Marie Curie et sa fille Irène

La radioactivité, un siècle après

Dossier : Libres ProposMagazine N°545 Mai 1999
Par Roger BALIAN (52)

Nous sommes réu­nis aujour­d’hui pour com­mé­mor­er la décou­verte de la radioac­tiv­ité. Mais il est sou­vent dif­fi­cile d’at­tribuer une date pré­cise à un événe­ment sci­en­tifique. Une décou­verte est tou­jours le fruit d’un long proces­sus d’ac­cu­mu­la­tion de résul­tats, de recoupe­ments, de con­tre-épreuves, et ceci, même dans les cas excep­tion­nels d’il­lu­mi­na­tions subites, telles que le bain d’Archimède, la pomme de New­ton ou le marchep­ied d’om­nibus de Poin­caré. C’est pourquoi nous avons célébré en France pen­dant deux ans le cen­te­naire de la décou­verte de la radioac­tiv­ité, depuis 1996. En fait, les années 1896 et 1898 n’ont représen­té que les deux pre­mières étapes d’une explo­ration qui s’est déroulée en cinq actes comme un opéra.


Marie Curie et sa fille Irène dans leur lab­o­ra­toire de l’Institut du Radi­um, 1921.
ARCHIVES CURIE ET JOLIOT-CURIE — D.R.

Le prélude, bref mais bril­lant, se joua à la fin de 1895 à Wurtzbourg, ville d’Alle­magne où Rönt­gen décou­vrit les rayons X ; la dif­fu­sion immé­di­ate de la radi­ogra­phie de la main baguée de son épouse eut un tel reten­tisse­ment dans la com­mu­nauté sci­en­tifique qu’il fut en 1901 le pre­mier lau­réat du prix Nobel de physique.

Le pre­mier acte est bref ; il se passe à Paris. Il a pour per­son­nage prin­ci­pal Hen­ri Bec­quer­el, mail­lon d’une longue dynas­tie de savants qui com­prend cinq mem­bres de l’A­cadémie des sci­ences, en majorité pro­fesseurs à la fois au Muséum d’His­toire naturelle et à l’É­cole poly­tech­nique. Hen­ri Bec­quer­el est déjà renom­mé comme expert de la phos­pho­res­cence, pro­priété qu’ont cer­tains corps d’émet­tre de la lumière pen­dant quelque temps après avoir été inten­sé­ment éclairés.

C’est Hen­ri Poin­caré, venant de lire à la séance du 20 jan­vi­er 1896 de l’A­cadémie un cour­ri­er où Rönt­gen annonce sa décou­verte, et ayant la juste intu­ition que ses rayons encore mys­térieux pour­raient ressem­bler à la lumière, qui lui sug­gère de chercher si cer­tains corps phos­pho­res­cents n’émet­traient pas des rayons X. Dans ce but, Hen­ri Bec­quer­el prend une plaque pho­tographique envelop­pée de papi­er noir très épais, opaque à la lumière mais trans­par­ent aux rayons X ; il dépose sur ce paquet deux lamelles d’un cer­tain com­posé phos­pho­res­cent qui se trou­ve con­tenir de l’u­ra­ni­um, expose le tout au grand soleil pen­dant quelques heures ; en dévelop­pant la plaque, il observe qu’elle a été impres­sion­née juste à l’en­droit où se trou­vait le com­posé, ce qui paraît sug­gér­er que ce dernier a émis par phos­pho­res­cence des rayons X.

Mais au cours des derniers jours de févri­er 1896, le soleil ne se mon­tre pas. Bec­quer­el avait pré­paré des plaques ; il les développe mal­gré tout, et à sa sur­prise il voit encore appa­raître la sil­hou­ette de son dépôt de com­posé d’u­ra­ni­um. Une radi­a­tion invis­i­ble mais péné­trante a été émise sans éclairage préal­able, il ne s’ag­it donc pas de phos­pho­res­cence : l’én­ergie émise ne provient pas d’un stock­age tem­po­raire d’én­ergie lumineuse. De sur­croît, cette radi­a­tion incon­nue sem­ble dif­fér­er des rayons X. L’ex­péri­ence est refaite au cours des mois suiv­ants avec de nou­veaux corps, phos­pho­res­cents ou non. Pour tous ceux qui con­ti­en­nent de l’u­ra­ni­um et seule­ment ceux-là, l’ef­fet reste présent ; il est même plus mar­qué encore avec de l’u­ra­ni­um métallique. Fait remar­quable, il ne décroît pas sen­si­ble­ment au cours du temps.

