La musique : une autre manière de faire des mathématiques ?

Les polytechniciens et la musique ? Le rapprochement sonne presque comme une banalité, tellement on a entendu parler des relations qui existent entre la science, surtout les mathématiques, et l’art d’Euterpe. Il est vrai que ces liens sont nombreux – on le sait depuis Pythagore, Rameau et Bach. Par exemple, si les modulations, c’est-à-dire les changements de tonalité, se sont développées dans la musique occidentale à partir de la fin du XVIIIe siècle, c’est lié à cette coïncidence mathématique qui veut que 219 soit presque égal à 312 : en d’autres termes, après sept octaves (fréquence initiale multipliée par 27) on arrive « presque » au même son qu’après douze quintes (fréquence initiale multipliée par (3÷2)12). D’où les douze sons de la gamme chromatique et le « bon tempérament » de l’accord d’un instrument, qui revient à répartir uniformément sur les sept octaves la petite différence qui apparaît après douze quintes.
Cela étant dit, il convient de ne point se laisser éblouir par cette parenté intellectuelle. Il est tout à fait possible d’exceller dans les mathématiques sans nourrir le moindre attrait pour la musique et, plus fréquemment encore – mais l’élégance m’interdit de citer des noms –, d’être un musicien accompli sans pour autant maîtriser les rudiments d’un calcul de pourcentage. Après tout, nul ne s’attend à ce que les ophtalmologistes soient également des peintres, au seul motif qu’ils comprennent les lois de la lumière et la structure de la rétine ; pas plus qu’on exige des sculpteurs qu’ils sachent pratiquer la chirurgie sous prétexte qu’ils connaissent l’anatomie jusque dans ses plus infimes détails.
Cependant, il faut bien reconnaître que la richesse et la diversité des passerelles qui relient notre École à l’univers musical ont de quoi susciter l’émerveillement. Les exemples abondent : amateurs éclairés, chambristes passionnés, ou encore anciens élèves qui, sans nécessairement embrasser une carrière d’interprète, ont placé la musique au cœur de leur engagement professionnel. Peut-on en conclure que la rigueur polytechnicienne, réputée pour son goût du raisonnement formel, trouve dans la pratique musicale non pas un simple exutoire, mais presque une autre manière de faire des mathématiques – à l’oreille ?
La fugue, avec ses jeux de miroir et d’inversion, n’est-elle pas une énigme algorithmique autant qu’une œuvre d’art ? Et que dire de la composition sérielle, si ce n’est qu’elle pousse jusqu’à l’abstraction pure cette idée d’un ordre caché, d’une combinatoire sonore où chaque note répond à une loi ? Dès lors, l’ingénieur musicien n’est pas une curiosité ; il est peut-être, au fond, une conséquence logique.
“La richesse et la diversité des passerelles qui relient notre École à l’univers musical.”
Mais, au-delà des structures et des systèmes, il y a aussi l’éducation du goût, le sens des nuances, l’apprentissage d’une forme d’écoute lente et active – autant de qualités que l’on retrouve chez ceux, nombreux, qui ont fait l’expérience d’un orchestre, d’un quatuor ou d’un piano solitaire dans un couloir trop vaste. Le paradoxe n’est qu’apparent : c’est sans doute justement parce que leur quotidien est fait d’équations, de rigueur et de fonctionnalisme que de nombreux polytechniciens, qui seront sans doute les premiers lecteurs de ce dossier, trouvent, dans le mystère d’un enchaînement d’accords ou dans le phrasé d’un adagio, une forme d’équilibre – ou de consolation. Comme le dit Loïc Rocard dans son réjouissant livre Pour la musique (éditions du Palio, 2021), « [la musique], parenthèse enchantée d’une double vie, agrémente l’ordinaire du musicien amateur en l’irradiant littéralement, d’une façon insoupçonnée de ceux qui n’ont pas eu la chance d’entrevoir ses joies ».
La musique polytechnicienne, si par abus de langage on se permet d’utiliser cette expression, a déjà fait l’objet, il est vrai, de plusieurs études, notamment dans La Jaune et la Rouge. Mais le dernier dossier consacré à cette thématique musicale, dans le numéro 481, date de 1993 (et de 2002, pour le bulletin de la Société des amis de la bibliothèque de l’X). Depuis lors, le réservoir d’histoires singulières, d’approches nouvelles et d’intersections inattendues ne s’est pas tari. Il était temps qu’on y revienne. Place donc à la musique.
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Il peut être utile d’informer nos camarade qu’existent une « Society for Mathematics and Computation in Music » et un « Journal of Mathematics and Music » dont l’un des deux éditeurs est européen (www.tandfonline.com/journal/tmam20). J’ai moi-même publié trois articles en 2023 et 2024 dans les numéros 18(1), 18(2) et 19(2) de ce journal avec pour objectif de proposer une méthode post-tonale de composition musicale. Hugues Bedouelle (X71).