La précaution, un risque pour la recherche ?

Dossier : ExpressionsMagazine N°697 Septembre 2014
Par François ROUSSEAU (ENS 2003)

Le 30 juin 2011, la France deve­nait le pre­mier pays à inter­dire l’exploitation et l’exploration des gaz de schiste par frac­tura­tion hydraulique, seule tech­nique con­nue pour val­oris­er cette ressource.

Auguste Comte,
fon­da­teur du positivisme.

Quant à la recherche sur les tech­niques alter­na­tives, bien que n’ayant pas été frap­pée de la même inter­dic­tion, elle deve­nait un sujet tabou.

Cette déci­sion venait s’inscrire dans la con­ti­nu­ité d’une ten­dance plus générale et désor­mais bien instal­lée : la méfi­ance à l’égard des sci­ences et de la tech­nique et l’aspiration à la « pré­cau­tion » sont dev­enues assez fortes pour écon­duire cer­tains sujets de recherche ou blo­quer brusque­ment le développe­ment de nou­velles technologies.

Et en effet, les exem­ples ne man­quent pas : farines ani­males, clon­age, OGM, nan­otech­nolo­gies, voire ondes élec­tro­mag­né­tiques, autant de sujets passés entre les fourch­es caudines de l’opinion publique et pour lesquels les con­séquences furent lour­des voire funestes.

La précaution, une posture très française

Cette per­cep­tion du risque et cette atti­tude de la société à l’égard des sci­ences et des tech­nolo­gies ne sont pas uni­for­mé­ment partagées sur le globe. Nos cousins améri­cains, notam­ment, ont la plu­part du temps une approche fon­da­men­tale­ment opposée, en ini­tiant et pro­mou­vant ces inno­va­tions qui nous font peur, et s’étonnent – quand ils ne s’irritent pas – de voir la France si her­mé­tique aux pro­grès tech­niques qu’apporteraient imman­quable­ment OGM et autres gaz de schiste.

France et États-Unis représen­tent cer­taine­ment les deux antipodes de la façon de con­cevoir la cohab­i­ta­tion entre sci­ences, tech­nolo­gies, et société : l’un où, au nom de la pré­cau­tion, on peut envis­ager de blo­quer jusqu’à la recherche pour éviter toute dérive ; l’autre lais­sant la bride sur le cou à des inno­va­tions mal con­nues dans un cadre régle­men­taire inexistant.

“ Hiroshima et Nagasaki ont ébranlé la foi dans les bénéfices de la science ”

Ces dif­férences ont évidem­ment un lien avec la valeur que les Améri­cains con­fèrent à la lib­erté. Mais peut-être faut-il y voir aus­si une ques­tion de croy­ance. Ces ter­rains nou­veaux et incon­nus que nous font entrevoir les sci­ences et les nou­velles tech­nolo­gies sont des ter­res vierges, sans loi ni ordre, des far west.

Et le Far West n’effraye pas les Améri­cains. Ce n’est qu’une étape vers la civilisation.

Un phénomène nouveau

La France n’a pas tou­jours man­i­festé cette méfi­ance à l’égard de la sci­ence. Au con­traire, au XIXe siè­cle, sous la tutelle emblé­ma­tique d’Auguste Comte, elle devient le pays du pos­i­tivisme, foi presque religieuse dans le pro­grès scientifique.

“ La bonne échelle, dans un monde fortement globalisé, est bien souvent mondiale ”

Les pro­grès tech­niques spec­tac­u­laires du XXe siè­cle et la trans­for­ma­tion bru­tale qu’ils appor­tent au quo­ti­di­en de la pop­u­la­tion vien­nent apporter des gages indis­cuta­bles à cette doc­trine, jusqu’en 1945, où le trau­ma­tisme causé par le bom­barde­ment d’Hiroshima et Nagasa­ki vient sérieuse­ment ébran­ler la foi incon­di­tion­nelle dans les béné­fices de la science.

Mais l’enthousiasme reste la règle générale. Com­ment pour­rait-il en être autrement, à une époque où on pou­vait naître dans une mai­son sans élec­tric­ité ni eau courante, et quelques décen­nies plus tard, voir sur sa télévi­sion Neil Arm­strong faire ses pre­miers pas sur la Lune ?

La croy­ance que les sci­ences peu­vent résoudre tous les prob­lèmes ne sera écornée qu’à la fin du siè­cle, où on s’aperçoit par exem­ple que les déchets nucléaires qu’on avait stock­és « en atten­dant que la sci­ence apporte des solu­tions » sont tou­jours dans leurs stockages.