Cepen­dant, en 1897, ces “rayons uraniques” trou­vés par Bec­quer­el n’ap­pa­rais­saient que comme une curiosité de lab­o­ra­toire, avérée mais mal com­prise. Lui-même s’en désintéressa.

Après un entracte d’un an, la scène est occupée pen­dant l’an­née 1898 par Maria Sklodows­ka et son époux Pierre Curie, que nous hon­orons aujour­d’hui. Ils y sont pra­tique­ment seuls pour le grand duo du deux­ième acte. Leurs per­son­nal­ités et leurs com­pé­tences se com­plè­tent à mer­veille, et ils maîtrisent à eux deux toutes les méth­odes néces­saires de physique et de chimie. Ils met­tent en évi­dence la général­ité du phénomène, qui con­cerne non seule­ment l’u­ra­ni­um mais aus­si d’autres élé­ments, con­nus comme le tho­ri­um ou encore incon­nus comme le polo­ni­um et le radi­um. La sim­ple obser­va­tion fait place à une étude quan­ti­ta­tive de l’in­ten­sité du ray­on­nement. L’ex­posé de Jeanne Laber­rigue retrac­era cette aventure.

Le troisième acte s’é­tend sur une dizaine d’an­nées. L’ac­tion ne se déroule plus seule­ment à Paris, mais aus­si à Cam­bridge, Mon­tréal, Man­ches­ter, Vienne et autres lieux. Tan­dis que Bec­quer­el revient sur une scène que les Curie n’ont pas quit­tée, de nou­veaux pro­tag­o­nistes appa­rais­sent, notam­ment Ernest Ruther­ford et Fred­er­ick Sod­dy. Une explo­ration sys­té­ma­tique accom­pa­g­née d’âpres con­tro­ver­s­es aboutit à de nom­breuses découvertes.

Comme les rayons X, la radioac­tiv­ité ionise la matière. Lorsqu’un élé­ment radioac­t­if ray­onne spon­tané­ment, il se trans­mute en un autre élé­ment, qui peut lui-même ray­on­ner, de sorte que les élé­ments radioac­t­ifs se classent en familles. Cha­cun d’eux a une durée moyenne de vie car­ac­téris­tique. Trois types de ray­on­nements, bap­tisés α, β et γ, sont sus­cep­ti­bles d’être émis ; ils se dis­tinguent l’un de l’autre par leurs pro­priétés de péné­tra­tion et par leurs tra­jec­toires dif­férentes dans un champ mag­né­tique ou électrique.

Les rayons α sont ensuite iden­ti­fiés à des fais­ceaux de noy­aux d’héli­um, les rayons β à des élec­trons, et plus tard les rayons γ à des pho­tons de haute énergie. L’épineux prob­lème de l’o­rig­ine de l’én­ergie émise est finale­ment élu­cidé : cette énergie, prim­i­tive­ment emma­gas­inée dans le noy­au radioac­t­if, insta­ble, est libérée par la trans­mu­ta­tion de celui-ci.

La sit­u­a­tion ressem­ble à celle de la chimie, mais les éner­gies en jeu sont ici de l’or­dre d’un mil­lion de fois plus grandes.

Il restait à trou­ver l’ex­pli­ca­tion théorique de ces phénomènes. Il fal­lut atten­dre pour ce faire l’élab­o­ra­tion de la mécanique quan­tique. Notre qua­trième acte se déroule donc entre 1928 et 1933. Les per­son­nages et les lieux ont changé. George Gamow, de pas­sage à Göt­tin­gen, établit la théorie de la radioac­tiv­ité α, Wolf­gang Pauli à Zürich et Enri­co Fer­mi à Rome celle de la radioac­tiv­ité β.

Le dernier acte nous ramène à Paris, en jan­vi­er 1934, et c’est à nou­veau un duo, celui de Frédéric et Irène Joliot-Curie. Con­for­mé­ment à l’u­nité d’ac­tion, les nou­veaux per­son­nages se relient aux précé­dents, car Marie Curie avait don­né nais­sance à Irène en 1897, juste avant le deux­ième acte.

