La perspective d’un État-civilisation

Dossier : La ChineMagazine N°684 Avril 2013
Par Weiwei ZHANG

REPÈRES

REPÈRES
La Chine a con­nu depuis trente ans la plus grande révo­lu­tion économique et sociale de l’histoire de l’humanité. Plus de 400 mil­lions de per­son­nes sont sor­ties de la pau­vreté, représen­tant 70% de la pau­vreté éradiquée sur la planète dans cette péri­ode. Depuis 1979, la taille de l’économie chi­noise a été mul­ti­pliée par 18, soit mieux que toutes les économies de tran­si­tion réu­nies. Aujourd’hui, les « régions dévelop­pées » de la Chine, regroupant une pop­u­la­tion d’environ 300 mil­lions d’habitants, peu­vent rivalis­er en matière de prospérité avec cer­taines économies de l’OCDE.

Pronostics erronés

La Chine et son émer­gence appa­rais­sent comme des thèmes polémiques en Occi­dent. Depuis plus de trente ans, les médias occi­den­taux ont sou­vent dépeint l’État chi­nois comme l’opposition entre un régime répres­sif s’accrochant au pou­voir et une société menée par les dis­si­dents prodémocratie.

Ce regard a con­duit nom­bre d’observateurs occi­den­taux à faire des pronos­tics alarmistes sur l’évolution du pays à plusieurs repris­es, notam­ment après les événe­ments de Tianan­men en 1989, la mort de Deng Xiaop­ing, la rétro­ces­sion de Hong Kong à la Chine, l’entrée dans l’OMC et la crise finan­cière de 2008. Toutes ces prévi­sions se sont révélées erronées.

Trouver les clés du succès

Trois mil­liards de déplacements
La pop­u­la­tion chi­noise est plus nom­breuse que celles de l’Union européenne, des États-Unis, de la Russie et du Japon réu­nies. En 2012, pen­dant le Nou­v­el An chi­nois, plus de trois mil­liards de déplace­ments ont été gérés en moins d’un mois par un vaste réseau de transport.

Si la Chine a ses prob­lèmes, dont cer­tains sérieux, son suc­cès reste indu­bitable. Com­ment l’expliquer ? Cer­tains l’imputent à l’investissement direct étranger, pour­tant l’Europe de l’Est en a reçu plus par habi­tant ; d’autres à la main-d’oeu­vre à bas coût, mais l’Inde et d’autres pays en voie de développe­ment en offrent une encore meilleur marché ; d’autres au gou­verne­ment autori­taire, bien qu’il existe des gou­verne­ments autori­taires (selon la déf­i­ni­tion occi­den­tale) en Asie, en Afrique, en Amérique latine, et dans le monde arabe, et qu’aucun n’ait accom­pli ce que la Chine a réalisé.

L’Europe de l’Est a reçu plus d’investissement par habi­tant que la Chine

Si aucune de ces expli­ca­tions ne con­vient, il reste à chercher une rai­son ailleurs, sans doute en rap­port avec la nature de l’État chi­nois et le mod­èle de développe­ment du pays.

La Chine est un État-civil­i­sa­tion unique mar­qué par qua­tre traits : nom­breuse pop­u­la­tion, vaste ter­ri­toire, his­toire et cul­ture. La Chine est d’une taille gigan­tesque, presque aus­si grande à elle seule qu’un con­ti­nent, avec une très grande diver­sité géographique.

Elle a su con­serv­er des tra­di­tions, par­fois mil­lé­naires, dans une foule de domaines, de la gou­ver­nance poli­tique aux sci­ences économiques, de la philoso­phie à la médecine et de la stratégie mil­i­taire à l’art de vivre. Elle a une cul­ture très riche et pos­sède notam­ment une des lit­téra­tures les plus sophistiquées.

Huit fondements

Ces qua­tre car­ac­téris­tiques ont façon­né le développe­ment de la Chine autour de huit fonde­ments. D’abord, une philoso­phie empirique « recher­chant la vérité dans les faits ». Ce con­cept est ancien en Chine. Après l’échec de l’utopique Révo­lu­tion cul­turelle, Deng Xiaop­ing l’a repris, ajoutant que les faits plutôt que les dogmes idéologiques (occi­den­taux comme ori­en­taux) devraient servir in fine à déter­min­er la vérité.

