La Philharmonie de Paris

La Philharmonie de Paris, déjà dix ans

Dossier : Les X et la musiqueMagazine N°806 Juin 2025
Par Jean-Sébastien BASSET (X01)

Témoi­gnage et réflexions d’un ingé­nieur qui a par­ti­ci­pé aux pre­mières loges à la construc­tion de la pre­mière salle de concert sym­pho­nique dont l’État ait doté Paris, sous l’impulsion notam­ment de Pierre Bou­lez. Un suc­cès total, mal­gré quelques appré­hen­sions qui ont été sur­mon­tées dès son inau­gu­ra­tion, en termes de fré­quen­ta­tion du public, d’adhésion du monde musi­cal inter­na­tio­nal, d’acoustique de la salle, d’émotions artis­tiques ! Et une incar­na­tion archi­tec­tu­rale pour l’un de nos plus pres­ti­gieux orchestres, l’Orchestre de Paris.

Dix années déjà se sont écou­lées depuis que, lors du concert « des casques » (une repré­sen­ta­tion de test, à des­ti­na­tion des acteurs du chan­tier et en amont du concert offi­ciel d’inauguration), les pre­mières mesures du Sacre du prin­temps ont réson­né dans la toute nou­velle salle phil­har­mo­nique dont Paris venait de se doter, pour la pre­mière fois de son his­toire. Car oui ! cela peut sem­bler étrange, mais l’État fran­çais n’avait jamais jugé néces­saire d’offrir à sa capi­tale une salle sym­pho­nique (on oublie sou­vent que des salles telles que Pleyel ou Gaveau étaient nées d’initiatives pri­vées). Un opé­ra, oui ; une salle sym­pho­nique, non. Si l’on peut faire remon­ter les débuts d’un opé­ra d’État en France au XVIIe siècle, il aura fal­lu attendre le XXIe siècle pour que l’État et la Ville de Paris unissent leurs forces et dotent enfin la capi­tale d’une « vraie » salle sym­pho­nique, digne de ce nom.

Philharmonie de Paris

Un projet longuement réfléchi

L’idée était pour­tant ancienne. En effet, lorsque Pierre Bou­lez lan­ça l’idée d’une Cité de la musique, le pro­jet ini­tial pré­voyait bien que le bâti­ment (confié in fine à Chris­tian de Port­zam­parc) soit com­plé­té d’une grande salle sym­pho­nique, afin de créer un com­plexe musi­cal com­plet : salle poly­va­lente pou­vant aus­si bien s’adapter à un concert de musique de chambre ou à une œuvre spa­tia­li­sée, musée de la Musique, Conser­va­toire natio­nal supé­rieur de musique et de danse… et une salle de concert que l’État choi­si­ra de ne pas réa­li­ser, au pro­fit de l’Opéra Bas­tille, sui­vant l’adage selon lequel la France serait une terre latine (et donc d’opéra) contrai­re­ment aux pays ger­ma­niques, répu­tés symphoniques. 

Une orien­ta­tion qui mécon­naît tota­le­ment les immenses jalons que la France a pu appor­ter à l’histoire de la musique sym­pho­nique : Ber­lioz et sa Sym­pho­nie fan­tas­tique, Ravel et son Bolé­ro, sa Valse, son Daph­nis, Debus­sy et ses Images, sa Mer, ses Noc­turnes, Mes­siaen et sa Turan­ga­lî­la, ses Cou­leurs de la Cité céleste, Bou­lez et ses Nota­tions pour orchestre. Pour ne citer que ces quelques incon­tour­nables exemples…

Travaux extérieurs de la salle, pose des façades et bardages.
Tra­vaux exté­rieurs de la salle, pose des façades et bar­dages. © Nico­las Borel

Accueillir l’Orchestre de Paris

Un juge­ment d’autant plus dis­cu­table qu’il aurait pu conduire à la lente chute de l’un de nos plus beaux orchestres : l’Orchestre de Paris, l’héritier de la Socié­té des concerts du Conser­va­toire, une pha­lange qui avait vu se suc­cé­der à sa tête des noms aus­si pres­ti­gieux que Charles Munch, Her­bert von Kara­jan, Georg Sol­ti, Daniel Baren­boïm. En effet il faut se sou­ve­nir que, avant 2006, l’Orchestre de Paris était en rési­dence à… la salle Moga­dor. Un théâtre dont l’acoustique, tota­le­ment inadap­tée, consti­tuait une réelle entrave au main­tien du niveau d’excellence de cette formation. 