Frédéric et Irène Joliot-Curie réus­sis­sent à pro­duire et iden­ti­fi­er un radio-iso­tope arti­fi­ciel, nou­v­el élé­ment radioac­t­if n’ex­is­tant pas dans la nature. La radioac­tiv­ité est dev­enue une sci­ence com­plète, puisqu’à l’ob­ser­va­tion, à l’ex­plo­ration, à la mesure et à l’ex­pli­ca­tion s’a­joute désor­mais la pos­si­bil­ité de manipulation.

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L’im­pact de la décou­verte de la radioac­tiv­ité sur la physique de notre siè­cle a été con­sid­érable. Elle a con­sti­tué l’un des événe­ments majeurs qui ont déclenché la révo­lu­tion sci­en­tifique et con­ceptuelle du pre­mier quart de notre siè­cle, mar­quée par l’émer­gence de la rel­a­tiv­ité, de la mécanique quan­tique et de la micro­physique. En explo­rant la Nature à des échelles de plus en plus fines, on a réus­si à l’ap­préhen­der à l’aide de principes de plus en plus sim­ples, de plus en plus unifiés, mais de plus en plus abstraits et masqués par le nom­bre immense des par­tic­ules con­sti­tu­ant les objets à notre échelle.

Ruther­ford eut ain­si l’idée, peu après qu’il eut iden­ti­fié les rayons α, de les utilis­er comme sonde pour scruter la struc­ture atom­ique de la matière. Pour ce faire, il sug­géra à des col­lègues et élèves d’é­tudi­er la dif­fu­sion de pinceaux de par­tic­ules α par de minces feuilles métalliques. Geiger et Mars­den trou­vèrent des résul­tats inat­ten­dus et intri­g­ants, sur lesquels il médi­ta durant plusieurs mois.

Finale­ment, en 1911, il en déduisit que, con­traire­ment aux idées en cours, les charges pos­i­tives et l’essen­tiel de la masse de chaque atome devaient être con­cen­trés dans un noy­au cen­tral, très petit, tan­dis que les charges néga­tives portées par les élec­trons beau­coup plus légers occu­paient tout le vol­ume de l’atome. Cette expéri­ence célèbre engen­dra la physique atom­ique et à tra­vers Niels Bohr la mécanique quantique.

En 1919, c’est encore Ruther­ford qui obser­va le pre­mier une réac­tion nucléaire, l’ab­sorp­tion d’une par­tic­ule α par un noy­au d’a­zote avec émis­sion d’un pro­ton. À par­tir de là, la radioac­tiv­ité a eu pour pro­longe­ment direct la physique nucléaire, sci­ence nou­velle qui rend compte de la struc­ture des noy­aux atom­iques et de leurs réac­tions, et dont elle est dev­enue un chapitre.

Autre inci­dence pré­coce : avant même qu’E­in­stein n’éla­bore sa théorie de la rel­a­tiv­ité, des mesures sur les tra­jec­toires de rayons β issus du radi­um avaient mon­tré que l’in­er­tie des élec­trons con­sti­tu­ant ces rayons aug­mente avec leur vitesse lorsque celle-ci se rap­proche de celle de la lumière. La genèse de la rel­a­tiv­ité générale elle-même n’est pas sans rap­port avec la radioac­tiv­ité, puisque Ein­stein, en écrivant sa célèbre for­mule E = mc2, prévoy­ait déjà que la dés­in­té­gra­tion du radi­um fourni­rait une preuve expéri­men­tale de cette équiv­a­lence entre énergie et masse.

L’é­tude des par­tic­ules élé­men­taires nous a appris qu’aux échelles beau­coup plus cour­tes que la taille des noy­aux la physique repose seule­ment sur qua­tre inter­ac­tions fon­da­men­tales, que la théorie vise actuelle­ment à uni­fi­er. Mise à part l’in­ter­ac­tion grav­i­ta­tion­nelle, les trois autres étaient déjà en fil­igrane dans la radioac­tiv­ité : l’émis­sion des rayons α est régie par l’in­ter­ac­tion dite forte, celle des rayons β par l’in­ter­ac­tion dite faible et celle des rayons γ par l’in­ter­ac­tion électromagnétique.

Toute la sci­ence con­tem­po­raine est imprégnée par le con­cept de prob­a­bil­ité. La radioac­tiv­ité est le pre­mier phénomène où ce con­cept se man­i­feste claire­ment à l’échelle micro­scopique. Dès 1903, des expéri­ences per­me­t­tent de détecter une à une les par­tic­ules qui con­stituent un ray­on­nement α, et on observe que cette émis­sion se dis­tribue au hasard dans le temps.

