La Philharmonie de Paris, déjà dix ans

Témoignage et réflexions d’un ingénieur qui a participé aux premières loges à la construction de la première salle de concert symphonique dont l’État ait doté Paris, sous l’impulsion notamment de Pierre Boulez. Un succès total, malgré quelques appréhensions qui ont été surmontées dès son inauguration, en termes de fréquentation du public, d’adhésion du monde musical international, d’acoustique de la salle, d’émotions artistiques ! Et une incarnation architecturale pour l’un de nos plus prestigieux orchestres, l’Orchestre de Paris.
Dix années déjà se sont écoulées depuis que, lors du concert « des casques » (une représentation de test, à destination des acteurs du chantier et en amont du concert officiel d’inauguration), les premières mesures du Sacre du printemps ont résonné dans la toute nouvelle salle philharmonique dont Paris venait de se doter, pour la première fois de son histoire. Car oui ! cela peut sembler étrange, mais l’État français n’avait jamais jugé nécessaire d’offrir à sa capitale une salle symphonique (on oublie souvent que des salles telles que Pleyel ou Gaveau étaient nées d’initiatives privées). Un opéra, oui ; une salle symphonique, non. Si l’on peut faire remonter les débuts d’un opéra d’État en France au XVIIe siècle, il aura fallu attendre le XXIe siècle pour que l’État et la Ville de Paris unissent leurs forces et dotent enfin la capitale d’une « vraie » salle symphonique, digne de ce nom.
Un projet longuement réfléchi
L’idée était pourtant ancienne. En effet, lorsque Pierre Boulez lança l’idée d’une Cité de la musique, le projet initial prévoyait bien que le bâtiment (confié in fine à Christian de Portzamparc) soit complété d’une grande salle symphonique, afin de créer un complexe musical complet : salle polyvalente pouvant aussi bien s’adapter à un concert de musique de chambre ou à une œuvre spatialisée, musée de la Musique, Conservatoire national supérieur de musique et de danse… et une salle de concert que l’État choisira de ne pas réaliser, au profit de l’Opéra Bastille, suivant l’adage selon lequel la France serait une terre latine (et donc d’opéra) contrairement aux pays germaniques, réputés symphoniques.
Une orientation qui méconnaît totalement les immenses jalons que la France a pu apporter à l’histoire de la musique symphonique : Berlioz et sa Symphonie fantastique, Ravel et son Boléro, sa Valse, son Daphnis, Debussy et ses Images, sa Mer, ses Nocturnes, Messiaen et sa Turangalîla, ses Couleurs de la Cité céleste, Boulez et ses Notations pour orchestre. Pour ne citer que ces quelques incontournables exemples…

Accueillir l’Orchestre de Paris
Un jugement d’autant plus discutable qu’il aurait pu conduire à la lente chute de l’un de nos plus beaux orchestres : l’Orchestre de Paris, l’héritier de la Société des concerts du Conservatoire, une phalange qui avait vu se succéder à sa tête des noms aussi prestigieux que Charles Munch, Herbert von Karajan, Georg Solti, Daniel Barenboïm. En effet il faut se souvenir que, avant 2006, l’Orchestre de Paris était en résidence à… la salle Mogador. Un théâtre dont l’acoustique, totalement inadaptée, constituait une réelle entrave au maintien du niveau d’excellence de cette formation.
La restauration de la salle Pleyel ne fut qu’une solution palliative et d’attente. Sans offrir à l’Orchestre de Paris des conditions de travail comparables à celles de phalanges telles que les Berliner Phiharmoniker, les différents grands orchestres de radio allemands (Bayrische Rundfunk Orchester, Westdeutsche Rundfunk Orchester, Norddeutsche Rundfunk Orchester) ou encore les Big Five américains (New York, Boston, Philadelphie, Cleveland, Chicago).
Au-delà donc de la construction d’un incontournable outil culturel, la Philharmonie de Paris avait bien vocation à devenir cette maison des orchestres qui, avec sa salle de 2 400 places, ses six salles de répétition, son espace d’exposition, avait toujours fait défaut à la capitale française. Un lieu dans lequel l’Orchestre de Paris pouvait (enfin) s’incarner. En effet, il ne faudrait pas sous-estimer le lien quasi organique qui unit un orchestre à sa salle de concert. Sans point de repère fixe, sans ce symbole concret que constitue un bâtiment emblématique, un orchestre symphonique peut-il réellement fonctionner voire exister ?