Troisième voie
Sur une base factuelle, Pékin a con­staté que ni le mod­èle com­mu­niste sovié­tique ni le mod­èle libéral démoc­rate occi­den­tal n’ont vrai­ment réus­si à mod­erniser les pays en voie de développe­ment. La Chine a donc décidé en 1978 de chercher sa pro­pre voie pour son pro­gramme mas­sif de mod­erni­sa­tion, avec une approche prag­ma­tique par tâtonnements.

Deux­ième­ment, se préoc­cu­per d’abord des moyens de sub­sis­tance du peu­ple. Ce con­cept de gou­ver­nance est tra­di­tion­nel en Chine. Ain­si, Deng Xiaop­ing a fait de l’éradication de pau­vreté sa pri­or­ité. Les réformes ont com­mencé dans les cam­pagnes, à la pop­u­la­tion plus nombreuse.

Le suc­cès des réformes rurales a fait pro­gress­er l’économie et s’est pour­suivi par l’émergence de mil­lions de PME, qui représen­tèrent rapi­de­ment la moitié de la pro­duc­tion indus­trielle nationale, ouvrant la voie à l’expansion rapi­de de l’industrie et du com­merce extérieur.

Stabilité et progressivité

Éviter les chocs
La Chine a rejeté la thérapie de choc et a fonc­tion­né avec les insti­tu­tions exis­tantes, aus­si impar­faites soient-elles, tout en les réfor­mant pro­gres­sive­ment. Cette approche pru­dente lui a per­mis de main­tenir la sta­bil­ité poli­tique nécessaire.

Troisième­ment, la sta­bil­ité comme con­di­tion préal­able au développe­ment. Les diver­sités eth­niques, religieuses, lin­guis­tiques et régionales en Chine sont par­mi les plus grandes au monde, c’est pourquoi la sta­bil­ité occupe une place impor­tante de la psy­ché col­lec­tive chi­noise. La plu­part des gens vénèrent la sta­bil­ité et craig­nent le chaos.

La plu­part des gens vénèrent la sta­bil­ité et craig­nent le chaos

Qua­trième­ment, le proces­sus de réformes pro­gres­sif. Face à la taille et à la com­plex­ité du pays, Deng Xiaop­ing avait décidé de « tra­vers­er la riv­ière en tâtant les pierres ».

Il a encour­agé les expéri­men­ta­tions des ini­tia­tives de réformes majeures, comme l’illustrent les zones spé­ciales, où de nou­velles idées ont pu être testées comme la vente de ter­res, les joint-ven­tures dans les hautes tech­nolo­gies et une économie ori­en­tée vers l’export.

C’est seule­ment lorsque les nou­velles ini­tia­tives se sont révélées effi­caces qu’elles ont été dif­fusées dans le pays.

Hiérarchiser les priorités

Cinquième­ment, les bonnes pri­or­ités, dans le bon ordre. Con­for­mé­ment à l’approche pro­gres­sive, la Chine a été réfor­mée en com­mençant par les réformes sim­ples avant les plus com­plex­es : les réformes rurales d’abord, urbaines ensuite, les change­ments des zones côtières, puis des zones intérieures, les réformes économiques, puis politiques.

Prospérité dans la paix
La cul­ture poli­tique chi­noise est pro­fondé­ment enrac­inée dans le con­cept de « prospérité dans la paix » (taip­ing­sheng­shi). Pen­dant un siè­cle et demi, de la guerre de l’Opium de 1840 aux réformes de 1978, la Chine n’a pas con­nu de péri­ode con­tin­ue de paix de plus de huit à neuf ans. Aujourd’hui, pour la pre­mière fois de son his­toire con­tem­po­raine, elle en con­naît une de plus de trente ans, tout en ayant accom­pli un mir­a­cle économique. La plu­part des Chi­nois sont donc enclins à pour­suiv­re le mod­èle impar­fait mais effi­cace de développe­ment du pays.

Un avan­tage de cette approche est que chaque phase du change­ment béné­fi­cie des expéri­ences et des leçons des phas­es antérieures. Cette approche relève de la tra­di­tion philosophique chinoise.