La dés­in­té­gra­tion d’un noy­au avec émis­sion d’une par­tic­ule α con­stitue donc un phénomène aléa­toire se pro­duisant à un instant imprévis­i­ble. Ceci allait être con­fir­mé un quart de siè­cle plus tard par la mécanique quan­tique, théorie fon­cière­ment probabiliste.

La radioac­tiv­ité et plus générale­ment la physique nucléaire ont révo­lu­tion­né les sci­ences de l’U­nivers. L’im­por­tant dégage­ment de chaleur qui accom­pa­gne les émis­sions radioac­tives a sug­géré très tôt qu’il fal­lait chercher là la source d’én­ergie per­me­t­tant au Soleil de briller pen­dant plusieurs mil­liards d’an­nées et donc à la vie de se dévelop­per. Aujour­d’hui, nous dis­posons d’une théorie détail­lée du fonc­tion­nement de cette gigan­tesque machine, de son devenir, et plus générale­ment de l’évo­lu­tion des autres types d’étoiles.

En cos­molo­gie, l’abon­dance dans l’U­nivers des divers élé­ments repose égale­ment sur la physique nucléaire. Quant à la radioac­tiv­ité de notre planète, bien que faible, c’est la source d’én­ergie qui gou­verne les mou­ve­ments de son mag­ma interne, eux-mêmes respon­s­ables de la tec­tonique ; elle est essen­tielle dans la com­préhen­sion de son évo­lu­tion depuis sa création.

Pierre Curie
Pierre Curie faisant son cours dans l’amphithéâtre de la Fac­ulté des Sci­ences, rue Cuvi­er, 1904.
ARCHIVES CURIE ET JOLIOT-CURIE — D.R.

La radiochimie, sci­ence ini­tiée il y a juste cent ans par Marie Curie, per­met aujour­d’hui de pro­duire et d’isol­er toute une gamme d’iso­topes radioac­t­ifs, ayant les mêmes pro­priétés chim­iques que les élé­ments naturels cor­re­spon­dants mais sus­cep­ti­bles d’être détec­tés grâce au ray­on­nement qu’ils émet­tent. Ceci per­met de “mar­quer” des molécules (chim­iques et biologiques) en rem­plaçant l’un de leurs atom­es par un iso­tope radioac­t­if, et de les suiv­re ain­si à la trace sans que leur fonc­tion­nement soit affecté.

L’im­mense essor de la biolo­gie con­tem­po­raine n’au­rait pas eu lieu sans cette tech­nique déci­sive d’in­ves­ti­ga­tion. Par exem­ple, la phys­i­olo­gie a été révo­lu­tion­née par la pos­si­bil­ité de suiv­re l’é­coule­ment du sang et d’autres flu­ides dans divers­es par­ties du corps ; observ­er l’af­flux de sang en tel ou tel point du cerveau donne actuelle­ment des indi­ca­tions uniques sur le fonc­tion­nement du cerveau.

À l’échelle micro­scopique, l’in­ser­tion de traceurs radioac­t­ifs dans des molécules biologiques aide à déter­min­er la struc­ture de l’ADN et celle des pro­téines, à analyser le génome, et à déchiffr­er les mécan­ismes chim­iques et dynamiques du vivant.

On ne saurait sous-estimer l’im­pact de ces tech­niques d’emploi de la radioac­tiv­ité sur la biolo­gie molécu­laire, la biolo­gie cel­lu­laire, le génie géné­tique, la biolo­gie du développe­ment végé­tal ou ani­mal, et les sci­ences de l’environnement.

Comme toute sci­ence déjà avancée, la radioac­tiv­ité a don­né lieu à des appli­ca­tions pra­tiques impor­tantes et var­iées, reposant sur l’une ou l’autre de ses pro­priétés. Je me bornerai ici à les énumér­er. Les plus spec­tac­u­laires tirent par­ti de la libéra­tion de grandes quan­tités d’én­ergie par des réac­tions nucléaires, notam­ment les réac­teurs qui nous ali­mentent en élec­tric­ité, et aus­si mal­heureuse­ment les bombes. La lumi­nes­cence des corps radioac­t­ifs est exploitée pour l’é­clairage de cad­rans d’affichage.

