La politique industrielle de Georges Pompidou, un modèle à méditer

Dossier : La renaissance industrielleMagazine N°710 Décembre 2015
Par Bernard ESAMBERT (54)

Dans les années 1960, le général de Gaulle et Georges Pom­pi­dou ont com­pris que la France doit s’équiper, s’industrialiser. Ils ont mesuré le retard accu­mulé et ils red­outent la con­cur­rence alle­mande et japonaise.

Résul­tat, la décen­nie entre dans les trente glo­rieuses avec une expan­sion annuelle com­prise entre 4 % et près de 7 % dans le con­texte d’une ouver­ture économique inter­na­tionale dont por­tent témoignage la mise en appli­ca­tion accélérée du traité de Rome, la con­vert­ibil­ité du franc ou la sup­pres­sion des contingentements.La richesse de la nation et le niveau de vie des Français sont liés au développe­ment et à la mod­erni­sa­tion de l’appareil de production.

Le début des années 1970 voit la crois­sance de la richesse française dépass­er celle de l’Europe d’un point par an.

REPÈRES

C’est dans les années 1960 que le concept de politique industrielle apparaît en vraie grandeur. Pour Georges Pompidou comme pour le général de Gaulle, la France ne peut se résigner à la médiocrité. Étouffant dans l’étau d’une administration toute-puissante, elle est surtout sous-équipée.
Priorité doit donc être donnée à la croissance et au développement, comme le martèle Georges Pompidou. C’est le développement industriel, moteur des transformations économiques et sociales de la société, qui est privilégié.

Consolider le tissu industriel

De nom­breuses fusions ont pour résul­tat la con­sti­tu­tion des groupes puis­sants comme Saint-Gob­ain-Pont-à- Mous­son, Thom­son, CGE, Rhône- Poulenc, ATO, Creusot-Loire, Bab­cok- Five, SNIAS, Le Nick­el, etc.

UN PRÉSIDENT QUI S’IMPLIQUE

Le chef de l’État essaie de faire comprendre la nécessité d’un effort important en faveur de l’exportation en convoquant symboliquement à Moscou une quinzaine de grands industriels à l’occasion d’un de ses déplacements en Union soviétique, afin de les pousser à accélérer la conclusion d’accords commerciaux avec ce pays. C’est la première fois que des chefs d’entreprises sont associés à un déplacement à l’étranger d’un chef d’État français.

Toutes ces con­cen­tra­tions à logique indus­trielle n’ont certes pas été ini­tiées par le chef d’État. Mais elles ont cer­taine­ment été favorisées par la prise de con­science qu’il a provo­quée du poids insuff­isant de nos plus impor­tants groupes par rap­port aux autres grandes puis­sances indus­trielles. Dans cet esprit, une bonne par­tie du CAC 40 lui doit son existence.

Par­al­lèle­ment, la petite et la moyenne indus­tries, source de créa­tiv­ité et de dynamisme et vivi­er de la grande, ne doivent pas être nég­ligées, d’où la créa­tion de l’Institut du développe­ment indus­triel, la nom­i­na­tion, pour la pre­mière fois, d’un secré­taire d’État à la Petite et à la Moyenne Indus­trie et les mesures qui sont pris­es en faveur de la natal­ité industrielle.

Développer la recherche

En matière d’innovation et de recherche, qui ne sont pas sans lien, on fait pro­gress­er de front recherche fon­da­men­tale et recherche appliquée.

SORTIR DU « 22 À ASNIÈRES »

Dans un domaine où la France avait accumulé un important retard, celui des télécommunications, les premières accélérations en matière d’investissements et les premières actions visant au renforcement de l’industrie française datent de 1967–1968.
La politique définie à l’époque, poursuivie et amplifiée avec ténacité pendant plusieurs années, a permis à un grand groupe français et à quelques autres de moindre taille de développer des techniques très modernes (les premiers commutateurs spatiaux et temporels datent du début des années 1970).

Car la sci­ence est un tout et ne peut se dévelop­per longtemps sans que la recherche fon­da­men­tale ait défriché les nom­breuses avenues du savoir.

Le savant n’est pas seule­ment le servi­teur de l’ingénieur, et la recherche fon­da­men­tale a un rôle plus ambitieux : elle répond à la soif de com­pren­dre et est un des élé­ments du pro­grès général des con­nais­sances, fac­teur de cul­ture des sociétés.

D’où l’effort ambitieux de recherche qui est pour­suivi et qui per­met au bud­get glob­al de recherche français rap­porté au pro­duit nation­al brut de se rap­procher du seuil fatidique de 3 % du PIB visé par plusieurs grandes nations développées.

S’ouvrir au vent du large

S’agissant du com­merce extérieur, la France avait, depuis une dizaine d’années, élar­gi ses fron­tières à l’Europe et com­mençait à s’ouvrir au vent du grand large. Sous l’impulsion du chef de l’État, elle priv­ilégie l’exportation comme une tech­nique de pointe via dif­férentes mesures et surtout une sen­si­bil­i­sa­tion des entreprises.