Socialisme de marché

Six­ième­ment, une économie mixte. Dans ce qu’elle appelle le « social­isme de marché », la Chine a voulu com­bin­er les forces de la dynamique du marché avec l’intervention de l’État, en par­tie pour cor­riger les défail­lances du marché. Lorsque la force du marché s’est libérée par le change­ment économique colos­sal du pays, l’État a fait de son mieux pour assur­er une sta­bil­ité poli­tique et économique, et a per­mis au pays d’éviter la crise finan­cière asi­a­tique de 1997 ain­si que l’actuel tsuna­mi financier.

La Chine est un État-civil­i­sa­tion unique.

Sélec­tion et élection
Con­for­mé­ment à sa tra­di­tion de légitim­ité par le mérite et la per­for­mance, Pékin a mis en place une sélec­tion plus une cer­taine forme d’élection pour ses équipes dirigeantes. Ain­si, pour devenir mem­bre du Comité per­ma­nent du Bureau poli­tique (qui regroupe les sept prin­ci­paux dirigeants du pays), il faut être per­for­mant pen­dant deux man­dats à la tête d’une province, qui est en général supérieure à la taille moyenne de qua­tre ou cinq États européens. Dans ce sys­tème, mal­gré ses défauts, il est peu prob­a­ble que des dirigeants incom­pé­tents soient pro­jetés vers les éch­e­lons suprêmes du pouvoir.

Apprendre d’autrui

Un État fort et bien­veil­lant con­stru­it sur la méritocratie

Sep­tième­ment, l’ouverture sur le monde extérieur. La Chine a une cul­ture sécu­laire affir­mant qu’apprendre d’autrui est une ver­tu. Elle a main­tenu sa tra­di­tion « d’emprunt cul­turel sélec­tif » au monde extérieur, y com­pris en puisant des élé­ments utiles du con­sen­sus néolibéral de Wash­ing­ton, comme l’importance de l’entreprenariat et le com­merce international.

Néan­moins, Pékin préserve tou­jours son espace poli­tique et adopte les idées étrangères de façon sélective.

Tradition confucéenne

Enfin, un État puis­sant éclairé. Le développe­ment de la Chine a été mené par un gou­verne­ment éclairé. L’État chi­nois est capa­ble de trou­ver des con­sen­sus nationaux entre les besoins de réformes et de mod­erni­sa­tion, ceux de sta­bil­ité poli­tique et macroé­conomique, et ceux de pour­suite des objec­tifs stratégiques difficiles.

Ce dis­posi­tif prend ses racines dans la tra­di­tion con­fucéenne d’un État fort et bien­veil­lant con­stru­it sur la méri­to­cratie. Après tout, la Chine a mis en place un sys­tème de recrute­ment des fonc­tion­naires par des con­cours il y a un millénaire.

Un modèle en évolution continue

Influ­ence internationale
Avec l’essor de la Chine, son mod­èle risque de gag­n­er en influ­ence sur le plan inter­na­tion­al. Si l’expérience chi­noise, large­ment liée au con­texte local, ne sera pas aisé­ment trans­pos­able dans des pays aux tra­di­tions cul­turelles dif­férentes, cer­tains de ses principes pour­ront cepen­dant présen­ter un attrait international.

Les réformes économiques réussies de la Chine ont ouvert la voie aux futurs change­ments poli­tiques : une approche pro­gres­sive, expéri­men­tale, et assim­i­lant les meilleures idées et pra­tiques chi­nois­es et étrangères. Un mod­èle en par­faite adéqua­tion avec une cul­ture multimillénaire.

La Chine tra­verse une péri­ode de trans­for­ma­tions indus­trielles et sociales. Les imper­fec­tions abon­dent, et le pays doit encore faire face à de nom­breux défis : cor­rup­tion, écarts entre rich­es et pau­vres et entre régions, etc. Elle va cer­taine­ment con­tin­uer à évoluer selon son pro­pre mod­èle, qui a fait ses preuves, plutôt qu’en adop­tant d’autres modèles.

Texte traduit et adap­té par Alain But­ler (86).

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