pren­dre les temps et les con­tretemps des décou­vertes scientifiques.

Mais c’est en tant que citoyen que je me suis intéressé à la poli­tique. La course aux arme­ments, les guer­res colo­niales : je m’y suis penché parce que je suis sou­vent sor­ti de mon labo.

Au moment de la Guerre des étoiles, quand je tra­vail­lais au Cern, j’ai par­ticipé à des réu­nions non par­ti­sanes, mais qui sor­taient du cadre de la recherche. Depuis, j’ai écrit un livre qui s’appelle Feux fol­lets et champignons nucléaires2. Ce n’est pas un livre de recherche sci­en­tifique : c’est un livre écrit avec un col­lègue mer­veilleuse­ment com­pé­tent pour don­ner des infor­ma­tions au pub­lic sur la réal­ité du nucléaire face aux dis­cours tenus généralement.

C’était d’abord une réponse à ceux qui, en exagérant les men­aces d’adversaires mal défi­nis, ont pré­ten­du qu’un nom­bre colos­sal de têtes nucléaires devait être main­tenu après la chute de l’Union sovié­tique et aus­si à ceux qui propageaient une peur super­sti­tieuse de l’énergie nucléaire.

Si je devais recommencer ma carrière, je débuterais dans la biologie

Quel est votre avis – non pas de scientifique mais de citoyen, donc – sur ce phénomène actuel qu’est le développement de la biologie ?

C’est un domaine for­mi­da­ble : si je devais recom­mencer ma car­rière, c’est là que je débuterais. D’ailleurs quand vous allez dans un labo de biolo­gie, vous voyez des instru­ments de physique fab­uleux, qui ren­dent un physi­cien très mod­este. Je m’occupe d’applications de la physique à la biolo­gie et à la médecine, et en ce moment, je tra­vaille sur un pro­jet qui vise à dimin­uer les radi­a­tions en radi­olo­gie. C’est pas­sion­nant, et encore : ça ne l’est pas autant que le tra­vail des gens qui font de la biolo­gie pour la biologie.

Mais à côté de cet émerveillement, avez-vous des craintes ?

Je com­prends que cer­tains aient des craintes, sur le clon­age entre autres. Mais dans le domaine sci­en­tifique, la peur super­sti­tieuse ne doit pas rem­plac­er le raison­nement. C’est pour cela que j’ai demandé par exem­ple à l’Académie de médecine de soutenir une propo­si­tion qui vise à chang­er les unités de mesure des radi­a­tions. Je pro­pose que l’unité de mesure soit la radioac­tiv­ité du corps humain.

Si l’on ne sait pas que l’on a soi-même un taux de 10 000 bec­querels et que la per­son­ne avec qui l’on dort toutes les nuits en a autant, on s’inquiète de n’importe quelle annonce alarmiste, du type de celles qui ont été don­nées pour l’usine de La Hague et qui, dans leur écras­ante majorité, con­cer­naient des con­t­a­m­i­na­tions humaines dix fois moin­dres que cette radioac­tiv­ité du corps humain.

Bien sûr, cette démarche civique de ma part me vaut la haine d’un bon nom­bre de faux écologistes.

Pour finir cet entretien, peut-on donner quelques-unes des grandes lignes qui semblent se dessiner dans la recherche aujourd’hui ?
Où en est la coopération internationale, par exemple ?

Au Cern, les Chi­nois, les Japon­ais ou les Améri­cains sont depuis longtemps des col­lègues très fam­i­liers : rien de nou­veau à sig­naler dans ce domaine de recherche fon­da­men­tale qui pro­duit des résul­tats large­ment diffusés.

Par con­tre, pour les grands pro­grammes réal­isés par des lab­o­ra­toires privés et dont les résul­tats sont tenus secrets jusqu’au dépôt de brevet, la coopéra­tion non seule­ment ne s’accroît pas mais aurait même ten­dance à dimin­uer : je ne vois pas pourquoi Adven­tis échang­erait libre­ment avec Mon­san­to. C’est un sujet d’inquiétude.

Bien sûr, les fonds privés sont con­sid­érables, et l’on est obligé de se réjouir que de tels investisse­ments soient placés dans la recherche. Mais la con­cur­rence prime sur la coopéra­tion. Le prof­it est lui aus­si priv­ilégié : on s’intéresse plus au can­cer qu’au palud­isme, dont les vic­times sont pauvres.

Le con­flit entre le Brésil, l’Afrique du Sud et les grandes firmes inter­na­tionales est lui aus­si sig­ni­fi­catif : ces pays veu­lent fab­ri­quer des médica­ments génériques pour eux et leurs voisins sans pay­er les brevets déposés par les firmes pharmaceutiques.

L’avocat de l’une des firmes a assim­ilé ce réflexe de survie à la pira­terie de haute mer en prédis­ant que le prob­lème serait un jour maîtrisé : quelle imbé­cil­lité ! Il est réjouis­sant de lire que ces prob­lèmes sont en par­tie résolus.

Financements privés : “ Il y a tous les cas de figures ”

La physique des particules reste-t-elle à l’écart des financements privés ?

Non, car même si ce domaine relève de la recherche fon­da­men­tale, les instru­ments dévelop­pés par les physi­ciens peu­vent avoir des appli­ca­tions qui intéressent les indus­triels. Autre­fois, au CNRS, un indus­triel était vu comme une mau­vaise fréquen­ta­tion. Aujourd’hui des insti­tu­tions aident au rap­proche­ment : cer­tains finance­ments publics ne sont don­nés que s’il y a col­lab­o­ra­tion avec l’industrie privée.

Seule­ment ces insti­tu­tions ne visent pas le prof­it et la richesse des action­naires du privé. Elles con­sid­èrent sim­ple­ment comme une bonne chose le fait que les chercheurs s’intéressent aux besoins de la société et aux appli­ca­tions de leurs découvertes.

Il y a donc tous les cas de fig­ures : dans le débat sur le finance­ment privé, je crois que la société se cherche encore mais que bien des préjugés ont disparu

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