La res­tau­ra­tion de la salle Pleyel ne fut qu’une solu­tion pal­lia­tive et d’attente. Sans offrir à l’Orchestre de Paris des condi­tions de tra­vail com­pa­rables à celles de pha­langes telles que les Ber­li­ner Phi­har­mo­ni­ker, les dif­fé­rents grands orchestres de radio alle­mands (Bay­rische Rund­funk Orches­ter, West­deutsche Rund­funk Orches­ter, Nord­deutsche Rund­funk Orches­ter) ou encore les Big Five amé­ri­cains (New York, Bos­ton, Phi­la­del­phie, Cle­ve­land, Chicago). 

Au-delà donc de la construc­tion d’un incon­tour­nable outil cultu­rel, la Phil­har­mo­nie de Paris avait bien voca­tion à deve­nir cette mai­son des orchestres qui, avec sa salle ­de 2 400 places, ses six salles de répé­ti­tion, son espace d’exposition, avait tou­jours fait défaut à la capi­tale fran­çaise. Un lieu dans lequel l’Orchestre de Paris pou­vait (enfin) s’incarner. En effet, il ne fau­drait pas sous-esti­mer le lien qua­si orga­nique qui unit un orchestre à sa salle de concert. Sans point de repère fixe, sans ce sym­bole concret que consti­tue un bâti­ment emblé­ma­tique, un orchestre sym­pho­nique peut-il réel­le­ment fonc­tion­ner voire exister ?

Démontage de la maquette acoustique de la salle, avec la salle de concert en arrière-plan.
Démon­tage de la maquette acous­tique de la salle, avec la salle de concert en arrière-plan.

La lutte contre le conservatisme

Et pour­tant quel chan­tier fut, à l’époque, plus décrié et objet à polé­mique que cette Phil­har­mo­nie de Paris ? Les plus conser­va­teurs pré­di­saient à cette salle, implan­tée porte de Pan­tin, en extré­mi­té de ligne 5, un ave­nir funeste : jamais, au grand jamais, les spec­ta­teurs, habi­tués à la salle Pleyel et au luxueux quar­tier de l’Étoile, n’iraient s’aventurer dans le parc de la Vil­lette, en bor­dure du bou­le­vard péri­phé­rique. Les autres voyaient dans ce chan­tier une dépense somp­tuaire venant ampu­ter les cré­dits alloués au spec­tacle vivant. 

Et il fal­lut toute la téna­ci­té d’un Laurent Bayle et d’une équipe sou­dée de maî­trise d’ouvrage (dont j’ai eu l’immense chance de faire par­tie) pour que, mal­gré ces vents contraires, ce chan­tier sorte de terre qua­si­ment dans les temps. Avec de réels défis tech­niques : la pose des poutres sur­plom­bant la salle, la mise en place de la char­pente métal­lique des bal­cons de la salle, en qua­si-lévi­ta­tion, la construc­tion de la triple peau assu­rant la par­faite pro­tec­tion acous­tique de la salle…

Pose des premiers panneaux acoustiques de la grande salle de répétition.
Pose des pre­miers pan­neaux acous­tiques de la grande salle de répé­ti­tion. © Nico­las Borel

Un succès complet

Dix années plus tard, que reste-t-il de tout cela ? L’essentiel ! Les polé­miques, les cri­tiques, les grin­cheux ont été bien vite oubliés. N’en déplaise aux Cas­sandre de tous poils, le suc­cès fut immé­dia­te­ment au ren­dez-vous. Un suc­cès public tout d’abord, au vu de la fré­quen­ta­tion de cet équi­pe­ment (que ce soit la salle de concert ou, pour ne citer qu’eux, les ate­liers péda­go­giques à des­ti­na­tion des enfants, systé­matiquement com­plets). Un suc­cès tech­nique et archi­tec­tu­ral ensuite. Car, mal­gré les diver­gences voire les conflits, on ne peut que louer ici le tra­vail excep­tion­nel effec­tué par les Ate­liers Jean Nou­vel et, plus géné­ra­le­ment, par l’ensemble des acteurs de ce pro­di­gieux chan­tier. L’objet ici construit est inédit ! On doit évo­quer ici l’acoustique de la salle Pierre-Bou­lez (bap­ti­sée ain­si pour hono­rer la mémoire de celui qui en avait été un des plus puis­sants défen­seurs et qui devait dis­pa­raître moins d’un an après son inauguration).

Pose de la charpente métallique des balcons de la grande salle de concert.
Pose de la char­pente métal­lique des bal­cons de la grande salle de concert.