D’autres appli­ca­tions sont liées au pou­voir péné­trant des radi­a­tions, dev­enues ain­si des out­ils d’ex­plo­ration de la matière. Leurs effets ion­isants en font un moyen com­mode et effi­cace de stéril­i­sa­tion. Dès 1901, Marie Curie eut l’idée d’u­tilis­er le ray­on­nement du radi­um pour détru­ire des tis­sus can­céreux ; avec la radio­thérapie util­isant les rayons X, la curi­ethérapie util­isant la radioac­tiv­ité con­stitue aujour­d’hui une arme impor­tante dans la lutte con­tre les tumeurs.

La durée moyenne de vie des élé­ments radioac­t­ifs est con­nue ; en dosant ceux que con­tient tel ou tel objet, on peut ain­si par­venir à le dater. Le pro­fesseur Bielic­ki mon­tr­era l’im­por­tance de cette méthode en anthro­polo­gie pour établir la chronolo­gie de l’his­toire de l’homme. Elle sert aus­si à déter­min­er l’âge des roches en géolo­gie et à recon­stituer l’his­toire de la Terre ; elle est aus­si d’usage courant en archéologie.

Une dernière série d’ap­pli­ca­tions est basée sur la pos­si­bil­ité d’analyser la nature des ray­on­nements et de mesur­er leur inten­sité avec une extrême sen­si­bil­ité, ce qui per­met de détecter des quan­tités infimes de matière radioac­tive. Avec le laser, c’est même le plus sen­si­ble des moyens d’in­ves­ti­ga­tion. L’emploi de molécules mar­quées par des iso­topes radioac­t­ifs et celui de rayons γ ser­vent ain­si à explor­er le corps humain, four­nissant des méth­odes de diag­nos­tic médi­cal non inva­sives, telles que l’ob­ser­va­tion par scinti­gra­phie de la thy­roïde, des os ou du sys­tème cardiovasculaire.

Les his­to­riens de l’art utilisent égale­ment de telles tech­niques, qui ont aus­si per­mis récem­ment de mesur­er l’émis­sion de neu­tri­nos par le Soleil ; ces mesures ne met­tent en jeu que quelques atom­es radioactifs.

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La radioac­tiv­ité est sans doute la sci­ence qui a nour­ri le plus de mythes. On l’a longtemps perçue comme un phénomène bien­faisant. Le salon d’hon­neur de la Sor­bonne abrite un grand tableau allé­gorique des années 30, où une belle femme nue sym­bol­isant l’hu­man­ité reçoit avec extase le bais­er d’un per­son­nage vir­il non moins beau qui représente la radioac­tiv­ité. Dans mon enfance, une affichette apposée chez mon coif­feur me fasci­nait ; il s’agis­sait d’un vis­age féminin éclairé par le bas d’une lueur bleue, pub­lic­ité pour une pom­made Tho-Radia au tho­ri­um et au radi­um ! Je me sou­viens aus­si avoir été frap­pé dans les années 50 lors d’un voy­age en Ital­ie par une bouteille d’eau minérale qui por­tait en gros car­ac­tères la men­tion “la plus radioac­tive au monde” !

Une mytholo­gie opposée règne aujour­d’hui. Bien enten­du, des dan­gers réels nous men­a­cent avec le nucléaire mil­i­taire, et même avec le nucléaire civ­il lorsque celui-ci se con­jugue à une incurie par exem­ple sovié­tique. Les prob­lèmes géopoli­tiques posés par la dis­sémi­na­tion des tech­niques nucléaires sont évi­dents. Mais pourquoi l’ac­ci­dent de Three-Mile-Island qui n’a provo­qué aucune irra­di­a­tion humaine a‑t-il autant enflam­mé les esprits ?

Com­ment peut-on lire dans des livres ou des jour­naux apparem­ment sérieux des phras­es telles que (je cite) “le con­tact d’une seule goutte d’eau avec le sodi­um que con­tient Super­phénix suf­fi­rait à le trans­former en un super Tch­er­nobyl”, alors qu’un cal­cul élé­men­taire démon­tre que le seul effet en serait une élé­va­tion de tem­péra­ture très inférieure au mil­lion­ième de degré ?

Pourquoi divers­es asso­ci­a­tions s’in­quiè­tent-elles en France, au point d’en­gager des procès en série, d’un entre­posage d’u­ra­ni­um appau­vri, alors que ce matéri­au est trois fois moins radioac­t­if que l’u­ra­ni­um qui se trou­ve dans la nature et dont il a été extrait ?