L’éventualité d’un mauvais usage

L’éventualité d’un mau­vais usage est le grief qui est fait à la sci­ence, et ce sur quoi la société lui demande des comptes. Ce mau­vais usage ne con­cerne pas unique­ment « l’intentionnel », il englobe égale­ment les con­séquences indi­rectes : la physique nucléaire se voit ain­si reprocher la bombe, mais aus­si les déchets nucléaires provenant de la pro­duc­tion d’électricité.

Statue de Rabelais
François Rabelais :
« Sci­ence sans conscience
n’est que ruine de l’âme. »

Faut-il, au nom de la pré­cau­tion, blo­quer toute recherche pou­vant don­ner lieu à un « mau­vais usage » ? Un principe aus­si sim­pliste est néces­saire­ment idiot, et son appli­ca­tion, à la sim­ple évo­ca­tion de la chaise élec­trique, du sup­plice de la roue et de quelques autres bril­lantes créa­tions du cerveau humain, suf­fi­rait à nous ren­voy­er à l’âge de pierre en un clin d’œil.

L’extrême opposé, qui con­sis­terait à affranchir la recherche sci­en­tifique de toute con­sid­éra­tion morale, est tout aus­si inac­cept­able, comme nous le rap­pelle François Rabelais : « Sci­ence sans con­science n’est que ruine de l’âme. » Et cette con­science n’est pas la seule respon­s­abil­ité du sci­en­tifique, mais aus­si celle de la société dans laque­lle il évolue.

Se limiter aux applications

Mais alors, quand la société est-elle légitime à faire val­oir un droit de regard sur la recherche ? Naturelle­ment, tout est dans la nuance et le discernement.

L’illustration précé­dente tend à sanc­tu­aris­er la recherche fon­da­men­tale, mais la dis­tinc­tion entre recherche fon­da­men­tale et appliquée est insuff­isante. Intu­itive­ment, on com­prend bien qu’il serait hasardeux de juger une recherche appliquée général­iste, avec des retombées très diverses.

La sit­u­a­tion est dif­férente si la recherche est dédiée à une appli­ca­tion bien iden­ti­fiée, c’est-à-dire s’il s’agit d’un « développe­ment d’application ». Dans ce cas, la final­ité est bien établie, et la société ne fait plus à la sci­ence de procès d’intention.

Le principe de pré­cau­tion, pour être appliqué avec dis­cerne­ment, ne devrait donc pas peser sur la recherche non dédiée, mais unique­ment sur le développe­ment d’applications.

Selon leurs impacts

Quant à savoir si le développe­ment d’une appli­ca­tion don­née relève d’un choix de société, les sci­en­tifiques ne sont plus com­pé­tents pour y répondre.

Sur la base du principe qui veut que « la lib­erté de cha­cun s’arrête là où com­mence celle d’autrui », le développe­ment d’une appli­ca­tion pour­rait relever d’un choix de société si cette appli­ca­tion présente des exter­nal­ités néga­tives poten­tielles dont l’impact sur l’Homme ou sur l’environnement serait perceptible.

Des outils inadaptés à un monde globalisé

Alors, intro­duire de nou­velles éner­gies fos­siles dans notre bou­quet énergé­tique relève-t-il d’un choix de société ? Selon le principe pro­posé, il faudrait y répon­dre par l’affirmative, ne serait-ce qu’à cause de l’impact du dioxyde de car­bone sur l’environnement.

Mais est-ce encore per­ti­nent de deman­der son avis à la pop­u­la­tion française, alors que le réchauf­fe­ment cli­ma­tique a une orig­ine plané­taire et que les États-Unis n’ont pas rat­i­fié le pro­to­cole de Kyoto ?

Cette ques­tion illus­tre une dif­fi­culté sup­plé­men­taire pour associ­er la société au développe­ment d’applications générant des risques ou des nui­sances : pour être per­ti­nent, cela doit se faire à la bonne échelle, et dans un monde forte­ment glob­al­isé, cette échelle est bien sou­vent mondiale.

Mais, faute d’instance de gou­ver­nance à cette échelle, la notion de choix de société n’existe qu’au niveau local, en dépit de la glob­al­ité des prob­lèmes, et les efforts faits en matière de con­cer­ta­tion, qu’il con­vient de saluer, ne peu­vent que nous laiss­er un arrière-goût d’insatisfaction.

Pollution américaine
Les États-Unis n’ont pas rat­i­fié le pro­to­cole de Kyoto.  © iStock

Poster un commentaire