La militarisation de l’espace : quelle nouveauté ?

Depuis que l’homme est allé dans l’espace, les armées n’ont pas manqué d’utiliser les satellites pour leurs besoins. Mais cette utilisation restait pacifique. Les développements actuels de la technique, l’émergence des acteurs privés et l’ouverture du marché spatial ont modifié les conditions de la concurrence militaire et ont rendu le champ de bataille transparent. Cela entraîne de nouveaux risques militaires et la nécessité d’y parer. La France investit donc dans les moyens spatiaux de la défense et réfléchit à la politique industrielle qui doit en résulter.
L’utilisation de l’espace à des fins militaires n’est pas nouvelle mais l’espace, qui a longtemps été perçu comme en dehors des confrontations, est devenu un enjeu stratégique dans les conflits.
La militarisation « pacifique » de l’espace
Dès les années 60, les ministères de la Défense ont envoyé des satellites en orbite pour obtenir du renseignement. Même si les technologies spatiales avaient un caractère dual, les applications militaires, comme sur bien d’autres sujets, tiraient le développement de la capacité spatiale. Néanmoins les États ne cherchaient pas à enfreindre le traité de l’Espace de 1967, qui prévoit une liberté d’accès à l’espace extra-atmosphérique et l’interdiction d’y mettre des armes de destruction massive. L’espace était ainsi perçu comme un terrain bien organisé, sans conflictualité. Les armées utilisent l’espace pour observer, écouter, communiquer ou pour se positionner.

Les moyens spatiaux utilisés par la France
- Le système CSO (composante spatiale optique), à capacité optique et infrarouge, est composé de trois satellites en orbite basse, le dernier ayant été lancé par Ariane 6 en mars 2025. Cette capacité est complétée par l’accès aux images à haute résolution de deux satellites civils Pléiades, exploités par Airbus Defence and Space.
- Pour l’observation radar, grâce à l’accord de Schwerin de 2002, la France a accès aux signaux radars des satellites allemands (SAR-Lupe, constitué de cinq satellites lancés entre 2006 et 2008, puis SARah), l’observation radar ayant l’avantage d’être insensible aux conditions météorologiques et valable de jour comme de nuit ; en contrepartie l’Allemagne a accès aux images optiques fournies par les satellites français. La France a également accès, grâce à l’accord de Turin signé en 2001, aux quatre satellites radars italiens Cosmo-SkyMed à usage militaire et civil, lancés entre 2019 et 2025, sur une orbite héliosynchrone.
- CERES (capacité de renseignement électromagnétique spatiale) est composé de trois satellites en orbite basse, pour la détection et la localisation des signaux d’origine électromagnétique ; ces satellites ont été lancés en 2021.
- Syracuse IV (système de radiocommunication utilisant un satellite), composé de deux satellites en orbite géostationnaire, est utilisé pour la communication à longue distance ; ces satellites ont été lancés en 2021 et 2023. Un troisième satellite était prévu mais a été abandonné au profit du futur programme Iris² porté par l’Union européenne. La France peut également avoir recours aux satellites franco-italiens Sicral et Athena-Fidus à usage dual militaire et civil.
- Pour la navigation, le ministère s’appuie aujourd’hui sur le GPS américain. Pour améliorer sa résilience et son autonomie, le ministère doit s’équiper de récepteurs permettant d’utiliser également le système européen Galileo.
- Pour la surveillance de l’espace, le système GRAVES (grand réseau adapté à la veille spatiale) détecte les satellites en orbite basse.
La politique française
Le spatial de défense français permet de remplir ses missions fondamentales, essentiellement avec des moyens patrimoniaux, mais également en s’appuyant sur des accords de coopération ou en utilisant des moyens civils. Pour garantir une autonomie dans le domaine spatial, comme dans les autres domaines, il faut avoir une industrie capable de répondre aux défis. La France a su se doter d’une filière spatiale complète, qui va du pas de tir de Kourou aux satellites, en passant par les lanceurs. Cette structuration industrielle s’appuie sur les maîtres d’œuvre (que sont ArianeGroup qui permet l’accès à l’espace, Airbus Defence and Space et Thales Alenia Space qui construisent les satellites et développent les services associés) et la chaîne de sous-traitants associés.
L’arsenalisation de l’espace
Les activités spatiales, qui avaient connu une forte croissance avec la conquête de la Lune ou la « guerre des étoiles », ont subi la baisse des financements militaires liée à la chute du mur de Berlin. Cette situation a fait de la place aux acteurs privés, d’abord aux États-Unis sous l’impulsion de la Nasa ; ces acteurs agissent dans une logique commerciale. Les développements technologiques ont conduit à une baisse des coûts de lancement, qui ont permis le développement des constellations en orbite basse. Les acteurs privés, avec leurs milliers de satellites, sont devenus des acteurs beaucoup plus importants que les acteurs militaires. Le développement de l’imagerie commerciale permet aux États d’accéder à des observations du champ de bataille sans avoir de satellites en propre. Les avantages opérationnels qui étaient réservés autrefois aux nations capables de payer le ticket d’entrée à l’espace sont aujourd’hui largement accessibles.
Une dépendance à l’espace
Les nouvelles capacités spatiales ont des conséquences sur les doctrines militaires. Le « brouillard de la guerre » se dissipe ! Avec l’observation satellitaire, associée à l’usage des drones, le champ de bataille peut désormais être considéré comme transparent. De même pour les communications : la multiplication des satellites en orbite basse, qui ont une fréquence de revisite très élevée, permet de distribuer très rapidement l’information et de réduire fortement le temps entre la détection et le déclenchement d’une frappe.
La précision apportée par les systèmes de navigation par satellite est largement utilisée dans les systèmes d’armes. Ces capacités ont rendu les armées dépendantes de l’espace pour leur action. Les opérations militaires terrestre, aérienne et navale s’appuient toutes sur des capacités spatiales. Quand il y a une telle dépendance, il y a forcément une fragilité et il serait vain de penser qu’aucun acteur ne va s’attaquer aux objets dans l’espace pour gagner un avantage sur ses adversaires.
Un nouvel espace, conflictuel
L’Espace est donc devenu un espace de conflictualité. Les armées ont besoin des satellites pour mener leurs opérations ; les satellites sont en conséquence devenus des cibles. L’agression peut se faire de manière directe (la Chine a montré sa capacité à détruire un satellite en orbite, tout comme les États-Unis ou l’Inde) ou indirecte (aveuglement depuis le sol, brouillage de la transmission des données ou interception des données). Les manœuvres hostiles se multiplient, favorisées par l’augmentation des capacités de manœuvre des satellites, comme la tentative d’espionnage en 2017 du satellite franco-italien Athena-Fidus par un satellite militaire russe Luch Olymp.
Des capacités renforcées
Devant cette évolution du domaine spatial, le ministère français des Armées a élaboré en 2019 une stratégie spatiale de défense. Cette stratégie a pour objectif de maintenir l’autonomie stratégique de la France, en renforçant les capacités militaires (observation, écoute, télécommunications, navigation), en étendant les capacités de surveillance de l’activité spatiale sur toutes les orbites et en développant une capacité de défense active pour protéger les satellites de toute agression. Parallèlement a été créé à Toulouse le Commandement de l’espace (CDE), rattaché à l’armée de l’air devenue armée de l’air et de l’espace, qui est à vocation interarmées. L’Otan a décidé en 2021 d’implanter à côté du CDE un centre d’excellence dédié à l’espace. Les Américains ont également créé en 2019 la sixième branche des forces armées, destinée à la conduite des opérations militaires dans l’espace, l’United States Space Force.
Un investissement notable
Pour se donner les moyens de cette ambition de maîtrise de l’accès à l’espace, après les efforts faits dans la loi de programmation militaire (LPM) 2019-2025, la LPM 2024-2030 prévoit 6,4 Md€ d’investissement pour le spatial. Cet investissement sera consacré au renouvellement des capacités militaires actuelles (remplacement des satellites CSO et CERES, remplacement du moyen de veille GRAVES…) et au développement de moyens d’action dans l’espace. Pour se défendre, il faut mettre en place des mesures passives et actives.
“La LPM 2024-2030 prévoit
6,4 Md€ d’investissement pour le spatial.”
Les mesures passives reposent sur la redondance des moyens et sur la lutte contre le brouillage. Les mesures actives doivent être prévues dans l’espace avec des satellites patrouilleurs, qui peuvent s’interposer en cas de rapprochement d’un autre satellite et qui doivent avoir des moyens de neutralisation. Une première capacité à cette fin est prévue avec, en orbite géostationnaire, le démonstrateur YODA constitué de deux nanosatellites, puis la constellation EGIDE, complétés par un démonstrateur en orbite basse TOUTATIS.

