La Musique : une autre manière de faire des mathématiques ?

La musique : une autre manière de faire des mathématiques ?

Dossier : Les X et la musiqueMagazine N°806 Juin 2025
Par Jérôme BASTIANELLI (X90)

Les poly­tech­ni­ciens et la musique ? Le rap­pro­che­ment sonne presque comme une bana­li­té, tel­le­ment on a enten­du par­ler des rela­tions qui existent entre la science, sur­tout les mathé­ma­tiques, et l’art d’Euterpe. Il est vrai que ces liens sont nom­breux – on le sait depuis Pytha­gore, Rameau et Bach. Par exemple, si les modu­la­tions, c’est-à-dire les chan­ge­ments de tona­li­té, se sont déve­lop­pées dans la musique occi­den­tale à par­tir de la fin du XVIIIe siècle, c’est lié à cette coïn­ci­dence mathé­ma­tique qui veut que 219 soit presque égal à 312 : en d’autres termes, après sept octaves (fré­quence ini­tiale mul­ti­pliée par 27) on arrive « presque » au même son qu’après douze quintes (fré­quence ini­tiale mul­ti­pliée par (3÷2)12). D’où les douze sons de la gamme chro­ma­tique et le « bon tem­pé­ra­ment » de l’accord d’un ins­tru­ment, qui revient à répar­tir uni­for­mé­ment sur les sept octaves la petite dif­fé­rence qui appa­raît après douze quintes.

Cela étant dit, il convient de ne point se lais­ser éblouir par cette paren­té intel­lec­tuelle. Il est tout à fait pos­sible d’exceller dans les mathé­ma­tiques sans nour­rir le moindre attrait pour la musique et, plus fré­quem­ment encore – mais l’élégance m’interdit de citer des noms –, d’être un musi­cien accom­pli sans pour autant maî­tri­ser les rudi­ments d’un cal­cul de pour­cen­tage. Après tout, nul ne s’attend à ce que les oph­tal­mo­lo­gistes soient éga­le­ment des peintres, au seul motif qu’ils com­prennent les lois de la lumière et la struc­ture de la rétine ; pas plus qu’on exige des sculp­teurs qu’ils sachent pra­ti­quer la chi­rur­gie sous pré­texte qu’ils connaissent l’anatomie jusque dans ses plus infimes détails.

Cepen­dant, il faut bien recon­naître que la richesse et la diver­si­té des pas­se­relles qui relient notre École à l’univers musi­cal ont de quoi sus­ci­ter l’émer­veillement. Les exemples abondent : ama­teurs éclai­rés, cham­bristes pas­sion­nés, ou encore anciens élèves qui, sans néces­sai­re­ment embras­ser une car­rière d’interprète, ont pla­cé la musique au cœur de leur enga­ge­ment pro­fes­sion­nel. Peut-on en conclure que la rigueur poly­tech­ni­cienne, répu­tée pour son goût du rai­son­ne­ment for­mel, trouve dans la pra­tique musi­cale non pas un simple exu­toire, mais presque une autre manière de faire des mathé­ma­tiques – à l’oreille ?

La fugue, avec ses jeux de miroir et d’inversion, n’est-elle pas une énigme algo­rith­mique autant qu’une œuvre d’art ? Et que dire de la com­po­si­tion sérielle, si ce n’est qu’elle pousse jusqu’à l’abstraction pure cette idée d’un ordre caché, d’une com­bi­na­toire sonore où chaque note répond à une loi ? Dès lors, l’ingénieur musi­cien n’est pas une curio­si­té ; il est peut-être, au fond, une consé­quence logique.

“La richesse et la diversité des passerelles qui relient notre École à l’univers musical.”

Mais, au-delà des struc­tures et des sys­tèmes, il y a aus­si l’éducation du goût, le sens des nuances, l’apprentissage d’une forme d’écoute lente et active – autant de qua­li­tés que l’on retrouve chez ceux, nom­breux, qui ont fait l’expérience d’un orchestre, d’un qua­tuor ou d’un pia­no soli­taire dans un cou­loir trop vaste. Le para­doxe n’est qu’apparent : c’est sans doute jus­te­ment parce que leur quo­ti­dien est fait d’équations, de rigueur et de fonc­tion­na­lisme que de nom­breux poly­tech­ni­ciens, qui seront sans doute les pre­miers lec­teurs de ce dos­sier, trouvent, dans le mys­tère d’un enchaî­ne­ment d’accords ou dans le phra­sé d’un ada­gio, une forme d’équilibre – ou de conso­la­tion. Comme le dit Loïc Rocard dans son réjouis­sant livre Pour la musique (édi­tions du Palio, 2021), « [la musique], paren­thèse enchan­tée d’une double vie, agré­mente l’ordinaire du musi­cien ama­teur en l’irradiant lit­té­ra­le­ment, d’une façon insoup­çon­née de ceux qui n’ont pas eu la chance d’entrevoir ses joies ».

La musique poly­tech­ni­cienne, si par abus de lan­gage on se per­met d’utiliser cette expres­sion, a déjà fait l’objet, il est vrai, de plu­sieurs études, notam­ment dans La Jaune et la Rouge. Mais le der­nier dos­sier consa­cré à cette thé­ma­tique musi­cale, dans le numé­ro 481, date de 1993 (et de 2002, pour le bul­le­tin de la Socié­té des amis de la biblio­thèque de l’X). Depuis lors, le réser­voir d’histoires sin­gu­lières, d’approches nou­velles et d’intersections inat­ten­dues ne s’est pas tari. Il était temps qu’on y revienne. Place donc à la musique.

Commentaire

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hugues.bedouelle.1971répondre
20 juin 2025 à 11 h 04 min

Il peut être utile d’in­for­mer nos cama­rade qu’existent une « Socie­ty for Mathe­ma­tics and Com­pu­ta­tion in Music » et un « Jour­nal of Mathe­ma­tics and Music » dont l’un des deux édi­teurs est euro­péen (www.tandfonline.com/journal/tmam20). J’ai moi-même publié trois articles en 2023 et 2024 dans les numé­ros 18(1), 18(2) et 19(2) de ce jour­nal avec pour objec­tif de pro­po­ser une méthode post-tonale de com­po­si­tion musi­cale. Hugues Bedouelle (X71).

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