La lutte contre le conservatisme
Et pourtant quel chantier fut, à l’époque, plus décrié et objet à polémique que cette Philharmonie de Paris ? Les plus conservateurs prédisaient à cette salle, implantée porte de Pantin, en extrémité de ligne 5, un avenir funeste : jamais, au grand jamais, les spectateurs, habitués à la salle Pleyel et au luxueux quartier de l’Étoile, n’iraient s’aventurer dans le parc de la Villette, en bordure du boulevard périphérique. Les autres voyaient dans ce chantier une dépense somptuaire venant amputer les crédits alloués au spectacle vivant.
Et il fallut toute la ténacité d’un Laurent Bayle et d’une équipe soudée de maîtrise d’ouvrage (dont j’ai eu l’immense chance de faire partie) pour que, malgré ces vents contraires, ce chantier sorte de terre quasiment dans les temps. Avec de réels défis techniques : la pose des poutres surplombant la salle, la mise en place de la charpente métallique des balcons de la salle, en quasi-lévitation, la construction de la triple peau assurant la parfaite protection acoustique de la salle…

Un succès complet
Dix années plus tard, que reste-t-il de tout cela ? L’essentiel ! Les polémiques, les critiques, les grincheux ont été bien vite oubliés. N’en déplaise aux Cassandre de tous poils, le succès fut immédiatement au rendez-vous. Un succès public tout d’abord, au vu de la fréquentation de cet équipement (que ce soit la salle de concert ou, pour ne citer qu’eux, les ateliers pédagogiques à destination des enfants, systématiquement complets). Un succès technique et architectural ensuite. Car, malgré les divergences voire les conflits, on ne peut que louer ici le travail exceptionnel effectué par les Ateliers Jean Nouvel et, plus généralement, par l’ensemble des acteurs de ce prodigieux chantier. L’objet ici construit est inédit ! On doit évoquer ici l’acoustique de la salle Pierre-Boulez (baptisée ainsi pour honorer la mémoire de celui qui en avait été un des plus puissants défenseurs et qui devait disparaître moins d’un an après son inauguration).

Le choix de la forme de la salle
L’acoustique repose en grande partie sur la forme tout à fait originale de cet objet, sorte de synthèse entre une salle « classique » (dite en boîte à chaussures) et une salle en vignoble. Dans le premier cas, les spectateurs font tous face à la scène et des balcons (de face ou sur les côtés) permettent d’augmenter le nombre de spectateurs : un modèle rectangulaire mis en œuvre durant tout le XIXe siècle et la première moitié du XXe siècle, mais qui trouve ses limites dès que la jauge augmente (la Musikverein de Vienne, le Concertgebouw d’Amsterdam, mais également… la salle Pleyel).
“Une synthèse entre une salle en boîte à chaussures et une salle en vignoble.”
Dans le deuxième cas, le public trouve place dans des gradins venant entourer l’orchestre : un modèle révolutionnaire, inventé dans les années 1960 par Hans Scharoun pour la Philharmonie de Berlin et mis en pratique dans de nombreuses salles modernes (Philharmonie de Cologne, Walt Disney Concert Hall de Los Angeles, par exemple).

Une acoustique exemplaire
En positionnant les spectateurs tout autour de la scène, dans l’espace mais aussi dans le volume, l’architecte a su ici créer un ensemble de balcons en lévitation, permettant de positionner 2 400 fauteuils tout en créant une impression de proximité avec le musicien. L’utilisation de la capacité de la salle conduit à disposer d’un modèle de diffusion sonore tout à fait original, reposant sur la distinction entre les deux volumes délimités par les balcons et les réflecteurs acoustiques au plafond. À l’intérieur de ces « nuages », l’espace principal dans lequel se trouvent les musiciens ; entre ces « nuages » et les murs de la salle, un espace résiduel créant un volume de résonance derrière le spectateur, comme un caisson venant augmenter son confort acoustique. Un véritable sentiment d’enveloppement sonore ! Une réussite que les plus grands chefs d’orchestre, curieux de jouer dans (avec ?) ce nouvel objet, ont tous louée.

Art et émotion
Un succès artistique enfin et à plusieurs égards. L’Orchestre de Paris a enfin sa maison, une maison qui a su convaincre des chefs tels que Daniel Harding ou Klaus Mäkelä d’y élire domicile. La Philharmonie attire par ailleurs toutes les plus grandes formations du monde, qui viennent régulièrement s’y produire, tout en s’ouvrant à d’autres formes de musique (jazz, pop, rock, musiques du monde, etc.), en adaptant son acoustique et même sa forme (tous les sièges du parterre peuvent s’escamoter pour laisser place à un vaste dance floor et augmenter ainsi la jauge de la salle).
À titre plus personnel, la Philharmonie de Paris demeurera toujours pour moi un lieu de très haute émotion. Participer à sa construction fut une expérience éprouvante mais forte et inoubliable. Un attachement profond que les concerts auxquels j’ai pu participer en tant que chanteur, aux côtés de mes camarades du Chœur de l’Orchestre de Paris, n’ont fait qu’accroître. J’ai eu la chance de me rendre dans la plupart des grandes salles européennes : comme spectateur le plus souvent, parfois comme choriste. Des visites, des expériences toujours enthousiasmantes mais qui, de retour à Paris, venaient renforcer mon regard (forcément un peu subjectif) sur les incroyables qualités de cette salle d’exception.
Post-scriptum : un article comme celui-ci se rédige nécessairement en musique. Je précise donc que ces quelques lignes ont été écrites en écoutant la merveilleuse interprétation des quatuors de Beethoven par le Quatuor Ébène, notamment les Quatuors nos 3 et 15, enregistrés lors d’un concert en 2020… à la Philharmonie de Paris.