Préserver l’industrie
Pour garantir une autonomie dans le domaine spatial, comme dans les autres domaines, il faut avoir une industrie capable de répondre aux défis. Les entreprises historiques françaises ont vu leur équilibre fragilisé par la baisse du marché des satellites géostationnaires qui était leur point fort et la création des nombreuses start-up du NewSpace. Le ministère des Armées doit prendre en compte ce nouveau panorama en définissant un équilibre entre les capacités patrimoniales et l’acquisition de services commerciaux.
La dépendance de l’armée ukrainienne à Starlink a montré la faiblesse d’une approche passant exclusivement par une entreprise privée. La France doit préserver ses compétences industrielles tout en ne se privant pas des innovations qui sont apportées par l’agilité des start-up. Une profondeur complémentaire doit être apportée par des solutions européennes et par des partenariats avec d’autres États. Alors qu’il faudrait que l’Europe soit unie dans le contexte de tensions que nous vivons, il y a une multiplication de projets de mini-lanceurs comme de satellites, qui risquent de créer des concurrences internes nuisibles à la souveraineté européenne.
L’augmentation des tensions et le bouleversement des relations internationales n’épargnent pas le domaine de l’espace. La période actuelle est foisonnante, pleine de défis à relever et passionnante pour ses acteurs, que ce soit dans le domaine industriel, dans le domaine militaire, dans le domaine de l’armement ou dans le domaine des relations européennes ; notre capacité collective à les relever sera clé pour maîtriser les enjeux spatiaux et préserver nos intérêts.