Cette poli­tique offen­sive en faveur de l’implantation à l’étranger aura une inci­dence impor­tante : elle per­met, par rap­port à la doc­trine du général de Gaulle, une cer­taine libéral­i­sa­tion de la posi­tion adop­tée en matière d’investissements étrangers en France puisque l’offensive est priv­ilégiée par rap­port à la défensive.C’est de cette époque égale­ment que date l’idée d’encourager l’implantation à l’étranger, qu’elle soit com­mer­ciale ou indus­trielle, pour péren­nis­er le résul­tat des efforts commerciaux.

Diversifier les entreprises

Assur­er l’indépendance énergétique
de la France. © FOTOLIA

Dans le domaine sec­to­riel, la pru­dence pré­vaut. Car le développe­ment de la libre cir­cu­la­tion des cap­i­taux et des tech­nolo­gies con­dui­sait à la con­clu­sion qu’il n’existe pas de fac­teur déter­mi­nant de spé­cial­i­sa­tion entre pays dévelop­pés d’une cer­taine dimen­sion et qu’aucun secteur n’est hors de portée d’un pays comme la France.

C’est l’ensemble diver­si­fié des entre­pris­es qui engen­dre un tis­su et un poten­tiel de for­ma­tion sans lesquels un État n’aurait d’industrie qu’un placage. Il reste que cer­tains des secteurs por­teurs sont tout par­ti­c­ulière­ment encouragés.

Dans l’aéronautique, le spa­tial, le nucléaire ou l’informatique, le TGV, la France joue le rôle ingrat d’éclaireur de pointe afin, sou­vent, de mon­tr­er le chemin à l’Europe.

Indépendance énergétique

Dans le nucléaire civ­il, Georges Pom­pi­dou souhaitait se pré­mu­nir con­tre une sit­u­a­tion de dépen­dance ana­logue à celle qu’on avait com­mencé à cor­riger dès le début des années 1960 pour le pétrole.

Qu’il s’agisse de notre rôle d’opérateur minier dans de nom­breux pays, de la fab­ri­ca­tion du com­bustible, de l’enrichissement de l’uranium, de la fab­ri­ca­tion des cen­trales nucléaires pour lesquelles on fait en sorte que le cham­pi­on français, Fram­atome, puisse se libér­er de sa dépen­dance tech­nique à l’égard de son bailleur de licence améri­cain grâce à l’appui d’EDF, enfin du retraite­ment du com­bustible effec­tué dans une usine opéra­tionnelle de dimen­sion mon­di­ale, les leçons de notre dépen­dance pétrolière sont tirées au début des années 1970.

Remplacer la Caravelle

Dans le domaine aéro­nau­tique, après bien des ratés, les indus­tries bri­tan­nique, française et alle­mande s’associent pour étudi­er, de 1968 à 1970, un suc­cesseur au Boe­ing 727 et surtout à la Car­avelle et au Tri­dent. C’est l’Airbus, au finance­ment duquel la Grande-Bre­tagne refuse en défini­tive de par­ticiper, bien que l’aile de l’appareil ait été con­fiée à une firme britannique.

C’est en 1971 qu’un accord est signé entre la Snec­ma et Gen­er­al Elec­tric pour dévelop­per le réac­teur d’avion CFM 56 qui équipe actuelle­ment les Boe­ing 737 et de nom­breux Air­bus et dont le marché poten­tiel est aujourd’hui de plusieurs mil­liers d’appareils.

Naissance d’Ariane

Dans le spa­tial, les Européens se trou­vent en 1972 au bord du vide. Leur pro­gramme de satel­lites se développe à peu près con­ven­able­ment, mais ils n’ont plus de lanceurs après l’échec de la fusée Europa II.

RÉNOVER L’ENSEIGNEMENT SUPÉRIEUR

En matière d’éducation, on fait en sorte que culture générale et préparation à la vie active cohabitent harmonieusement. C’est à cette époque que sont créés, en premier cycle de l’enseignement supérieur, les DUT et BTS.

Con­sciente de l’enjeu poli­tique, la France définit les car­ac­téris­tiques d’un lanceur rebap­tisé Ari­ane, à par­tir d’un pro­jet exis­tant dans les car­tons du CNES (LIIIS), qui doit per­me­t­tre la mise sur orbite de tous les satel­lites util­i­taires modernes.

Après avoir ter­giver­sé pen­dant plusieurs mois, l’Europe décide défini­tive­ment de sa par­tic­i­pa­tion à Ari­ane lors du sec­ond semes­tre 1973 et, de façon plus sym­bol­ique, au pro­gramme améri­cain post-Apollo.

Le même car­ac­tère volon­taire inspire la poli­tique d’aménagement du ter­ri­toire, des­tinée à cor­riger les déséquili­bres que la rapid­ité du développe­ment économique a fait surgir.

La Datar tente de gom­mer le car­ac­tère exces­sif des muta­tions trop rapi­des et douloureuses qui auraient accom­pa­g­né les effets d’une crois­sance économique inhu­maine, donc précaire.