Le choix de la forme de la salle

L’acoustique repose en grande par­tie sur la forme tout à fait ori­gi­nale de cet objet, sorte de syn­thèse entre une salle « clas­sique » (dite en boîte à chaus­sures) et une salle en vignoble. Dans le pre­mier cas, les spec­ta­teurs font tous face à la scène et des bal­cons (de face ou sur les côtés) per­mettent d’augmenter le nombre de spec­ta­teurs : un modèle rec­tan­gu­laire mis en œuvre durant tout le XIXe siècle et la pre­mière moi­tié du XXe siècle, mais qui trouve ses limites dès que la jauge aug­mente (la Musik­ve­rein de Vienne, le Concert­ge­bouw d’Amsterdam, mais éga­le­ment… la salle Pleyel).

“Une synthèse entre une salle en boîte à chaussures et une salle en vignoble.”

Dans le deuxième cas, le public trouve place dans des gra­dins venant entou­rer l’orchestre : un modèle révo­lu­tion­naire, inven­té dans les années 1960 par Hans Scha­roun pour la Phil­har­mo­nie de Ber­lin et mis en pra­tique dans de nom­breuses salles modernes (Phil­har­mo­nie de Cologne, Walt Dis­ney Concert Hall de Los Angeles, par exemple).

Travaux de finition 
dans la salle de concert, quelques jours avant l’inauguration.
Tra­vaux de fini­tion dans la salle de concert, quelques jours avant l’inauguration. © Nico­las Borel

Une acoustique exemplaire

En posi­tion­nant les spec­ta­teurs tout autour de la scène, dans l’espace mais aus­si dans le volume, l’architecte a su ici créer un ensemble de bal­cons en lévi­ta­tion, per­met­tant de posi­tion­ner 2 400 fau­teuils tout en créant une impres­sion de proxi­mi­té avec le musi­cien. L’utilisation de la capa­ci­té de la salle conduit à dis­po­ser d’un modèle de dif­fu­sion sonore tout à fait ori­gi­nal, repo­sant sur la dis­tinc­tion entre les deux volumes déli­mi­tés par les bal­cons et les réflec­teurs acous­tiques au pla­fond. À l’intérieur de ces « nuages », l’espace prin­ci­pal dans lequel se trouvent les musi­ciens ; entre ces « nuages » et les murs de la salle, un espace rési­duel créant un volume de réso­nance der­rière le spec­ta­teur, comme un cais­son venant aug­men­ter son confort acous­tique. Un véri­table sen­ti­ment d’enveloppement sonore ! Une réus­site que les plus grands chefs d’orchestre, curieux de jouer dans (avec ?) ce nou­vel objet, ont tous louée.

Philharmonie de Paris, la salle de concert
Phil­har­mo­nie de Paris, la salle de concert. © Phil­har­mo­nie de Paris

Art et émotion

Un suc­cès artis­tique enfin et à plu­sieurs égards. L’Orchestre de Paris a enfin sa mai­son, une mai­son qui a su convaincre des chefs tels que Daniel Har­ding ou Klaus Mäkelä d’y élire domi­cile. La Phil­har­mo­nie attire par ailleurs toutes les plus grandes for­ma­tions du monde, qui viennent régu­liè­re­ment s’y pro­duire, tout en s’ouvrant à d’autres formes de musique (jazz, pop, rock, musiques du monde, etc.), en adap­tant son acous­tique et même sa forme (tous les sièges du par­terre peuvent s’escamoter pour lais­ser place à un vaste dance floor et aug­men­ter ain­si la jauge de la salle). 

À titre plus per­son­nel, la Phil­har­mo­nie de Paris demeu­re­ra tou­jours pour moi un lieu de très haute émo­tion. Par­ti­ci­per à sa construc­tion fut une expé­rience éprou­vante mais forte et inou­bliable. Un atta­che­ment pro­fond que les concerts aux­quels j’ai pu par­ti­ci­per en tant que chan­teur, aux côtés de mes cama­rades du Chœur de l’Orchestre de Paris, n’ont fait qu’accroître. J’ai eu la chance de me rendre dans la plu­part des grandes salles euro­péennes : comme spec­ta­teur le plus sou­vent, par­fois comme cho­riste. Des visites, des expé­riences tou­jours enthou­sias­mantes mais qui, de retour à Paris, venaient ren­for­cer mon regard (for­cé­ment un peu sub­jec­tif) sur les incroyables qua­li­tés de cette salle d’exception.

Post-scrip­tum : un article comme celui-ci se rédige néces­sai­re­ment en musique. Je pré­cise donc que ces quelques lignes ont été écrites en écou­tant la mer­veilleuse inter­pré­ta­tion des qua­tuors de Bee­tho­ven par le Qua­tuor Ébène, notam­ment les Qua­tuors nos 3 et 15, enre­gis­trés lors d’un concert en 2020… à la Phil­har­mo­nie de Paris. 

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