Pourquoi les médias sures­ti­ment-ils aus­si dra­ma­tique­ment les risques de l’élec­tronu­cléaire, alors qu’ils sous-esti­ment ou ignorent des risques beau­coup plus graves, à com­mencer, para­doxale­ment, par ceux de la radioac­tiv­ité d’o­rig­ine médi­cale ou issue d’autres industries ?

Comme toute crainte irraison­née, cette psy­chose est dan­gereuse. Elle a con­duit plusieurs pays européens à renon­cer au nucléaire pour pro­duire les grandes quan­tités d’én­ergie élec­trique dont le monde mod­erne a besoin, sans aucune per­spec­tive de solu­tion de rechange ; on a ain­si sub­sti­tué, à des risques que nos sociétés et nos indus­tries ont su maîtris­er, les dan­gers, encore mal éval­ués et peut-être plus per­ni­cieux, d’une aug­men­ta­tion de la pro­por­tion de gaz car­bonique dans notre atmo­sphère et d’un réchauf­fe­ment de notre planète.

Com­ment des déci­sions qui enga­gent notre avenir pour­raient-elles être pris­es rationnelle­ment si hommes poli­tiques, jour­nal­istes et grand pub­lic restent sous l’emprise d’une pen­sée mythique ? Tout choix, y com­pris l’ab­sence de choix, com­porte des risques qu’il importe de savoir peser à la lumière des don­nées objec­tives de la sci­ence. Ne gag­n­erait-on pas une vision plus sere­ine des choses en prenant au moins con­science du fait que la radioac­tiv­ité est un phénomène naturel, omniprésent ? Il importe certes de s’en pro­téger, mais sa présence en faibles dos­es n’a pas empêché la vie de se dévelop­per. Nous sommes irradiés en per­ma­nence par la radioac­tiv­ité issue de notre sol et par les rayons cosmiques.

Le corps humain lui même est une source de ray­on­nement ; son activ­ité est d’en­v­i­ron 9 000 bec­querels, c’est-à-dire qu’il s’y pro­duit 9 000 dés­in­té­gra­tions par sec­onde. Faudrait-il s’en inquiéter ? Les jour­naux devraient-ils rem­plir des colonnes pour sig­naler un dégage­ment de 2 000 bec­querels par une cen­trale électronucléaire ?

Seul un effort d’é­d­u­ca­tion parvien­dra à con­duire à des atti­tudes avisées. Par­mi les objec­tifs de l’en­seigne­ment sec­ondaire, la for­ma­tion de citoyens respon­s­ables implique l’ac­qui­si­tion d’une cul­ture sci­en­tifique qui les affran­chisse de préjugés trop répan­dus et de craintes infondées. Les dan­gers véri­ta­bles de la radioac­tiv­ité doivent cepen­dant rester con­stam­ment à l’e­sprit de ses util­isa­teurs, dans les hôpi­taux comme dans les usines, pour éviter des entors­es encore trop fréquentes à la sûreté nucléaire ; des pré­cau­tions adéquates sup­posent des con­nais­sances suff­isantes, la for­ma­tion pro­fes­sion­nelle per­ma­nente doit y veiller.

Enfin, dans les uni­ver­sités, l’en­seigne­ment de la physique nucléaire au moins en France est trop sou­vent désuet ou inex­is­tant. Par­mi les pro­fesseurs, bien peu sont aujour­d’hui des chercheurs de cette dis­ci­pline, qui n’at­tire plus les étudiants.

Les physi­ciens nucléaires, surtout théoriciens, con­stituent ain­si une com­mu­nauté dont la relève des généra­tions n’est plus assurée. Et pour­tant, il ne s’ag­it pas d’une sci­ence achevée ; l’élim­i­na­tion des déchets nucléaires, la pro­duc­tion d’én­ergie pro­pre, lan­cent des défis qui ne peu­vent être relevés sans une recherche fon­da­men­tale active à long terme. La maîtrise de tels prob­lèmes de société néces­site un effort par­ti­c­uli­er pour sus­citer et for­mer de jeunes physi­ciens nucléaires, théoriciens ou expéri­men­ta­teurs, qui recueilleront l’héritage de Bec­quer­el, des Curie, de Ruther­ford et des Joliot-Curie.

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