Une dimension humaniste

Dans l’intention de ren­dre l’industrie plus humaine, le chef de l’État crée en 1971, pour la pre­mière fois, un min­istère de l’Environnement en France. C’est à sa demande qu’est favorisé le développe­ment de l’actionnariat pop­u­laire, dans le secteur pub­lic tout d’abord, puis dans le secteur privé dès que l’ordonnance de 1967 sur l’intéressement est entrée dans les moeurs.

L’un des devoirs de la poli­tique indus­trielle est aus­si de pro­téger ceux que son expan­sion laisse sur le bas-côté de la route : tra­vailleurs sans qual­i­fi­ca­tion, per­son­nes âgées, per­son­nes hand­i­capées, etc. Les rela­tions con­tractuelles entre syn­di­cats et patronat sont forte­ment encour­agées, au besoin sous la pres­sion des pou­voirs publics, pres­sion dont il prend l’initiative en 1967.

Effet d’entraînement

Le pou­voir d’incantation des quelques grands principes de la poli­tique du prési­dent de la République – il faut que la France soit dotée d’une indus­trie digne d’elle, capa­ble d’exporter, de s’implanter à l’étranger, bref de témoign­er de la vital­ité de notre économie et d’appuyer cul­ture française et poli­tique étrangère – finit par porter ses fruits.

En 1973, de nom­breux indus­triels se sen­tent déten­teurs d’une par­celle de la sou­veraineté économique française dès lors qu’ils se bat­tent dans le cadre de la guerre économique mondiale.

Pour Georges Pom­pi­dou, le rôle de l’État était de favoris­er le développe­ment de l’esprit d’entreprise et de créer un envi­ron­nement dans lequel s’exerceraient libre­ment les ini­tia­tives. Entre les ten­ants de l’économie lib&eac*ute;rale et ceux du plan­ning rigide, il prit posi­tion pour la créa­tion d’un cadre économique libéral, favorisant, grâce à des mesures macroé­conomiques, l’efficacité et l’expansion des entreprises.

La France avait délibéré­ment choisi de jouer le jeu de la con­cur­rence inter­na­tionale. Si l’on peut bap­tis­er col­ber­tisme une dou­ble atti­tude com­bi­nant mobil­i­sa­tion et stim­u­la­tion interne et une cer­taine dose de pro­tec­tion­nisme, seule la pre­mière s’applique à Georges Pom­pi­dou tant il était con­scient des effets béné­fiques de la com­péti­tion internationale.

Réacteur CFM 56, symbole d’une coopération franco-américaine durable.
Le réac­teur CFM 56, sym­bole d’une coopéra­tion fran­co-améri­caine durable. © FOTOLIA

DES RÉSULTATS BRILLANTS

Conséquence de la mobilisation, le niveau de vie moyen progresse de 25 %, record mondial, au Japon près. Il rattrape celui de l’Allemagne et dépasse d’un quart celui de la Grande-Bretagne qui était, dix ans plus tôt, supérieur de 10 % au nôtre. Les exportations françaises doublent presque. La France se situe désormais à la troisième place dans le commerce mondial, après les États-Unis et l’Allemagne et à égalité avec le Japon, mais devant la Grande-Bretagne.
Quant à l’inflation vers laquelle on s’achemine en fin de période (environ 6 %), elle reste en deçà de celle constatée en moyenne dans les grands pays développés, jusqu’en 1973–1974. Pour la France, les dix dernières années des trente glorieuses furent les dix prestigieuses.

Le refus de la facilité

Voilà ce que fut la poli­tique indus­trielle de Georges Pom­pi­dou. Ce qu’elle ne fut pas : pointil­liste, car l’État inter­vint peu dans la poli­tique indus­trielle des entre­pris­es. Le mec­ca­no indus­triel n’était pas, con­traire­ment à ce que l’on croit aujourd’hui, la tasse de thé du chef de l’État.

Elle ne fut pas non plus un placage de mesures sur le corps social des entre­pris­es. C’est en pro­fondeur, sur la durée, par de très nom­breuses réformes pris­es à un rythme qua­si men­su­el pen­dant près de qua­tre années que le monde indus­triel fut encour­agé, stim­ulé, réfor­mé afin de porter haut les couleurs de la France.

Ouverture au monde et vision à long terme

Cette poli­tique ne fut pas non plus nation­al­iste au sens étroit du terme. La plu­part des grands pro­jets furent lancés sur une base européenne, voire fran­co-améri­caine, s’agissant du réac­teur d’avion CFM 56.

Elle ne fut pas lim­itée au rang de l’entreprise. L’accent s’est au con­traire porté sur l’ensemble des acteurs de l’économie, qu’ils soient petits, moyens ou grands. Ce ne fut pas enfin une poli­tique à court terme ni celle d’une classe sociale tant l’ensemble du per­son­nel des entre­pris­es devait y trou­ver un cer­tain épanouissement.

S’en féliciter aujourd’hui est cer­taine­ment licite, à con­di­tion d’en mesur­er les moti­va­tions, l’étendue et la per­sévérance avec laque­lle elle fut bâtie.

Et de lui faire cor­re­spon­dre notre nou­v­el envi­ron­nement et le bon périmètre, qui est défini­tive­ment européen.

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